Robert Badinter ne s'est pas retrouvé par hasard l'un des artisans de la dépénalisation de l'homosexualité en France. L'avocat avait été marqué par un client que des "voyous" faisaient chanter, et l'homme de culture par le destin d'Oscar Wilde. Jusqu'à sa mort, son engagement était resté intact pour les droits LGBT+ dans le monde.
Quand il évoquait la manière dont la justice française a traité les homosexuels, Robert Badinter, mort vendredi et auquel un hommage national est rendu ce mercredi 14 février, citait André Gide : "La société sait bien s'y prendre quand elle veut supprimer un homme, et connaît des moyens plus subtils que la mort." À une époque où peu s'en souciaient, l'homme de droit était viscéralement attaché à la "liberté des corps" : "J'y tenais absolument, impérativement", martelait-il encore lors de notre entretien en décembre 2021 pour les 40 ans de la loi du 4 août 1982 qui mit fin à la pénalisation de l'homosexualité en France. Cette loi, aux côtés des député·es Raymond Forni et Gisèle Halimi, il l'a portée comme ministre de la Justice de François Mitterrand. L'infatigable avocat nous avait raconté d'où lui venait son engagement, toujours intact au soir de sa vie, pour les droits LGBT+.
Bien avant de devenir garde des Sceaux, c'est l'avocat Badinter qui a été confronté aux conséquences du "délit d'homosexualité" sur la vie des homos. "J’ai connu des hommes désespérés parce qu’ils étaient tombés dans les rets d'organisations qui les faisaient chanter, parce que l'homosexualité était flétrie, condamnée, notamment dans la bourgeoisie, et encore plus dans la bourgeoisie de province", retraçait-il, se souvenant en particulier d'un notable marié à une femme, "un homme de qualité que j'ai défendu et qui a été l'objet de ce chantage. Il ne supportait plus ça."
Crime et répression
“Ça”, c'était selon ses mots "tout un système greffé sur un délit soi-disant moral" : "Des voyous, organisés avec des proxénètes, qui attiraient ces messieurs à l'hôtel pour consommer et, arrivés sur place, les dépouillaient et leurs piquaient leurs papiers." Ce qui lui avait fait prendre conscience que "le délit d'homosexualité avait été récupéré par la délinquance, le proxénétisme et ces jeunes gens qui faisaient le tapin. Voyez comme le crime se greffe sur la répression !" s'emportait-il encore, 40 ans après.
Le pénaliste ne supportait pas l'idée que la justice puisse être un outil pour "persécuter des homosexuels". Et un exemple fameux, celui d'Oscar Wilde, était à ses yeux tout à fait représentatif du "gâchis de bonheur et de talent" provoqué par cette répression. Robert Badinter s'est intéressé de près au cas du poète irlandais, à telle enseigne que cent ans après son procès, il avait écrit une pièce de théâtre, C.3.3., jouée en 1995 et dont le titre fait référence à son numéro d'écrou dans une prison britannique. "J'ai ressenti profondément l'injustice dont Wilde avait été la victime, de la part d'une société sûre d'elle-même et intolérante", écrit-il en préambule de son texte.
Robert Badinter et Oscar Wilde
Oscar Wilde avait eu une liaison avec Lord Alfred Douglas. Le père de ce dernier, le marquis de Queensberry, ne supportant pas cette relation, lui adressa un billet : "À Oscar Wilde, posant au sodomite." Plutôt que de déchirer la carte, le dandy choisit de poursuivre le marquis en diffamation. "Le défi jeté par Queensberry à la face de Wilde était clair : que Wilde le poursuive et il prouverait à l'audience que Wilde était un homosexuel", relate Robert Badinter dans sa préface à C.3.3. Or, l'homosexualité était réprimée au Royaume-Uni dans la période victorienne, en vertu d'une loi de 1885. Le poète aurait pu s'enfuir en France, d'où il ne pouvait être extradé, mais il choisit de faire face à ses juges qui le condamnèrent le 25 mai 1895, au terme d'un procès particulièrement médiatisé, à deux ans de prison et de travaux forcés pour "outrage à la pudeur".
"Lorsque Wilde émergea de la nuit carcérale, deux ans plus tard, il était brisé. Fortune, réputation, il avait tout perdu. Il publiera encore un long poème, un cri de douleur et de révolte né dans la nuit de la prison, La Ballade de la geôle de Reading. Il gagnera la France, sous un nom d'emprunt, retrouvera Bosie [surnom de Lord Douglas], errera avec lui avant qu'ils se séparent à nouveau. Il ne peut plus écrire. Il est criblé de dettes et s'adonne plus que jamais à l'alcool et aux jeunes prostitués. Moins de trois ans après avoir quitté la prison, il meurt dans un petit hôtel de la rue des Beaux-Arts, à Paris. Un prêtre, quelques amis, son logeur, entassés dans trois fiacres, composent le cortège funèbre. Ainsi disparut celui qui se dénommait orgueilleusement le « Prince de la vie »", détaille Robert Badinter.
En 1981, alors qu'il défend à l'Assemblée nationale l'abolition du "délit d'homosexualité", le garde des Sceaux de François Mitterrand convoque le destin tragique du poète irlandais. "La justice anglaise s'est-elle trouvée grandie d'avoir détruit moralement et physiquement Oscar Wilde ? Et l'homosexualité chez les jeunes gens de l'aristocratie anglaise s'est-elle trouvée réduite par ses pratiques répressives ?" lance-t-il au perchoir. Évidemment, des questions rhétoriques.
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