HalloweenNos sorcières bien-aimées, des bûchers à la pop culture

Par Marion Olité le 25/10/2024
Willow et Tara, sorcières lesbiennes iconiques de la série "Buffy"

Tremblez, tremblez, les sorcières sont de retour !” dit un slogan italien célèbre. Alors que la "Spooky Season" bat son plein, on décortique la figure de la sorcière, égérie de la quatrième vague féministe et particulièrement chérie par les femmes queers.

Elle est Circé dans L’Odyssée, Erichtho dans La Pharsale, ou Pamphile dans Les Métamorphoses. Présence surnaturelle, puissante et inquiétante, elle peut parler avec les morts, transformer les hommes en pierre ou en cochon, et se mesurer aux déesses de l’antiquité grecque. Mais la sorcière magicienne de ces récits antiques n’est pas encore tout à fait celle que l’on connaît.

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L’archétype de la sorcière, qui a traversé les siècles sur son balais, trouve son origine dans la sombre période de l’Inquisition, au XIIe siècle, un tribunal d'exception chargé de combattre l’hérésie. Les peines vont alors d’une simple prière de repentance à la mort. Opposants politiques ou religieux, mais aussi homosexuels (appelés “sodomites”) se retrouvent sur le banc des accusés, en compagnie de "sorcières".

En 1326, la bulle pontificale du pape Jean XXII légitime les procès en sorcellerie, qui s'étendent sur une période de quatre siècles, de la fin du Moyen-Âge à la période de la Renaissance. Une littérature inquisitoriale de plus de 2.000 ouvrages vient nourrir cette répression, dont le tristement célèbre Malleus Maleficarum. Réédité plus de trente fois entre 1487 et 1669, il s'agit d'un mode d'emploi permettant de détecter les sorcières parmi la population. Ses auteurs, Henri Institoris et Jacques Sprenger, postulent que la sorcellerie est une affaire de femmes, en raison de leur prétendu appétit sexuel vorace, de leur faiblesse mentale ou encore de leur tendance à la manipulation. Jugées plus sensibles à l’appel de Satan, les femmes (environ 85% des condamné·es) vivant seules, considérées comme âgées et pauvres sont les premières visées.

Le chantage et la torture sont fréquemment utilisés pour faire avouer les accusées. Dans son essai, Sorcières, la puissance invaincue des femmes (2018), Mona Chollet détaille les mille et une tortures physiques et sexuelles imaginées par les inquisiteurs pour obtenir des confessions. Il faut avoir le cœur bien accroché. L’une des méthodes préconisées résume la cruauté et l'inéluctabilité du sort de ces femmes : l’accusée était jetée dans l’eau, pieds et poings liés. Si elle flottait, elle était une sorcière (car une sorcière est censée être plus légère que de l’eau), repêchée et brûlée vive. Si elle se noyait, elle prouvait son innocence, mais n’en était pas moins morte.

De Michelet à Disney

Il faut attendre deux siècles après la fin des chasses aux sorcières (fin du XVIIe siècle) pour que les historiens s’intéressent à ce massacre genré. Dans La sorcière (1862), Jules Michelet avance un chiffre d’un million de victimes, contesté depuis (les historiens contemporains naviguent entre 50.000 et 100.000 victimes, ce qui n'est pas rien au vu de la démographie de l’époque). Son essai marque le début d’une longue réhabilitation, notamment par différents mouvements féministes. Dès 1893, l’Américaine Matilda Joslyn Gage, militante pour le droit de vote des femmes et l’abolition de l’esclavage, écrit dans Femme, Église, État (1893) : "Quand, au lieu de «sorcières», on choisit de lire «femmes», on gagne une meilleure compréhension des cruautés infligées par l’Église à cette portion de l’humanité." Ironie de l'histoire, Matilda Joslyn Gage a inspiré le personnage de Glinda, la bonne sorcière dans Le Magicien d’Oz, classique écrit en 1900 par Lyman Frank Baum, dont elle était la belle-mère.

Mais c'est surtout l’archétype de la sorcière maléfique qui s’ancre durablement dans l’imaginaire collectif avec des contes de fée comme Blanche-Neige et les sept nains (1812), La Petite Sirène (1837) ou encore Hansel et Gretel (1812). Au XXe siècle, ces personnages participent au succès de Disney dont les classiques, adaptés de contes, contiennent très souvent une sorcière, à laquelle tout une imagerie est accolée : messes noires, sabbat (assemblée nocturne de sorcières), pouvoirs magiques, utilisation du balais pour voler, volonté de rester jeune à tout prix, sexualité exaltée. Avec, toujours, une puissance féminine qui attire et fascine. Notons également que ces représentations, à l’image d’Ursula dans le dessin animé La Petite Sirène (1989), s’avèrent souvent codifiés queers, comme l’analyse Célia Sauvage dans son passionnant essai, “Décoder Disney-Pixar” (Les Daronnes, 2023). "Je pense que les sorcières entretiennent un lien tacite et magique avec les personnes queers. Même si elles sont les méchantes de l’histoire, elles représentent tout ce que nous rêvons d’être", résume Matt Baume sur sa chaîne YouTube.

Sorcellerie et féminisme

Aux États-Unis, la deuxième vague féministe des années 70 correspond à une véritable réappropriation la figure de la sorcière, autant dans son historicité – avec la volonté d’analyser ce féminicide de masse – que dans son imagerie et ses pratiques. Le profil des victimes est scruté avec davantage d’acuité : il s’agissait parfois d’avorteuses à une époque où les hommes dessinaient les contours de la médecine moderne et se débarrassaient opportunément des sages-femmes et de leurs savoirs ancestraux en matière de santé féminine. On établit des parallèles entre massacre des femmes et domination de la nature, ce qui mène à la naissance de l’écoféminisme. “En s’emparant de l’histoire des femmes accusées de sorcellerie, les féministes occidentales ont à la fois perpétué leur subversion – qu’elle ait été délibérée ou pas – et revendiqué, par défi, la puissance terrifiante que leur prêtaient les juges”, analyse Mona Chollet dans son essai.

En 1968, le collectif de féministes radicales W.I.T.C.H. (“Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell”) défile le jour de Halloween devant Wall Street. Vêtues de capes noires, ses membres dansent la sarabande et jettent des sorts sur le capitalisme. La légende dit que le lendemain, le cours de la Bourse chuta de 5 points ! Être une sorcière féministe, c’est utiliser avec humour les codes de cette figure puissante pour faire passer des messages militants.

Pour certaines féminites, cette pratique relève d’une identité véritable et d’un rapport profond à la nature. Sorcière écoféministe et bisexuelle, la militante anticapitaliste Starhawk est une icône de cette jonction entre sorcellerie et activisme politique. Adepte de la religion néopaïenne Wicca (qui a son Livre des ombres, repris dans la série Charmed), elle publie en 1979 The Spiral Dance, où les pratiques militantes en côtoient d'autres, plus sensibles, dans un but d'émancipation. Établie à San Francisco, elle devient la figure du mouvement “Reclaiming” des sorcières. Il fonctionne sur le modèle des luttes autochtones, qui se battent pour reprendre possession de leurs terres. Parmi ses actions les plus célèbres, Starhawk participe en 1981 au blocus du chantier de construction de la centrale nucléaire de Diablo Canyon, sur la côte californienne. Elle y pratique des cérémonies rituelles. En 1982, elle théorise et politise sa pratique de la magie dans son essai majeur, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique.

"Nous sommes les petites-filles des sorcières que vous n'avez pas réussi à brûler"

En Europe, la sauce prend différemment. Pas de chaudron mais des slogans. Tandis que Les Italiennes scandent “Tremblez, tremblez, les sorcières sont revenues !” (“Tremate, tremate, le streghe son tornate !”) naît un autre slogan féministe fort : "Nous sommes les petites-filles des sorcières que vous n'avez pas réussi à brûler". En France, Anne Sylvestre entonne la bouleversante “Une sorcière comme les autres” (1975) et Xavière Gauthier fonde la revue “Sorcière”, qui paraît de 1976 à 1981 et voit passer de grandes plumes telles que Marguerite Duras ou Nancy Huston. Si l’imagerie de la sorcière tient désormais une place dans le cœur des féministes françaises, elle est à dissocier de la pratique de la sorcellerie, perçue avec méfiance, voire mépris. Dans le pays des Lumières et de la laïcité, on n’est pas prêt à réconcilier intellectualité et spiritualité. Cinquante ans plus tard, une nouvelle génération de militantes féministes, biberonnée à Charmed et Buffy, le sera.

Les sorcières queers contemporaines sortent du placard

La pensée de Starhawk nous parvient traduite en France une première fois dans les années 2000. Mais c’est au moment de #MeToo qu’on la redécouvre grâce à la collection “Sorcières” de la maison d’édition Cambourakis. Cette quatrième vague féministe est axée sur la réappropriation de leurs corps par les femmes, sur l’inclusivité et les combats des minorités, notamment de genre et sexuelles.

"La sorcellerie est un militantisme. Le militantisme est une sorcellerie."

Créée en 2017 sur le modèle de W.I.T.C.H., le Witch Bloc Paris effectue lui aussi des rituels contre le capitalisme. Ce collectif féministe anonyme, en non-mixité de femmes et personnes queers, milite aussi aux côtés de travailleuses du sexe et pour les droits des personnes LGBTQ+. D’autres antennes voient le jour à Toulouse, Nancy, Strasbourg et à Rennes. Dans le podcast La Poudre, l’une de ses membres analyse les liens entre sorcellerie et militantisme : “Une manifestation, c’est quoi, à part un rituel ? C’est une manière de se retrouver et de dire ensemble, «on n’est pas d’accord». Pour moi, il y a quelque chose de très proche avec le militantisme, que ce soit dans l’affirmation de ce en quoi on croit, dans l’application des principes que l’on veut mettre dans le monde ou à l’intérieur de notre groupe. La sorcellerie est un militantisme. Le militantisme est une sorcellerie.”

En 2017, la militante féministe Taous Merakchi lance la première newsletter française sur les sorcières, “Witch, please”, avant de publier un essai éponyme en 2019. Elle s’intéresse aussi aux menstruations et publie Le Grand mystère des règles, Pour en finir avec un tabou vieux comme le monde. Mais les sorcières n’ont jamais formé un groupe homogène. “Il y a autant de sorcières que de personnes qui se disent sorcières”, explique Céline Du Chéné. En 2018, la psychologue Camille Sfez publie “La puissance du féminin, libre, sereine et sacrée” (Leduc), qui donne naissance en France à toute la mouvance d’un féminin sacré dépolitisé, dont les dérives essentialisantes sont pointées du doigts.

Les années MeToo

Durant les années MeToo, la figure de la sorcière devient particulièrement populaire auprès des femmes lesbiennes, bisexuelles et trans. Si les hommes gays l’apprécient pour sa représentation, les femmes queers s’y connectent quant à elles intensément. Dans le documentaire La Poudre, la journaliste Arièle Bonte, autrice de la newsletter “Spell it out”, fait le pont entre les identités LGBTQ+ et le fait de s’identifier comme sorcière. “Sur YouTube ou sur les forums, beaucoup de personnes parlent de ‘coming out de sorcière’, ce qui crée un débat au sein de la communauté LGBTQ+. [...] Le fait de dire «je suis sorcière», un peu comme un coming out, est une prise de pouvoir intéressante, c’est une affirmation de soi.”

Les militantes féministes et LGBTQ+ volent ces dernières années sur les balais de leurs aînées des années 70, en utilisant les moyens modernes des réseaux sociaux. Elles sont illustratrices comme Liberal Jane, créatrices de contenu et éditrices comme Je suis une sorcière ou Isabelle Cambourakis, écrivaines comme Chloé Delaume (Les Sorcières de la république, 2016), ou encore chanteuses comme Flèche Love et Melissa Laveaux. Cette dernière, musicienne lesbienne de culture haïtienne, a grandi dans la religion catholique. Elle découvre le vaudou en travaillant sur son deuxième album, Radio Sewel. “C’est l’une des seules religions où l’homosexualité, la transidentité sont considérées comme sacrées, et où les personnes queers sont des divinités. [...] La vaudou m’a réconcilié avec la culture haïtienne”, explique-t-elle.

Artiste queer pluridisciplinaire, Camille Ducellier travaille sur l’imagerie des sorcières depuis le début des années 2010. Dans le sillage de Starhawk, elle cherche à réconcilier sa spiritualité avec son activisme politique. Elle publie dès 2011 “Le Guide pratique du féminisme divinatoire” (réédité depuis), réalise les documentaires Sorcières, mes sœurs (2010), Sorcière queer (2016) et plus récemment Sorcière Lisa (2021). Dans cette web-série pour France TV Slash, elle dresse le portrait de Lisa Granado, une jeune femme qui navigue entre les mondes du strip-tease, de l’ésotérisme et des féministes queers, tout en étant constamment confrontée aux préjugés liés à son hyper féminité. Une personnalité hors norme qui n’est pas sans rappeler la pratique du drag.

"La magie est l'arme des opprimés"

Pour relier ces notions aux cultures sorcières, les militantes Xtrem Fems veulent revaloriser des valeurs dévalorisées. Pour moi, il faut arrêter de marginaliser les féminités, les réhonorer en les sortant de leur contexte essentialiste et biologisant. Aujourd’hui, ces valeurs sont renouvelées par des personnes comme Lisa et toustes les Fems”, explique Camille Ducellier. C’est peut-être Lisa qui synthétise le mieux ce retour en grâce de la figure de la sorcière chez les féministes queers : “Comme millennial, je suis forcément attirée par ces formes spirituelles. On ne peut nier ni leur résurgence ni la réappropriation qu’en font les cultures LGBTQIA+. L’occulte et la sorcellerie sont communs à notre génération, ça nous rassemble.”

Crédits photos : Diyah Pera/Netflix

Ces dernières années, la pop culture s’est fait le reflet de notre obsession pour les sorcières. Ryan Murphy a mis en scène un coven (cercle de sorcières) mémorable et sacrément dysfonctionnel dans la saison 3 d’American Horror Story (2013). Le reboot de Charmed (2018-2022), Les Nouvelles Aventures de Sabrina (2018-2020), le reboot de The Craft (2020) et la récente et merveilleuse série Agatha All Along (2024) proposent toutes des personnages de sorcières lesbiennes, bisexuelles ou trans. L’industrie musicale n’est pas en reste. Dès 2017, Lana Del Rey se joignait à un groupe de sorcières pour maudire Trump, avant de reprendre le standard de Donovan, “The Season of the Witch”. En septembre dernier, Chappell Roan, nouvelle icône de la pop lesbienne, livrait une performance enflammée aux VMA, vêtue d’une armure en référence à Jeanne d’Arc (ou à la sorcière lesbienne Willow pour les fans de Buffy !), cheffe guerrière à la sexualité floue qui se travestissait en homme et a fini brûlée vive comme sorcière.

La magie est l’arme des opprimés. La sorcière surgit au crépuscule, alors que tout semble perdu. Elle est celle qui parvient à trouver des réserves d’espoir au cœur du désespoir”, écrit Mona Chollet. Il semblerait bien qu’on en ait plus que jamais besoin de sorcières dans nos vies.

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Crédit photo : Allociné