[Article à retrouver dans le dossier spécial "Avoir 25 ans en 2025" du têtu· du printemps] Première à avoir grandi avec Grindr, la génération Z entretient une relation ambivalente avec l'appli de rencontre gay née le 25 mars 2009. Si elle est très critique, comme beaucoup d'aînés, elle n'est pas forcément prête non plus à s’en séparer.
Illustration : Corentin Guillot pour têtu·
La première fois qu'il a ouvert Grindr, Nico, 26 ans, a eu l'impression de découvrir "l'annuaire gay du coin". Et ça faisait du bien ! Tout juste majeur, il ne connaissait aucun lieu LGBT, et son coming out au lycée lui avait valu coups et crachats. Ce qu'il souhaitait, c'était faire le grand saut dans la communauté et "rompre l'isolement" : "L'appli était facile d'accès, et puis surtout on pouvait filtrer par âge…"
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La génération Z, comme on désigne celle née au tournant du millénaire, a grandi avec internet, les réseaux sociaux et TPMP ; et les jeunes gays avec Grindr, l'incontournable application de rencontres, apparue en 2009. Celle-ci a évidemment pris beaucoup de place dans leur sexualité et leur sociabilité. Ainsi, Alex, né en 2000, y a vu dès l'adolescence "un moyen d'entendre des anecdotes de vie gay", donc de s'identifier : "C'était mon premier contact avec la communauté, avec des personnes qui s'assumaient, ce qui m'a donné de la confiance en moi."
"Quand on a moins de 25 ans, avec les études et le fait que les gens bougent beaucoup, on n'a pas encore forcément d'amitiés pédées très stables ou solides. Grindr peut être un moyen de rechercher de l'altérité", confirme le journaliste Thibault Lambert, 29 ans, auteur de Ce que Grindr a fait de nous, sorti en février aux éditions JC Lattès. Réactualisation numérique du cruising, l'appli est d'abord prévue pour le sexe, c'est entendu, mais génère d'autres usages : "C'est aussi la possibilité de discuter avec quelqu'un qui a la même sexualité."
Rite de passage
Quand on est jeune, les sentiments ont tendance à pratiquer le "en même temps" : on veut des câlins, et on est chaud comme la braise. "Comme j'ai commencé par les applis, le rapport physique était ma manière de trouver de l'affection, témoigne ainsi Alex. Et quand on s'habitue à ça, c'est dur de se déconstruire." Alors, certes, Grindr est un exutoire extraordinaire, surtout quand on n'est pas out. "Mais beaucoup de mes amis trouvent que c'est néfaste car ça biaise leurs vrais besoins", observe le jeune homme.
Nathan a téléchargé "le magasin de saucisses", comme il l'appelle, à 18 ans. De toute façon, pour l'étudiant en prépa et sportif de haut niveau, pas le choix : "C'était Grindr ou rien." "Je voulais juste parler, mais je n'avais pas les codes, se remémore-t-il. Des mecs me sont tombés dessus avec des propos très agressifs simplement parce que je répondais mal aux questions." Cédant aux sirènes du cul, il rejoint un jour un type dans une voiture, derrière sa fac. "C'était glauque", résume-t-il. Depuis, il s'est donné comme règle d'avoir un minimum de conversation avant de rencontrer quelqu'un. En face, un public souvent plus âgé lui rit régulièrement au nez.
Grindr ou De l'éducation
En se basant sur les travaux du sociologue Anthony Fouet, Thibault Lambert rappelle que les milléniaux, les 25-40 ans d'aujourd'hui, utilisent beaucoup plus facilement Grindr pour ce qu'elle est censée être, un espace de rencontres disons… immédiates et légères. "La génération Z a une moindre expérience des applis et de la sexualité, donc ils ont un usage plus prudent", détaille le journaliste. Du réseau social sexuel, les jeunes espèrent privilégier l'aspect social. "Mais quand tu entres dans l'âge adulte et que ton homosexualité se confirme, l'appli t'oriente vers un usage sexuel et tu finis par y céder", rapporte-t-il.
Certes, les premières fois sont rarement satisfaisantes. C'est pourquoi Alex essaie de ne pas garder un mauvais souvenir de son premier plan "froid", à 16 ans, après avoir découvert l'application. "Ce n'était juste pas ce que je recherchais, développe-t-il. Sur le coup, j'étais un peu dégoûté, mais avec le temps, je me suis aperçu que ce n'était pas de ma faute : la société ne m'avait montré que ce chemin-là pour découvrir ma sexualité."
Il faut reconnaître un avantage aux rencontres rapides et faciles. "Ça m'a montré un peu ce que j'aimais", note Gabin, qui y voit l'opportunité "de la découverte, des essais". Il lui a fallu s'adapter rapidement aux "tu cherches ?" et à devoir annoncer le menu sans avoir goûté tous les plats : "Sur le côté actif/passif, je ne savais pas du tout où me placer !" Car cette rapidité est aussi synonyme de conformité et de binarité. "Encore aujourd'hui, je ne suis pas sûr de savoir ce que j'aime", confesse le jeune homme.
Miroir grossissant de notre communauté, Grindr est-elle vraiment le lieu idéal pour découvrir sa sexualité ? Entre le coup d'accélérateur et le sentiment de pression, Nathan est partagé : "Ça m'a permis de me lâcher, ou plutôt ça m'a forcé à me lâcher. Au bout du compte, à 26 ans, je ne suis toujours pas sûr de me connaître car je n'ai jamais réussi à avoir de relation longue. Grâce à Grindr, on trouve des plans à foison. Mais à cause d'elle, l'étape suivante, l'entrée dans l'intime, est difficile." Le comble, c'est que, par mimétisme, il a fini par adopter le comportement qu'il critique : il ne rappelle pas les mecs.
Théo était jeune ado lorsqu'il a téléchargé Grindr la première fois : "C'était plus un moyen de me connecter à d'autres homos alors que j'étais en train de conscientiser qui j'étais", précise-t-il. Dans un élan de sexualité, à 16 ans, il se laisse aller à des plans qui ne correspondent pas à sa recherche première d'intimité : "J'en ai vécu des sympas, mais aussi d'autres où, avec le recul, j'ai conscience d'avoir été confronté à des violences sexuelles que j'ai laissé passer, parfois avec des garçons plus âgés que j'idéalisais."
Tu ch ? – L'amour…
Sur Grindr, les jeunes ont un super pouvoir qui peut vite devenir un handicap : leur âge. "Ils ont l'avantage esthétique mais aussi des désavantages sociaux, notamment économiques, donc ils ne contrôlent pas le cadre et la temporalité, analyse Thibault Lambert. Avoir des partenaires plus âgés a toutefois un double intérêt : ça leur permet de se découvrir et d'augmenter leur expérience sexuelle. Donc ce n'est pas parce qu'ils subissent les rencontres qu'ils n'y trouvent pas une forme d'avantage."
"Grindr m'a permis d'explorer mon homosexualité et de trouver une validation : je pouvais enfin exprimer ce que j'avais tant caché, reconnaît Alex, 25 ans. Mais je ne pouvais le faire que via l'application, et je suis tellement habitué à cette consommation que je peux avoir du mal à discerner mon besoin affectif de la pulsion. On s'habitue à une hypersexualisation."
"Si tu répètes ce scénario, ça laisse penser que toute relation est vouée à être brève", confirme Thibault Lambert. Lui-même a découvert sa sexualité sur Grindr et a grandi avec. "J'étais jeune, j'avais envie d'un mec qui combinerait tout : une excitation sexuelle permanente mais dont je pourrais tomber amoureux, partage-t-il. Sauf que j'avais appris à disperser mon désir via Grindr et j'étais incapable de le rassembler. Quand tu t'en rends compte, il est déjà un peu tard, tu subis tes propres usages."
Quel gay, de tout âge, n'a pas décidé un jour de désinstaller Grindr… avant d'y revenir ? La génération Z ne fait pas exception. En six ans de pratique de ses pages jaunes, Nico l'a fait plusieurs fois. Bien sûr, il s'est aussi fait de bons souvenirs sur l'appli : il y a rencontré ses premiers coups de cœur, ses premiers mecs, et même des amis. Mais le chemsex aussi – qu'il tente de gérer après une période compulsive. "D'un côté, j'apprécie cette possibilité, il y a toujours moyen de rencontrer quelqu'un, réfléchit-il. De l'autre, j'y fais parfois des choses que je regrette. Et ça me rappelle finalement que je suis seul."
C'est pour ça que Nathan navigue toujours entre "je n'en veux plus" et "j'en suis addict". Mais lui n'a jamais supprimé l'appli : "Peut-être parce qu'ayant construit ma sexualité avec, c'est devenu un repère." Alors, quand il voit arriver sur sa grille un nouveau, jeune et enthousiaste comme il a pu l'être, il essaie de lui donner les clefs pour comprendre où il a atterri : "La première chose que je dis, c'est "bon courage"." Et bienvenu dans la commu, quand même.
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