cinéma"Jeanne Dielman", le chef-d'œuvre de Chantal Akerman sur le deuil de soi

Par Morgan Crochet le 03/01/2025
"Jeanne Dielman" de Chantal Akerman

Présenté à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 1975, Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles est le deuxième et plus célèbre film de la cinéaste Chantal Akerman. 

La revue britannique du British Film Institute, Sight and Sound, l’a désigné comme meilleur film de tous les temps. Deuxième long-métrage de la réalisatrice belge Chantal Akerman (1950-2015), Jeanne Dielman a tout d’abord été présenté à la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes, en 1975, avant de parcourir le monde, érigé en brûlot féministe militant et précurseur. "Je suis féministe : je ne veux pas que les femmes s’enferment dans leurs difficultés. J’ai fait un film féministe, peut-être un des premiers, simplement en montrant ce qu’est la vie des femmes", déclarait à l'époque la cinéaste dans la revue, elle aussi féministe, Les Cahiers du Grif

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Interprétée par l’actrice Delphine Seyrig, Jeanne Dielman est une mère célibataire dont les tâches ménagères rythment le quotidien. Économe en dialogue, le film donne toute son importance au bruitage, qui rappelle les sons bien connus par certains d’une maisonnée où l'on s’active, allume la gazière après avoir préparé le repas, pané deux tranches de veau ou encore épluché des pommes de terre… Des gestes et activités répétitives effectuées par le personnage de façon précise, mécanique – jusque dans sa manière de consoler le nouveau-né qu’elle garde quelques heures par jour –, qui évoque le travail à l'usine et l'aliénation ouvrière. En cela, Jeanne Dielman porte en lui une critique absolument limpide de la condition féminine d'alors, et notamment de celle des femmes au foyer.

Soixante-douze heures de la vie d'une femme

Le choix de l'actrice et féministe Delphine Seyrig – membre des Insoumuses, un collectif de femmes vidéastes, elle réalise un documentaire en 1974 intitulé Sois belle et tais-toi –, éthérée et magnétique dans L’Année dernière à Marienbad (1961) d’Alain Resnais et India Song (1975) de Marguerite Duras, pour interpréter ce personnage désincarné fait sens, bien qu’elle délaisse ici les rôles de bourgeoises évanescentes pour celui d'une femme modeste ayant recours à la prostitution. À ce sujet, un parallèle s'impose avec Deux ou trois choses que je sais d'elle (1967) de Jean-Luc Godard – elle déclarera en 1991 dans la série Le Bon Plaisir de Jean Daive : “J’ai rencontré le cinéma en voyant Pierrot le fou quand j’avais 15 ans” –, où une mère de famille interprétée par Marina Vlady se prostitue elle aussi pour subvenir à ses besoins, le film se déroulant sur 24 h quand Jeanne Dielman s’étend sur trois jours consécutifs.

Les plans, longs, larges et toujours fixes dans lesquels le personnage effectue ses tâches avec application témoignent de l’enfermement dans lequel il se trouve, incapable d’exister en dehors du cadre – il en sort rarement et pour y revenir inexorablement – et de ses lois. D'ailleurs, ce qui pouvait de prime abord passer pour le quotidien ennuyeux, mais néanmoins banal d’une femme au foyer des années 70 s’affairant dans un intérieur tenu d'une main de maître se meut peu à peu en réalité cauchemardesque, Jeanne apparaissant comme une Sisyphe monocorde, esclave de l'environnement qu'elle fait mine de gouverner.

"En fait, quand elle fait sa viande, elle en jouit."

Mais lors de la troisième journée, la machine, insensiblement, se grippe. La manière qu’a Jeanne Dielman de cirer les chaussures de son fils témoigne d’une certaine impatience, tandis qu'elle échoue ensuite à faire du café, tente sans succès d’acheter des préservatifs dans la rue, arrive trop tôt devant une boutique de tissu, ce qui la force à patienter tandis que le chant des oiseaux laisse quant à lui entendre une liberté inaccessible, à laquelle elle reste étrangère. De retour à son domicile, en avance sur ses tâches, Jeanne s’assied dans son fauteuil, immobile, comme éteinte.  

Avec le temps, Chantal Akerman a quelque peu réfuté la lecture féministe et marxiste de son film, qui faisait du personnage une allégorie de l’aliénation, et de Jeanne Dielman une critique du patriarcat. À Chronicart, elle déclare en 2000 : "Oui, tout le monde avait dit que c’était un film sur l’aliénation de la femme. En fait, quand elle fait sa viande, elle en jouit. Par contre, la première fois qu’elle a un orgasme avec un homme, ça détruit son monde et enlève la jouissance de tout ce qui le constituait. D’où le geste final." Car ce dont Jeanne refuse avant tout de se départir, c’est de sa renonciation à vivre.

>> Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, de Chantal Akermann, est disponible sur Arte

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Crédit photo : Collection christophel, Paradise Films