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magazineRobin Campillo : "Enzo refuse l'illusion que tout va bien"

Par Morgan Crochet le 17/06/2025
Robin Campillo, pour "Enzo"

[Interview à retrouver dans le magazine têtu· de l'été, ou sur abonnement] Le réalisateur de 120 Battements par minute, Robin Campillo, a présenté à Cannes Enzo, un film de Laurent Cantet dont il signe la réalisation après la mort de son ami.

Photographie : Audoin Desforges

Sélectionné à la Quinzaine des cinéastes du Festival de Cannes, Enzo a tout du classique pédé : un ado beau gosse au passing hétéro découvre son attirance pour les hommes aux côtés d'un camarade, ici un collègue de chantier. On n'en attendait pas moins de Robin Campillo. Mais Enzo n'est pas tout à fait un film du réalisateur de 120 Battements par minute, qui a pris la suite de Laurent Cantet (Palme d'or à Cannes en 2008 pour Entre les murs), mort en 2024 mais à l'origine du projet.

Les deux hommes étaient inséparables depuis leur rencontre sur les bancs de l'Idhec (aujourd'hui La Fémis), école de cinéma parisienne, dans les années 1980. Après avoir coécrit et monté un grand nombre de films avec lui, Robin a tenu à poursuivre le dernier projet de Laurent, sur lequel ils avaient commencé à travailler avant son décès. Il lui devait peut-être bien ça.

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Dans une période difficile après ses années de militance à Act Up-Paris, il avait abandonné l'idée de faire du cinéma quand Laurent lui a remis le pied à l'étrier en lui confiant le montage de ses films, quelquefois aussi l'écriture, avant que Robin ne vole de ses propres ailes et connaisse enfin le succès avec 120 BPM. Ce récit sur ses années de lutte contre le sida obtient en 2017 le Grand Prix du Festival de Cannes, et le César du meilleur film en 2018.

Le personnage principal éponyme d'Enzo, un ado de 16 ans, a peut-être été inspiré par Robin Campillo en personne. Impossible de ne pas penser à Stéphane Rideau devant la moue boudeuse et la sobriété de son jeune interprète, Eloy Pohu, qui a pratiqué la natation à haut niveau, comme son aîné le rugby. Élodie Bouchez, également au générique, a d'ailleurs débuté aux côtés de Rideau, en 1994, dans Les Roseaux sauvages d'André Téchiné. Enzo perpétue cette réflexion sur le passage de l'enfance à l'adolescence, et la découverte de la sexualité : confusion des sentiments ou bisexualité toute contemporaine, on retrouve là encore cette fluidité du désir dans la première vague du cinéma gay français (Alain Guiraudie, Gaël Morel, Sébastien Lifshitz…), qui n'a jamais manqué de personnages à la sexualité trouble.

  • Enzo rappelle par son esthétique les films gays des années 2000. Pourtant le sujet n'est pas la difficile acceptation de l'orientation sexuelle, mais le déterminisme social. C'est ça, le cinéma gay moderne ?

La problématique d'Enzo, c'est de s'arracher à son milieu. Il n'y a pas d'homophobie particulière dans sa famille, et ça fait partie des choses qu'il peut parfaitement assumer. Mais pour moi, la famille, c'est quelque chose d'étrange. C'est une des structures sociales qu'on ne choisit pas. Et si on reste attaché à ses membres, c'est parce qu'on les aime bien, pas parce que c'est son père, sa mère, son frère – ça ne marche pas comme ça.

Enzo de Robin Campillo
Crédit photo : Les Films de Pierre
  • Son problème, c'est que ses parents ont réussi ?

Il sent que derrière ce confort bourgeois, il y a le chaos, la guerre, l'Ukraine, Gaza… enfin toute cette violence-là, qui devient menaçante pour notre société. Enzo a envie de se cogner à la réalité, de voir la guerre, et même de faire la guerre. Il ne s'agit pas seulement du refus d'un déterminisme social, mais aussi du refus, dans un moment historique particulier, de l'illusion que tout va bien dans le meilleur des mondes. Tout ça s'incarne pour lui dans le personnage de Vlad, son collègue ukrainien, et nourrit le désir qu'Enzo ressent pour lui.

  • Il ne comprend d'ailleurs pas pourquoi Vlad ne va pas se battre en Ukraine. C'est une passion adolescente, en somme ?

Le fantasme d'Enzo habille Vlad d'un désir de guerre qu'il n'a pas. Il a soif d'absolu, d'idéal, il rêve de partir avec lui. Ça devient comme une exigence. Les fantasmes des adolescents forcent les adultes à repenser leurs idéaux. Quand j'étais gamin, j'entendais les voitures passer dans la nuit et je rêvais de m'enfuir avec un camionneur. Il y a une forme de quête d'idéal là-dedans : se détacher, s'arracher, se retirer de la vie quotidienne. C'est ce besoin très fort qui habite aussi Enzo.

  • Et ce fantasme a aussi une part érotique…

Dans Salammbô, de Flaubert, les soldats [des mercenaires du IIIe siècle avant l'ère chrétienne] sont comme des couples et se jurent fidélité. C'est, au fond, un texte sur l'homoérotisme des combattants dans la guerre. Et je pense qu'Enzo est habité par ça.

  • C'était important, justement, de montrer le trouble du désir ?

Aujourd'hui, on se concentre sur l'identité et la représentation. Mais je trouve plus intéressante la question de la fiction. C'est une fluidité qui permet de montrer des métamorphoses. Et l'objet du cinéma, c'est ça : montrer des gens qui se troublent, qui se métamorphosent eux-mêmes. Sinon, on fait de la photo. Chez Enzo, tout son désir est une forme d'agencement, comme disait Deleuze. Plusieurs choses jouent dans son esprit en même temps. Ce qui nous fascinait avec Laurent, c'est qu'il soit plus une énigme qu'un adolescent en lutte contre ses parents. On voulait parler de l'adolescence comme d'une aspiration à des choses inconnues, comme d'un moment où tous les possibles sont encore ouverts et ne cessent de se redéfinir.

  • L'autre personnage qui retient l'attention, c'est le père. Peut-on dire que son attitude est, a minima, incestuelle ?

Un des courts-métrages de Laurent, Jeux de plage, en 1995, traitait vraiment de ce sujet-là. On y suivait un adolescent, interprété par Jalil Lespert, qui passe la soirée avec des copains, et ils vont à la plage, nus. Son père le suit durant toute la nuit et les observe… Dans Enzo, la présence du père est tellement intrusive qu'elle finit aussi par porter une part sensuelle ou érotique. Avec Laurent, on pensait qu'il nourrissait une forme de jalousie par rapport à son fils qui s'éveille sexuellement. Je ne sais pas si c'est de l'inceste… mais en tout cas c'est un rapport trouble au corps du gamin. D'ailleurs, Enzo ne fait pas vraiment de coming out. Il ne dit pas "je suis homosexuel", il dit "il me baise et je l'aime". C'est-à-dire "mon corps appartient à quelqu'un d'autre". Selon moi, c'est ça qui est insupportable pour le père, qui est dans une confusion énorme.

  • Un film de Laurent Cantet réalisé par Robin Campillo, ça veut dire quoi exactement ?

Que c'est un projet que Laurent avait depuis longtemps. Quand il a su qu'il était atteint d'un cancer très grave, je venais de terminer L'Île rouge. Alors, un peu pour le motiver, je lui ai dit qu'on allait faire comme avant : écrire ensemble, préparer le tournage, que j'aiderais au montage s'il était trop fatigué, etc. On a commencé à travailler comme ça, plutôt joyeusement malgré la situation, assez lourde. Il est mort six semaines avant le début du tournage. Donc on a discuté avec la productrice, avec la compagne de Laurent, Isabelle, et on a décidé de continuer. Mais ça reste son film. En tout cas, c'est un film entre nous, à mi-chemin entre nous deux.

  • Comment envisages-tu la vie sans lui, désormais ?

C'est très bizarre, on a toujours été ensemble. Notre amitié a duré plus de 40 ans. C'est comme s'il était juste hors champ. Je me sens complètement à côté de la plaque. Là, j'écris mon prochain scénario et je ne peux pas le lui faire lire… Après, je pense que les gens ne disparaissent pas complètement, et surtout que je ne vais pas tant tarder à le rejoindre.

>> Enzo, de Laurent Cantet et Robin Campillo. En salles ce mercredi 18 juin.

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