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sexoExhibitionnisme, voyeurisme : baiser au premier regard…

Par Nicolas Scheffer le 29/03/2024
Des hommes nus aux bains, dans une ambiance sensuelle

[Article à lire dans le magazine têtu· du printemps] L'illicite excite, convenons-en. Mais si voyeurisme et exhib sont les mamelles du cruising gay, il faut respecter quelques règles pour rester dans le cadre de la bienséance – et de la loi.

Photographie : Hervé Lassïnce

Il est 20h, le voisin d’Alexandre (tous les prénoms ont été changés) est rentré du boulot. Il décompresse, baisse un peu son store bien que le soleil soit déjà couché, fait glisser son pantalon sur ses chevilles et lance un porno, la queue bien en main. À une dizaine de mètres, de l’autre côté de la rue, Alexandre ne perd pas une miette de la scène, excité par la nudité de ce presque inconnu. Il reste “sage”, tout habillé, derrière sa fenêtre. Car le “méga kiff”, comme il dit, ce n’est pas tant d’apercevoir quelques centimètres de pénis que de croiser, plus tard, son voisin quand il part acheter une tradition à la boulangerie du coin. Est-ce la culpabilité qui l’excite ? Ou bien l’idée que l’autre joue aussi, laissant exprès son store entrouvert ? “Voir quelqu’un dans un contexte qui ne s’y prête a priori pas, c’est entrer dans son intimité”, philosophe Alexandre.

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Que celui qui n’a jamais tendu l’oreille aux grincements du lit de son voisin nous jette la première pierre. Dans la vie citadine, cette intimité partagée par la force d’une promiscuité que l’ensemble du monde rural envie fait de chacun un voyeur en puissance. Et l’on se surprend à bander sauvagement en entendant Jean-Michel-gros-paquet, celui-là même qu’on croise le soir sortir son brave bichon, faire trembler les murs en donnant de fougueux coups de reins. “Le voyeurisme répond évidemment à une curiosité”, soumet Alexandre, confirmant que le plaisir de l’instant est doublé de celui de croiser ledit Jean-Michel dans l’ascenseur après avoir écouté ses performances.

Moi je veux baiser sur scène…

Quand on y pense, voyeurisme et exhibitionnisme sont les mamelles du désir : on observe, on se montre, on se découvre. Plus prosaïquement, ces pratiques sont néanmoins limitées par la loi, qui les prohibe en l’absence de consentement. “User de tout moyen afin d’apercevoir les parties intimes d’une personne (…) est puni d’un an d’emprisonnement et de 15.000 euros d’amende”, avertit le Code pénal. Et “l’exhibition sexuelle imposée à la vue d’autrui dans un lieu accessible aux regards du public” est frappée du même châtiment. L’intention compte : si son voisin ne baisse pas suffisamment son store, ce n’est pas la faute d’Alexandre. Mais ce serait une tout autre histoire s’il se débrouillait pour espionner l’activité sexuelle de son voisin.

Thomas, la trentaine finissante, ne se souvient plus s’il s’est mis à la natation pour mater des mecs ou pour tenir une bonne résolution du Nouvel An. À travers ses lunettes de piscine, comme un épagneul courant les lapins, il profite des chairs exhibées. “Dans les douches collectives, il y a toujours un mec qui tombe le maillot”, se réjouit-il. Contrairement aux plus pudiques qui se savonnent face au mur en trois minutes chrono, Thomas passe un temps infini à nettoyer chaque partie de son corps, à se détendre sous l’eau chaude et à vérifier que nul n’ait besoin d’un coup de main pour se frotter le dos. Dans notre monde post-moderne, se désaper dans les douches ou au vestiaire, c’est montrer toute sa vulnérabilité. Car contrairement aux photos peuplant nos albums privés sur Grindr, on ne maîtrise pas dans la vraie vie l’éclairage ou l’angle de vue, comme on ne peut pas gommer nos éventuels défauts. L’authenticité mise à la portée des regards. “Quand un mec bien gaulé te plaît, tu as envie de savoir ce qu’il ne montre pas, comment il est dans l’intimité, quels sont ses défauts… développe Thomas. Toutes ces informations qui sont normalement inaccessibles.”

Dans le vestiaire collectif, on se rince l’œil plus ou moins furtivement, on jauge l’anatomie des camarades. “Les gens choisissent de s’y foutre à poil, se défend d’avance Thomas contre toute accusation. S’ils ne sont pas à l’aise avec l’idée que je puisse – comme les autres gars autour – avoir accès à leur intimité, il y a des cabines individuelles pour se changer.” Il y a d’ailleurs une forme d’hypocrisie à croire que dans un vestiaire ouvert les sportifs regardent le mur : évidemment, chacun se demande si la queue du voisin est de chair ou de sang, circoncise ou charnue, s’il a les couilles pendantes ou rabougries… Et si la bienséance impose de récolter ces renseignements avec discrétion, cela n’empêche pas d’être attentif aux signaux faibles. On n’est jamais à l’abri d’une belle rencontre.

Dans les douches, les maillots tombent

Mais on n’est pas obligé non plus de regarder, hein. Yves, lui, aime bien avoir la bite à l’air dans les vestiaires. Ce Bordelais de 59 ans, 1m80 pour 90kg, tout en muscles, le jure croix de bois, croix de fer : “Ce n’est pas par fanfaronnade, même si je sais que j’ai un beau morceau et de bonnes couilles qui plaisent.” Reste que ce qui l’excite, ce sont bien les yeux envieux posés sur son anatomie : “Il y a une tension, avec des regards en coin de gens un peu gênés parce qu’ils ne peuvent pas s’empêcher de me mater. Ça, j’adore.” Assis sur son banc, il prend son temps pour se tamponner délicatement le corps avec sa serviette. Il profite aussi de se placer sous le sèche-cheveux pour exposer ses fesses bombées, avant de se baisser pour effectuer ses étirements. En fin de journée, quand le club de sport est sur le point de fermer et qu’il ne reste au milieu des casiers qu’un autre garçon gonflé à la testostérone, il arrive à Yves de recevoir des appels de phare. Alors les regards se font de moins en moins clandestins, et même de plus en plus aguicheurs ; l’œil timide devient direct, insistant. Puis l’un comme l’autre se mettent la main au paquet, autorisant leur queue à grossir par à-coups, Yves crache dans sa paume et lubrifie son gland à deux mètres de son camarade, qui fait de même tout en étirant ses bourses. Puis tous deux se masturbent face à face dans un silence ponctué de râles étouffés.

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La scène, plaisante, oblige bien sûr à trouver un partenaire de jeu intéressé. “Si quelqu’un n’est pas réceptif ou s’avère dans l’embarras, tu le comprends tout de suite. Alors, tu remballes la marchandise et tu te contentes de ta séance de sport”, précise Yves. Toutes les personnes que nous avons interrogées considèrent leur plaisir incompatible avec une absence de consentement explicite en face. Laurent, 59 ans, adore baiser en public. C’est son truc, il aime se donner en spectacle : “Dans les saunas, quand un mec m’attire vers une cabine, ça me déçoit. Dans ce cas, autant le faire dans un lit !” Mais hors de question pour lui d’imposer ses frasques à un public non averti. “Des mecs m’ont déjà demandé de les baiser sur un balcon, mais pour moi c’est non, ça ne m’excite pas du tout, raconte-t-il. J’aime baiser en public face à des gens qui ont envie de regarder. Ça ne m’attire pas du tout de forcer quelqu’un à voir ça, c’est violent, ça me couperait la chique !” C’est justement ce qui peut différencier une liberté sexuelle acceptable d’une pratique pathologique, voire illégale. “La transgression, le fait de franchir les limites, fait évidemment partie du plaisir. Mais si l’on va au-delà du consentement de l’autre, on est dans la manipulation, dans la jouissance d’utiliser autrui à ses propres fins et contre son gré”, souligne le Dr Wilfrid Pavageau, sexologue à Paris. “Perv”, ok, mais pas pervers.

Prenons-nous dans les bois

La longue clandestinité dans laquelle a été repoussée l’homosexualité au cours des siècles précédents a paradoxalement permis le développement d’une sexualité partagée où peuvent s’exprimer les désirs voyeuristes et exhibitionnistes. Des tasses (les vespasiennes parisiennes remplacées par des sanisettes solitaires) aux applis de rencontres, les gays ont investi des lieux discrets où l’on peut montrer sa quéquette et jouer avec celle des autres hors de vue des non initiés. Et la pratique conserve des adeptes : en témoignent les réactions outrées lorsque la mairie de Paris a fermé pour travaux une partie du jardin des Tuileries, ou encore le succès du site lieuxdedrague.fr, qui recense les bons plans de cruising. “Bien loin d’être en voie d’extinction, ces lieux sont très recherchés, note Sébastien Antoine, le créateur du site. Beaucoup de gens sont dégoûtés des applications de rencontres, qu’ils jugent inefficaces pour trouver un plan rapidement, et souhaitent avant tout la discrétion.” Au contraire, dans certains sous-sols du quartier d’affaires de La Défense, jouxtant Paris, ou en bordure d’un étang connu pour ses fréquentations, il n’y a qu’à se baisser pour trouver de quoi sucer.

Sur la plage abandonné

Rien de mieux, les jours de beau temps, que de sentir la chaleur du soleil sur son anatomie. Adossé à un arbre, sur les abords d’une plage estampillée “gay”, Yves n’est vêtu que de ses chaussures, le trois-pièces au garde-à-vous dans une main pendant que l’autre s’occupe de ses tétons. “C’est délicieux. Dans les dunes, les mecs se tournent autour ; c’est très fraternel, on a nos propres codes, témoigne-t-il. Il m’est arrivé de m’exhiber devant des types de 80 ans avec qui je n’aurais jamais couché. Mais je me dis que ça leur fait plaisir.” Altruisme, quand tu nous tiens.

“Je ne suis pas là pour créer des névroses à des gens qui n’ont pas envie d’être confrontés à ça”, précise Victor. Large sourire et barbe hirsute, c’est un médecin bien doté : il dispose d’un 4 x 4 Jaguar qui lui offre la place suffisante pour faire régulièrement des plans “voiture”. Arrivé sur une aire dont il a l’habitude, il se gare sur le parking réservé aux camions, derrière une supérette. Le choix du lieu est stratégique. “Déjà tu ne choisis pas une aire trop fréquentée où il y a des cars de colonies de vacances ou des familles qui pique-niquent, expose-t-il. Et puis il faut se mettre à l’écart, mais pas trop non plus.” Une fois installé sur le spot idéal, Victor ouvre sa portière et s’astique, un plaid à portée de main s’il devient nécessaire de cacher vite ce qu’il est venu agiter. “Une fois un mec m’a vu, m’a insulté et a craché sur ma voiture, se souvient-il. Mais dans l’immense majorité des cas, ils viennent pour sucer et se faire sucer.”

Cruising sur le parking

Quand il souhaite davantage d’intimité, Victor s’abrite dans les sous-bois. “Je ne cherche pas à m’imposer aux gens, je leur donne la possibilité d’être curieux, de regarder d’un peu plus près ce que je fais et de potentiellement participer”, dit-il la main sur le cœur. D’ailleurs, selon son expérience, s’il arrive que des profanes tombent par hasard sur un lieu de cruising, il est rare qu’ils partent en courant, notamment sur les aires d’autoroute. Un soir, à 2 h du matin sur un parking, le quinquagénaire avait déjà la bouche pleine quand un routier intrigué s’est approché : “On a fini dans le bois où il y avait déjà deux gars et c’est parti en touze. C’était très, très chaud”, relate-t-il, encore excité par ce souvenir. Évidemment, à cette heure-ci, il y a peu de chance de croiser les cars scolaires et les breaks familiaux.

Une autre fois, Yves était torse nu et le short sur les chevilles lorsqu’une voiture s’est garée à l’orée du sous-bois où il se trouvait. En sont sortis deux hommes dont les brassards de police lui ont immédiatement coupé la trique. “Ils ont noté ma plaque d’immatriculation et ont menacé d’appeler ma femme”, rapporte-t-il. L’humiliation lui a passé toute envie de revenir dans les parages, mais une question demeure : “Quelle urgence y avait-il de contrôler ce bois à l’écart de tout, où il est notoire que des mecs viennent se toucher la bite ?” Eh oui, la forêt n’appartient pas qu’aux chasseurs.

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