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reportageAu Sénégal sur les traces de Cheikh Fall, traqué jusque dans la tombe par homophobie

Par Célia Cuordifede le 22/03/2024
L'entrée du cimetière Léona Niassène, à Kaolack, au Sénégal

[Reportage à lire dans le magazine têtu· du printemps] Fin octobre 2023 dans l'Ouest du Sénégal, une foule a exhumé le corps d'un homme, Cheikh Fall, puis l'a brûlé sur la place publique au motif qu'il aurait été homosexuel. Depuis, ses proches fuient les menaces de mort.

À Kaolack, sur les rives du fleuve Saloum, le nom de Cheikh Fall est presque frappé d’interdit. Il résonne comme celui d’un démon, pas d’un humain. “De toute façon, personne ne le connaissait, personne ne le fréquentait”, souffle-t-on dans cette ville de l’ouest du Sénégal, en Afrique de l'Ouest, à trois heures de route au sud de Dakar. “Moi-même je ne l’ai jamais vu, assure Babacar, un jeune électricien qui s’improvise notre traducteur. Ici les gens ne parlent pas de ça car ils ont peur d’être associés à lui. Même si quelqu’un l’a connu, il ne va pas le dire.” Son existence est niée, son souvenir supprimé, et un trait a été tiré sous l’effet d’une haine viscérale. L’évoquer, c’est prendre le risque de voir les mines se décomposer et le dialogue se fermer. Des froncements de sourcils, des sourires gênés, des “non” à répétition, parfois des insultes jaillissent entre deux claquements de portes. “Moi aussi, j’ai peur d’en parler. Les gens vont dire que je suis un «collabo». C’est un truc de Blancs de parler de ça, ça vient de l’Occident”, poursuit Babacar sous le regard mi-inquiet mi-réprobateur de son père, Bassirou, qui l’accompagne.

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“Ça”, c’est l’histoire de Cheikh Fall, un jeune homme de 31 ans mort le 27 octobre 2023, “d’une raison inconnue”, selon sa famille. Moins de 24 heures après son inhumation dans le cimetière Léona Niassène, sa dépouille a été déterrée de nuit avant d’être traînée puis brûlée sur la place publique. La scène, insoutenable, a été filmée, puis diffusée sur les réseaux sociaux. Dans la pénombre, la foule animée – entre 150 et 200 personnes – s’agite autour du cadavre embrasé et le traite de “goor-jigeen” (“femme-homme”, l’insulte homophobe wolof). À Kaolack, deuxième ville économique du pays, l’acte de barbarie est assumé, revendiqué : “Dans l’islam on n’enterre pas les homosexuels dans nos cimetières”, tente d’expliquer Babacar, sans toutefois légitimer cet acte qu’il qualifie de “violent” et “inhumain”.

Une homophobie légale et religieuse

Au Sénégal, à majorité musulmane (90%) et très pratiquante, l’homosexualité reste communément considérée comme une “déviance”. Ce préjugé est validé par la loi sénégalaise, qui rend passible les actes “contre nature avec un individu de son sexe” d’une peine d’un à cinq ans de prison. Dans le discours politique, y compris dans la bouche du président de la République, Macky Sall (qui a récemment tenté de reporter en décembre l'élection présidentielle, laquelle se déroule finalement ce dimanche 24 mars), l’homosexualité est considérée comme allant à l’encontre de la culture nationale, un instrument de l’Occident pour imposer ses valeurs. Ce conservatisme ne cesse de se renforcer : chaque année, des manifestations à Dakar réclament un durcissement de la loi à l’égard des personnes LGBTQI+.

Malgré cela, le calife Serigne Tidiane Khalifa Niasse, le plus haut responsable local de l’influente confrérie religieuse des Tidianes, par ailleurs responsable du cimetière Léona Niassène, a dénoncé les faits survenus à Kaolack dans un communiqué : “Je tiens à exprimer notre profonde indignation et notre condamnation catégorique de l’acte répréhensible qui a été commis à l’encontre d’un individu, dont nous n’avons aucune responsabilité sur sa vie privée. Cet acte ne peut en aucun cas être justifié ni toléré. (…) Il ne nous incombe en aucun cas de décider qui doit être inhumé ou non dans les cimetières. (…) Notre foi est basée sur les enseignements de l’islam, qui promeut la paix, la tolérance, la compassion et le respect des droits individuels. Nous condamnons toute interprétation déviante de notre religion qui justifierait de tels actes.”

Le calvaire pot-mortem de Cheikh Fall

Pour Cheikh Fall, mais aussi pour sa famille et ses amis, cette nuit d’horreur n’est que l’épilogue d’un quotidien gangréné par la persécution, le rejet et la peur. “Nous avons d’abord essayé de l’enterrer dans la ville sainte de Touba, mais ils ont refusé”, confie sa sœur, Amy. Le corbillard avait déjà parcouru avec son cadavre les 110 km qui séparent Kaolack de Touba, mais il n’a pas pu y entrer : la réputation d’homosexuel de Cheikh Fall l’avait précédé, et les chefs religieux ont retiré le permis d’inhumer. “Nous avons ensuite cherché à l’enterrer chez lui, dans son jardin, reprend Amy Fall. C’était son souhait premier : il savait que son enterrement ne serait pas une tâche facile.” Mais les voisins ont protesté, refusant qu’un présumé homosexuel soit enterré près de chez eux, et le chef du quartier a refusé catégoriquement.

Après toutes ces tentatives, la famille finit par obtenir l’autorisation pour que la dépouille de Cheikh Fall repose au cimetière Léona Niassène. “C’était trop dangereux de faire une cérémonie, on l’a fait inhumer en catimini. On n’a même pas pu assister à la mise en terre”, raconte Amy. Aux côtés de la jeune femme se trouve Diarra, sa mère, qui tenait à être présente, même si elle est restée silencieuse pendant presque tout l’entretien. “Je n’ai pas de mots assez forts, ni assez précis pour m’exprimer, je n’en ai plus la force”, finit-elle par expliquer les yeux usés par les pleurs, quotidiens, avant de replonger en elle-même. “Nous sommes dans l’incompréhension, complète Amy, au bord des larmes. Mon frère, Cheikh Fall, était un être humain, comment est-ce possible de traiter son cadavre ainsi ? C’est inhumain.”

“Les gens n’arrêtaient pas de nous répéter que mon frère était une pute et qu’il méritait son sort.”

Quelques jours après la nuit funeste, Amy et Diarra ont fui Kaolack. Comme des fugitives, elles se sont dérobées devant les menaces de mort et les insultes devenues quotidiennes. Elles ont abandonné leur maison, celle que Cheikh avait fait construire pour mettre les siens à l’abri : “Les gens n’arrêtaient pas de nous répéter que mon frère était une pute et qu’il méritait son sort. Ils venaient devant la maison nous jeter des objets…” Elles sont désormais hébergées dans un lieu tenu secret, loin. Parties dans la précipitation, elles n’ont quasiment rien emmené avec elles. Pour seul souvenir de son fils, Diarra Fall brandit une vieille photo plastifiée, datant de son adolescence.

Les menaces faisaient déjà partie du quotidien de Cheikh Fall lorsqu’il était en vie. “Les gens se moquaient tout le temps de lui et ça pouvait aller jusqu’aux menaces verbales et à l’intimidation physique”, décrit Amy. “Ça n’arrêtait pas, ajoute Zeina, la meilleure amie de Cheikh, lesbienne, contactée par téléphone pour des raisons de sécurité. Mais il était moralement solide, il résistait, ça ne l’atteignait pas. Je l’admirais pour ça.”

La communauté LGBT sur ses gardes

Cheikh Fall laisse à ses proches le souvenir d’un jeune homme travailleur et bienveillant, malgré la haine qu’il recevait. Après la mort de son père, c’est lui qui avait soutenu financièrement sa mère et ses frères et sœurs en vendant des produits cosmétiques de dépigmentation de la peau, en vogue au Sénégal. D’ailleurs, il en faisait lui-même usage et les dernières photos de lui montrent un jeune homme au teint éclairci. “C’était un businessman très impliqué dans la vie de la commune, ajoute Zeina, qui vivait avec lui dans sa maison du quartier de Ndangane. Il était même membre de deux tontines [des systèmes d’épargne collective très pratiqués en Afrique, ndlr]. C’est comme ça qu’il avait réussi à acheter des terrains pour faire construire sa maison et celle de sa famille.”

Cheikh Fall était aussi actif auprès de l’Union des jeunes engagés pour notre communauté (UJEC), une association LGBTQI+ basée à Kaolack qui lutte contre la montée de l’islamisme. Selon Jules (le prénom a été modifié), un de ses membres, désormais exilé en France, Cheikh Fall “exerçait des missions de sensibilisation pour l’association. C’était une personne ressource, car il connaissait beaucoup de monde.” Depuis le drame, la communauté est extrêmement vigilante, à Kaolack mais aussi dans le reste du pays. Comme Amy et Diarra Fall, Zeina a fui la ville sous les menaces. Le soir où la dépouille de Cheikh a été brûlée, une petite foule compacte s’est dirigée vers leur domicile. “Des dizaines de personnes se sont rassemblées pour détruire et brûler la maison”, détaille Babacar. Deux mois après les faits, les entrées de la bâtisse sont cadenassées, mais le jour dans les rabats du portail laisse entrevoir du noir de fumée, des matériaux consumés et calcinés.

“Ils m’ont dit «on a brûlé Cheikh Fall, on va te faire la même chose».”

À son tour menacée de mort, Zeina change désormais de logement tous les trois ou quatre jours. Peu de temps avant notre échange, elle a été menacée de subir le même sort que son ami : “Ils m’ont dit «on a brûlé Cheikh Fall, on va te faire la même chose».” Même à Dakar, elle est en insécurité. “Je suis dépassée par la situation, je ne peux rester nulle part, comme si j’avais commis un crime, raconte-t-elle. Je ne sors plus. J’ai l’impression d’être en prison. Aujourd’hui, j’essaye de trouver le moyen de quitter le pays.”

“Depuis cette nuit-là, les personnes homosexuelles vivent un calvaire ici. Il n’y a pas de mot pour décrire notre peur au ventre de sortir de chez nous”, confirme sous le couvert de l’anonymat Alassane (le prénom a été modifié), responsable d’un refuge pour personnes LGBTQI+ à Kaolack. Après l’exhumation de Cheikh Fall, ce refuge a d’ailleurs dû être déménagé en urgence : “Le propriétaire des lieux a eu des doutes sur notre activité et nous a virés.” Si Alassane et d’autres activistes relèvent une poussée de violences LGBTphobes au Sénégal, celles-ci existent depuis longtemps. En 2008 et 2009, au moins deux cas d’exhumation d’une personne présentée comme homosexuelle ont été documentés, dans le centre et l’ouest du pays. Le romancier sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, prix Goncourt 2021, avait décrit ce phénomène dans son roman De purs hommes, sorti en 2018. “Aujourd’hui, on ne se demande pas si ça va recommencer, mais quand”, se désole Alassane. Et alors que les proches de Cheikh Fall sont en cavale face à la haine, plusieurs des hommes arrêtés après l’exhumation de son corps ont été relâchés par la justice.

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Illustration : l'entrée du cimetière Léona Niassène, à Kaolack, au Sénégal. Crédit : Célia Cuordifede pour têtu·.

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