Réalisateur gay et out dans le Hollywood des années 30, James Whale a marqué l’histoire du cinéma en posant les jalons de l’horreur camp avec des films comme La Fiancée de Frankenstein ou Une soirée étrange.
Rien ne prédestinait James Whale à atterrir à Hollywood. Né le 22 juillet 1889 dans une famille ouvrière en Angleterre, à Dudley, il arrête sa scolarité à l’âge de 13 ans pour subvenir aux besoins de sa famille. Prisonnier dans un camp allemand lors de la Première Guerre mondiale, il se découvre une passion pour le théâtre. Libéré à la fin de la guerre, James Whale retourne au pays et s’installe à Birmingham. Un temps dessinateur humoristique, il se dirige vers le théâtre, tantôt acteur, décorateur et metteur en scène.
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À 40 ans, il met en scène sa première pièce de théâtre, Journey's End. Centrée sur un officier anglais pendant la guerre, elle l'emmène jusqu’à Broadway, où la pièce triomphe en 1929. Son travail est remarqué à Hollywood, où le cinéma muet laisse sa place au parlant. Il signe un premier contrat avec la Paramount et travaille comme dialoguiste sur le film The Love Doctor (1929). C’est à cette époque que James Whale rencontre le producteur David Lewis, avec lequel il vivra une histoire d’amour sur plus de 20 ans.
Ses débuts dans l'horreur
En 1930, il réalise avec succès son premier film, l'adaptation de Journey's End (1930). Son deuxième, Waterloo Bridge (1931), suit la romance contrariée entre un soldat américain et une jeune chanteuse contrainte à la prostution, au cœur de la Grande Guerre. On sent déjà dans ce film l’empathie de James Whale envers les personnes marginales. Refusant de se laisser enfermer dans le film de guerre, le réalisateur se laisse tenter par l’horreur.
En 1931, il signe un contrat avec Universal, qui lui offre la possibilité de réaliser un film sur une de ses propriétés. James Whale choisit l’adaptation du roman de Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818). Inspiré par l'expressionnisme allemand et des réalisateurs comme Robert Wiene et Paul Wegener, le cinéaste en adopte les codes cinématographiques, à savoir le rejet d’une mise en scène réaliste et la préférence pour des performances hyper expressives, qui reflètent les conflits intérieurs des personnages. Whale admire en particulier Paul Leni, dont les films (La volonté du mort, L’homme qui rit) allient habilement horreur gothique et comédie. Ce mélange sera aussi sa marque de fabrique.
Avec Frankenstein, James Whale crée des séquences cinématographiques appelées à imprégner notre imaginaire collectif : le fameux “it’s alive !” et toute la scène de la création avec la foudre, la démarche et le look iconique du monstre interprété si justement par Boris Karloff, ou encore la foule de villageois en colère avec leurs torches (imagerie reprise dans La Belle et la Bête de Disney). Le film raconte l’histoire d’un être innocent, créé par un scientifique égocentrique, puis abandonné, avant d’être considéré comme un monstre aux yeux des villageois.
Le tour de force de Frankenstein réside dans son point de vue empathique. Cette figure de l’altérité nous est rendue sympathique : si la créature finit par commettre des crimes, c’est à force d’être violemment rejetée en raison de sa seule apparence. Le film a fait l’objet d’analyses queers dans les cultural studies anglo-saxonnes, le récit devenant une allégorie de l’homosexualité. Plusieurs thèmes résonnent avec les vécus LGBTQI+, comme l’abandon du parent ou le fait d’être diabolisé durant les années formatrices de l’enfance à l’adolescence (Frankenstein a la taille d’un homme monumental, mais le cerveau d’un enfant en construction). Le personnage du créateur, Victor Frankenstein, est lui-même codifié gay : ce scientifique, qui défie les "lois de Dieu", veut créer un homme parfait et délaisse sa fiancée la veille de leur mariage.
La maison de la queerness
Fort de ce succès public et critique, James Whale enchaîne avec La Maison de la mort (1932), un film qui réinvente le sous-genre horrifique de la maison hantée. On y suit la nuit compliquée d’une poignée de protagonistes réunis dans un vieux manoir rempli de personnes bizarres, alors que dehors la tempête fait rage. “Cette fois, Whale critique l’hétéronormativité et les restrictions qu’elle impose aux membres de la société. Il met en valeur la queerness des personnages à travers leur non-conformité aux frontières rigides de la société”, écrit le critique américain Ian Crowley.
Plusieurs personnages du film sont codifiés queers. Rebecca (Eva Moore), la sœur acariâtre de Horace Femm, entraîne la belle ingénue de l’histoire, Margaret (Gloria Stuart, que l’on retrouvera en Rose âgée dans Titanic !) dans une chambre où cette dernière se change sous ses yeux. Rebecca tient un discours flippant sur le péché, tout en s’approchant de Margaret en finissant par la toucher. On peut alors y lire un désir lesbien refoulé.
Les personnages de Horace Femm et Sir William Porterhouse, incarnés par les acteurs bisexuels Charles Laughton et Ernest Thesiger, sont codifiés gays. Lors de la scène du dîner, un personnage dit à propos de celui incarné par Laughton : “he likes people to think he’s ever so gay” (“il aime que les gens pensent qu’il est très gay“). À lépoque, l'usage du terme "gay" est encore flottant, et James Whale peut encore se permettre ce genre de clin d'œil : La Maison de la mort précède le fameux Code Hays, une autocnsure de l’industrie hollywoodienne appliquée de 1934 à 1966.
Le film a inspiré le très queer et très culte The Rocky Horror Picture Show (1975), dont l’histoire est un savant mélange entre La maison de la mort et Frankenstein. Perdu durant de longues années, La Maison de la mort fut ressuscité grâce à Curtis Harrington, qui en retrouve une copie en 1968. Ce cinéaste, considéré comme un précurseur du new queer cinema, vouait une passion à l’oeuvre de James Whale. Une filiation entre réalisateurs LGBTQI+ se dessine.
En 1933, James Whale réalise un autre classique en puissance, L’homme invisible (1933), adapté du roman de H.G. Wells. Pour Thomas E. Walters, auteur d’un essai sur le film, cette adaptation dépeint le personnage de Jack Griffin (Claude Rains) comme une “victime des circonstances”. “Son incapacité à s'exprimer pleinement envers le monde extérieur tout en étant invisible reflète les peurs et les frustrations liées à l'expression de l'homosexualité dans l'Amérique des années 1930, un contexte où la suppression systémique et la persécution des voix homosexuelles étaient une triste réalité.”
La Fiancée de Frankenstein, un sommet camp
James Whale a réalisé une vingtaine de films au cours de sa carrière à Hollywood. Seulement quatre appartiennent au genre de l’horreur, mais ils ont acquis le statut de chef-d’œuvre, comme La fiancée de Frankenstein (1935), la suite à son plus grand succès, qui est considérée comme le pinacle de l’esthétique camp au cinéma
Le personnage d’Elsa, la “fiancée” créée pour Frankenstein, respire le camp de par son style (cette énorme perruque de drag queen), ses expressions faciales et ses cris caricaturaux. À peine née, elle repousse violemment Frankenstein et, par là même, cette tentative de répliquer l’hétéronormativité. De son côté, le Docteur Pretorius est codifié gay. La scène où il joue avec les êtres humains miniatures qu’il a créés et qui se croient issus de la royauté est l'une des plus loufoques et camp du film.
En réalité, la créature ne cherche pas une femme, mais des amis (une famille choisie ?). Au cours du récit, il tombe sur un ermite aveugle, avec lequel il se lie d’amitié, avant que des villageois violents ne le chassent. Un autre style de personnage codifié queer apparaît régulièrement dans les films de James Whale : l’aristocrate élégant et spirituel, à la silhouette peu virile, comme Mr. Penderel dans La Maison de la mort, Victor Moritz dans Frankenstein ou Dr. Kemp dans L’Homme invisible. Autant de protagonistes évoquant James Whale lui-même.
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Clap de fin
La Fiancée de Frankenstein reste le film le plus acclamé de James Whale, qui finit par se retirer de l'industrie hollywoodienne en 1942. Son homosexualité a-t-elle été un frein à sa carrière ? Selon certans, il était surnommé “la queen de Hollywood”, mais selon son ami de longue date, Curtis Harrington, personne n’en faisait grand cas. Pourtant, le fait que James Whale n'ait été célébré que pour ses films d’horreur, un genre peu pris au sérieux tout au long de l’histoire du cinéma, donne tout de même à réfléchir.
Les années suivantes, James Whale revint à ses premières amours : le théâtre et la peinture. Le succès de son dernier engagement professionnel, la pièce “Pagan in the Parlour” l’emmène en France, où il entame une liaison avec un jeune homme, Pierre Foegel, qui s'instale avec lui à Los Angeles en 1953. Par la suite, sa santé décline : il subit deux accidents cérébraux en peu de temps et devient de plus en plus dépendant de son entourage. En 1957, il est retrouvé noyé dans sa piscine, à l'âge de 67 ans. Pendant plusieurs décennies, l’on croit à un accident, mais David Lewis, qui fut son compagnon durant 22 ans, finit par rendre publique une lettre d’adieu du cinéaste, qu’il avait cachée. Leurs cendres furent réunies à sa mort, en 1987.
La vie de James Whale a fait l'objet d'un excellent biopic, oscarisé, Ni Dieux ni Démons (1998), réalisé par Bill Condon, lui-même gay, tout comme son interprète principal, le captivant Ian McKellen. Le film propose une savoureuse reconstitution du tournage de La Fiancée de Frankenstein. Toutefois, il imagine les parts d’ombre du réalisateur et lui prête un comportement de prédateur, dont on ne saura jamais le degré de véracité.
James Whale aurait-il approuvé les théories queers dont ses films ont fait l'objet ? Impossible de le dire, mais une chose est sûre : son identité d’homme gay a nourri son imaginaire d’artiste et infusé son œuvre de bien des manières. Son audace stylistique, sa prédilection pour les outsiders, son sens de la dérision et du camp sont des sources d’inspiration intemporelles pour les cinéastes LGBT.
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