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magazineMinistres, maires ou députés, comment les politiques gèrent leur vie sur Grindr

Par Nicolas Scheffer le 19/12/2024
Comment les politiques gèrent leur vie sur Grindr.

[Article à lire dans le magazine têtu· de l'hiver, ou sur abonnement] Sexe et politique, voilà bien un mélange délicat. Et pourtant, qu'ils soient maires, députés ou même devenus ministres, nos élus ont aussi le droit à une vie personnelle. Alors, comment gérer son compte Grindr quand toute la France connaît votre trombine ? Comment se protéger d'éventuels chantages à la divulgation de nudes ? Certains ont accepté de nous raconter les coulisses de leur vie sexuelle.

Illustration : Joseph Benoit pour têtu·

Après les élections législatives, il y a toujours comme une ambiance de rentrée des classes à l'Assemblée nationale : les députés font connaissance et découvrent qui sera leur voisin·e pour les cinq prochaines années (ou moins, si le président a la bonne idée de dissoudre). Les élus gays en profitent pour ouvrir Grindr : "Lors de mon élection en 2022, c'était la fête du slip, il y avait au moins une quinzaine de députés connectés avec leur photo, certains étaient très clairs sur leur recherche…" se souvient l'un d'entre eux.

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Mais chut ! N'en parlez pas. Qu'un ancien président prétende avoir eu une relation avec Lady Di, c'est du folklore. Qu'un ministre de l'Économie décrive dans un roman le "renflement brun" d'un anus, passe encore, puisqu'il est hétéro, marié, quatre enfants… En revanche, qu'un élu gay aille fureter sur une appli de rencontres sexuelles, ça fait mauvais genre… "Quand je suis devenu maire d'une ville de quelques milliers d'habitants, j'ai pensé devoir faire une croix sur ma vie sexuelle", explique un concerné. C'est à Paris, au cours de ses études, qu'il a découvert la vie gay, et il fut bien content d'y revenir lors de son élection comme député en 2017. Dans son canton d'élection, même s'il est out auprès de ses administrés, il se refuse à envoyer sa tête, et encore moins son album privé, à un inconnu sur les applis : si ses nudes venaient à fuiter, sa carrière politique serait menacée. Heureusement, il reste la capitale et les grandes villes, où l'anonymat plus facile permet de goûter aux plaisirs de l'existence. "Lorsque j'étais élu local, il m'arrivait de faire plusieurs centaines de kilomètres pour vivre ma sexualité dans un sauna, rapporte un ancien ministre. Là-bas, je n'avais quasiment aucune chance d'être repéré et je pouvais m'amuser."

En mode scred

C'est mathématique : plus on s'éloigne de sa terre d'élection, plus est faible le risque d'être reconnu. Encore faut-il ne pas passer son temps sur BFMTV. Quoi qu'il en soit, les élus restent sur leurs gardes dans leurs activités numériques. "Il faut sans cesse penser au scénario catastrophe", avertit le député socialiste de l'Ardèche, Hervé Saulignac, énumérant ceux qu'il a en tête : "Les réseaux sociaux pourraient décider de rendre publiques nos données personnelles, ils pourraient être piratés, quelqu'un pourrait prendre des captures d'écran…" Certains acceptent de prendre le risque. "On sait très bien qu'il est possible que des nudes soient publiés. On en a tous envoyé, relativise un autre député. Quand ça arrive, ce n'est pas un moment agréable à passer, mais on s'en remet." Lui-même ne serait pas étonné que des vidéos de ses ébats aient déjà été postées sur un compte X (Twitter), sûr néanmoins qu'on ne peut pas l'y reconnaître. "Mon cul est un service public : utile, mais un peu usé", s'amuse-t-il.

On a beau faire attention, on ne sait pas toujours où l'on met les pieds. "Dans une soirée techno, un élu de mon parti qui ne m'avait pas reconnu s'est mis à lécher les baskets de mon mec, raconte un ancien homme politique. Je lui ai demandé de trouver un partenaire de jeu que je ne risquais pas de croiser en congrès !" Tous les élus que l'on a interrogés disent éviter de mélanger sexe et politique : "Cela créerait des confusions qui peuvent rapidement devenir préjudiciables, encore plus lorsqu'il s'agit de collaborateurs", remarque l'ancien député des Vosges David Valence. "Évidemment, il y a des exceptions, note néanmoins un autre parlementaire. L'Assemblée, c'est une ruche où il y a beaucoup de proximité entre élus, qui dorment régulièrement dans leur bureau…" Et puis, c'est excitant parfois de mélanger sexe et boulot : un député nous a d'ailleurs confié porter une cage de chasteté lors de ses discours au perchoir.

"La réalité, c'est que nous sommes comme les autres Français."

Les rédactions politiques des médias parisiens sont pleines de ces bruits de couloir plus ou moins crédibles mais la plupart du temps invérifiables : ainsi a-t-on entendu que tel eurodéputé d'extrême droite était interdit de séjour au Sofitel de Strasbourg pour avoir souvent mis sa chambre sens dessus dessous lors de partouzes endiablées ; que tel groupe politique organise la cohésion entre élus à travers des orgies dans ses bureaux à l'Assemblée ; que tel ministre manque son réveil le matin après des soirées coquines, etc. "La réalité, c'est que nous sommes comme les autres Français : certains ont une sexualité très libre, d'autres plus classique voire inexistante", rectifie Benoît Bordat, ancien député macroniste de Côte d'Or. Pour certains, la conflictualité permanente, la difficulté de trouver du temps pour soi dans un agenda chargé, voire l'éloignement des proches en cas de mandat national ou européen sont autant de raisons qui conduisent à vouloir se défouler au pieu.

Le problème n'est pas tant que les électeurs apprennent que leurs dirigeants baisent : de la mort de Félix Faure (il a fait un AVC dans les bras de sa maîtresse) aux frasques de Jacques Chirac (l'un de ses chauffeurs a raconté qu'il était avec Claudia Cardinale la nuit de la mort de Lady Di), la sexualité de nos élus est presque un pan de la culture politique française. Malheureusement, l'homophobie aussi. Être out n'est déjà pas facile, alors devoir en plus assumer sous le regard public les détails de sa vie sexuelle… Pour preuve, David Belliard, adjoint en charge des transports à la mairie de Paris, nous montre ses dernières notifications Twitter. Alors que la ville veut limiter la vente de diesel dans la capitale, un internaute fait cette remarque : "Pourtant, David Belliard, il n'est pas le dernier à la pompe." Ahahah. "Évidemment qu'après ce type de messages homophobes répétés en permanence, on se censure", regrette-t-il, même s'il espère être suffisamment protégé par le "fragile pacte tacite" de discrétion au sein de la commu. Explicitons-le au passage : dans la communauté gay, on ne juge pas les choses du sexe tant qu'elles se font entre adultes consentants, et ce qui se passe sur Grindr reste sur Grindr. "Tout réside dans la confiance mutuelle que l'on peut avoir avec la personne en face", appuie Benoît Bordat.

Génération MeToo

Sauf que coucher avec un élu, ça peut être un fantasme : et comme tout fantasme, quand on le réalise, on a un petit peu envie de le raconter à ses potes. Les concernés en ont conscience et se méfient des fétichistes de l'écharpe tricolore. "Pas question de l'utiliser comme bâillon, plaisante un parlementaire, qui en a déjà rencontré. Il faut faire honneur à la fonction." L'avantage, c'est que les papillons attirés par la lumière du pouvoir, on les voit souvent arriver de loin. "Il est fréquent que de séduisants garçons de 25 ans veuillent coucher avec moi, et pas uniquement pour ma plastique, reconnaît le ministre précédemment cité. C'est essentiel de mettre cela très tôt sur la table et de leur dire explicitement qu'ils ne pourront pas tirer de quelconque avantage à avoir un rapport sexuel avec moi… en dehors du temps qu'on va passer ensemble !"

Évidemment, il peut toujours arriver qu'un petit malin espère capitaliser sur les nudes qu'il aurait pu obtenir d'un élu. "J'ai dû gérer une personne qui pensait pouvoir faire chanter un député qui lui avait envoyé son album, rapporte le chef d'un groupe politique à l'Assemblée. Je suis resté très ferme, promettant des poursuites judiciaires, et ça s'est calmé." Mais toutes les affaires ne sont pas si simples.

En janvier 2021, le MeTooGay était lancé lorsqu'un étudiant de 20 ans accusa publiquement de viol un élu de Paris et son conjoint, avant de se suicider trois semaines plus tard. Si cette affaire n'a pu être jugée, la révolution MeToo engagée depuis maintenant sept ans a mis les hommes de pouvoir face à leurs responsabilités sur la question du consentement. Un élu, qui assure avoir fait son examen de conscience, confie redoubler désormais de prudence pour ne prêter le flanc à aucun malentendu. "Quelqu'un m'a déjà proposé de mettre son mec à disposition en me demandant de le soumettre de façon franche, se souvient un autre. Je n'ai pas répondu, j'ai l'impression que je ne peux plus me permettre ce genre de scénario."

"Bien sûr que je ne peux pas dire ouvertement que je pratique le puppy play."

Après, la politique n'excite pas tout le monde, loin de là, surtout en ce moment. "Si je peux éviter de parler de mon engagement sur les applis, je le fais. Sinon il y a généralement une gêne réciproque, après quoi il arrive souvent qu'on me bloque", confirme Luc Di Gallo, adjoint au maire de Montreuil (Génération·s). D'un côté il y a le prestige conféré au pouvoir, qui peut impressionner, comme le note Antoine Maurice, conseiller municipal à Toulouse : "Certains garçons ont comme un sentiment d'infériorité et arrêtent de me parler quand ils comprennent que je suis élu." De l'autre, il y a le dégoût de la politique. "Les gens ne sont vraiment pas tendres avec nous, témoigne un autre élu municipal. Une fois, j'ai reçu un message me disant qu'on ne me payait pas pour être sur Grindr et que je ferais mieux de bosser sur ma délégation. Comme si je n'avais pas le droit à la moindre minute de temps libre !"

Certains ont tout de même conservé des loisirs : comme ces deux élus qui nous racontent leur participation aux festivals fétichistes Darkland et Folsom. "Bien sûr que je ne peux pas dire ouvertement que je pratique le puppy play. Ce serait utilisé par les chaînes bollorisées pour stigmatiser la sexualité gay", souligne un parlementaire qui n'ouvre plus Grindr dans sa circonscription. De fait, l'homophobie et le "slut-shaming" (stigmatisation des salopes) peuvent vite devenir des armes politiques, encore plus redoutables médiatiquement quand elles sont combinées. Y compris à gauche, malgré les proclamations de progressisme : ainsi, une rumeur y prétendait qu'un élu avait remporté l'investiture de son parti en faisant voter ses plans cul. "Si ç'avait été le cas, j'aurais pu la remporter beaucoup plus largement ! s'exclame l'intéressé. Ce sont des attaques homophobes que l'on n'aurait pas pardonnées si elles étaient venues de la droite…"

Chemsex et monkeypox

Tout politiques qu'ils sont, nos élus gays ne sont par ailleurs pas épargnés par les problématiques qui touchent la sexualité homo. Ils sont alors partagés entre la volonté d'en parler, pour sensibiliser sur un sujet, et le désir de se protéger. Tel ce parlementaire qui, comme plusieurs de ses collègues, a dû s'isoler trois semaines à l'été 2022 pour cause de mpox (on disait alors monkeypox) mais n'en a rien dit : "J'aurais bien aimé utiliser mon exemple pour dire que ça peut arriver à tout le monde, mais j'entendais déjà les surnoms du style « le député IST ». C'est pour cela que je n'en ai pas parlé."

Quand il a été victime d'un guet-apens homophobe dans un parc de sa ville, Luc Di Gallo s'est longuement posé la question de s'en ouvrir publiquement ou non. Mais il fallait que la honte change de camp, il en allait de sa responsabilité d'élu. Alors il a donné une interview au Parisien pour dénoncer les pièges qui nous sont tendus sur Grindr pour nous agresser. "Les homophobes se nourrissent de cette stigmatisation de la sexualité qui pousse à mettre sous silence les violences subies. En parler ouvertement, c'est une manière de s'attaquer à l'homophobie", argue-t-il. Dans la foulée, la mairie de Montreuil a lancé un affichage pour sensibiliser les utilisateurs d'applications. "Heureusement, la majorité des messages que j'ai reçus étaient positifs, mais j'ai également eu des courriers à vomir", conclut l'élu.

Ces dernières années, la pratique du chemsex s'est répandue dans la communauté. Et bien sûr, des hommes politiques s'y adonnent aussi. Ainsi un élu nous a confié que, peu de temps après le début de son mandat, il avait commencé à consommer du GHB avec un plan cul. Le 16 octobre, puisqu'on lui posait la question du chemsex chez les élus, un autre parlementaire qui se démenait sur le sujet à l'Assemblée a accepté de nous parler, sous le couvert de l'anonymat, de sa propre consommation de GHB et de 3-MMC en contexte sexuel : "Quand on arrive à Paris, on est rapidement confronté aux produits. On ne va pas se mentir, après une journée très énervante et très stressante, on est parfois excité. Il y a des élus qui prennent un Lexomil et vont dormir. D'autres prennent des drogues illégales pour tenir. Je ne peux pas dire que ma vie de parlementaire est dure, celle d'un ouvrier l'est, mais c'est une vie angoissante. Le poids des responsabilités est lourd à porter et empiète en permanence sur la sphère privée. Cette pression est accentuée par les réseaux sociaux et le risque qu'en plus de te faire du mal, tu entraînes le groupe politique avec lequel tu travailles." Depuis, ce député de Loire-Atlantique a accepté de lever la confidentialité de notre échange : deux jours après notre rencontre, Andy Kerbrat (La France insoumise) était interpellé achetant des stupéfiants dans le métro parisien.

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