Abo

culture"Drag Race" : la folle histoire des queens en France

Par Louis Delafon le 17/08/2022
Lola Dragoness, chez Madame Arthur

[Article à lire dans le magazine têtu· de l'été] Aujourd’hui, les drag queens défilent en prime time, et même la télévision française s’y est mise avec la première saison de Drag Race France. Longtemps, pourtant, l’art du drag est resté confidentiel. Retour sur l'histoire de nos reines.

On vous parle d’un temps avant internet, avant Grindr, avant que l’on puisse suivre RuPaul’s Drag Race depuis son lit. Se posait alors une question majeure : comment trouver une paire de talons taille 44 ? “Moi, j’allais dans les boutiques africaines de Strasbourg-Saint-Denis, à Paris, répond du tac au tac Lola Le Quetzal. Mais il fallait mettre le prix. Quand tu fais 90 kg, t’as intérêt à avoir de la bonne godasse, sinon t’as le talon qui fout le camp.” Qu’elles se définissent comme des créatures, des drag-queens ou des transformistes, nos vénérables ancêtres en drag ont su garder le menton haut lors d’époques moins clémentes. “Je fais du 39, donc je me chausse au rayon femmes. Mais, à l’époque, c’était plus compliqué d’essayer les tenues en cabines, raconte de sa voix grave la chanteuse Yvette Leglaire. Un jour, un vendeur m’a chassé de sa boutique après avoir compris que je n’achetais pas les vêtements pour mon épouse. Après quoi j’ai commencé à faire mes costumes sur mesure.”

À lire aussi : "Drag Race France" : Nicky Doll, itinéraire d'une queen au sommet

Aujourd’hui, on ne compte plus le nombre de soirées drag, bingo ou karaoké mettant en scène des queens. À la fin des années 2000, l’émission de téléréalité RuPaul’s Drag Race, qui s’est exportée cette année en France, a considérablement contribué à la notoriété du mouvement – même si certains lui reprochent de favoriser sa dépolitisation. Si le travestissement existe depuis l’Antiquité, on peut faire en partie remonter les origines du drag français au transformisme, spectacle de cabaret dans lequel un homme interprète une personnalité féminine populaire : Cher, Dalida, Marilyn Monroe… “Selon moi, le cabaret appartient davantage à la préhistoire du drag, dont il serait une sorte de marchepied”, précise Arnaud Alessandrin, sociologue du genre à l’université de Bordeaux. La frontière entre transformisme et drag-queen est ténue. La particularité du drag est de créer un personnage qui propose une caricature du genre. Mais certaines queens, lors de leurs shows, imitent encore de grandes stars.

Nos ancêtres les transformistes

Du haut de ses 86 ans, Bambi ne s’est jamais définie comme drag-queen. Question de génération, probablement, puisqu’elle a débuté en 1953 dans un Paris à l’atmosphère d’après-guerre, sur les scènes du Carrousel de Paris et de Madame Arthur. “On parlait encore de « travestis ». Entre nous, le plus souvent, on s’alpaguait au féminin”, précise l’ancienne meneuse de revues. Mais, une fois le spectacle terminé, avant de prendre le chemin du retour, les artistes devaient remettre leurs vêtements d’hommes, sous peine d’être arrêtées par la police mondaine, le “travestissement” en femme dans la rue étant à l’époque interdit. “Les filles étaient amenées au poste et recevaient une contravention pour « attitude sur la voie publique de nature à provoquer la débauche »”, se souvient Bambi. Ces établissements – qui se multiplièrent dans les années 1970, notamment à Paris, avec l’importation des traditions du cabaret allemand – “étaient des lieux de sociabilité pour les personnes trans qui utilisaient le travestissement pour vivre leur transidentité”, note Arnaud Alessandrin. À l’époque, les hormones étaient difficiles à obtenir, et les opérations, coûteuses, se faisaient à l’étranger. Bambi, par exemple, n’y eut accès qu’en 1961.

Les créatures attirent alors un public désireux de s’encanailler. “Tous les salons n’étaient pas encore équipés de télévision, et les gens avaient besoin de sortir pour se distraire, raconte-t-elle. On remplissait la salle deux fois par soir.” Chez Madame Arthur, la clientèle est essentiellement composée de petits commerçants. “On les appelait, en se moquant, les « bœufs-œufs-fromage ». Ils étaient très bon public”, s’amuse-t-elle. Dans les loges, l’ambiance est bon enfant, et les rivalités faites d’échanges aigres-doux, bitchy, s’apparentent à de gentilles moqueries. “C’était à celle qui narrait la plus belle aventure vécue la veille. On donnait des détails sur l’anatomie, les tailles, ou tout ce que l’on peut imaginer. On en riait : « Oh tu exagères ! » C’était toujours plus grand, meilleur que sa collègue”, se souvient la danseuse, nostalgique.

Pendant la décennie 1980 émerge une vie nocturne plus festive, mais considérablement ternie par l’épidémie de sida. Dès 1981, les “folles radicales” Sœurs de la Perpétuelle Indulgence, parées de leurs extravagants costumes de nonnes, commencent à mener des actions de prévention. “Elles sortent le travestissement de la scène nocturne et festive pour l’amener vers le militantisme”, ajoute Arnaud Alessandrin. Mais il faut attendre les années 1990 pour apercevoir les créatures dans les boîtes de nuit, où l’on parle d’abord de “divas”. “D’un coup arrivaient dans la soirée des garçons hyper sophistiqués, se remémore Galia, organisatrice de soirées au Queen, mythique club des Champs-Élysées. À l’époque, il n’y avait pas internet, tout le monde sortait, s’habillait, se faisait beau pour aller à la rencontre de l’autre.” Et la compétition est rude : “Quand les drag-queens débarquaient dans les clubs, elles dépassaient tout le monde de 70 cm, comme des statues d’Alberto Giacometti, décrit Lola Dragoness, créature de 58 ans (en illustration de l'article, chez Madame Arthur). Plus tes talons étaient hauts, plus t’étais une queen. D’ailleurs la rivalité a toujours existé entre elles, bien avant RuPaul’s Drag Race. On a toujours voulu savoir quelle fille était la plus belle, la plus remarquable.”

drag queen,drag,drag race,drag race france,histoire,histoire drag
Galia, au Paradis latin

En 1992, les soirées Jean-Pierre et Samantha, aux Folies Pigalle, petit club à la mode où joue David Guetta, furent les premières à être fréquentées par les drag-queens. “Des garçons se déguisaient, se magnifiaient. Ils ne voulaient pas ressembler à des femmes, mais à des fantasmes de femmes”, poursuit Galia. Ces hommes, qui exagèrent la féminité au moyen de tenues extravagantes, de perruques fabuleuses, de talons vertigineux, de maquillages outranciers et de couleurs importables, ont une féminité qui hurle. “Quand tu es une femme avec une bite, t’es une déesse pour les mecs hétéros, note Lola Dragoness. Je suis plutôt actif et je rencontre plutôt des mecs hétéros passifs. Ce qu’ils aiment, c’est la féminité, et, comme les drags surjouent la féminité, ça plaît. En revanche, avec les gays, évidemment, ça marche moins bien.”

Ce sont alors de véritables œuvres d’art qui arpentent le dancefloor : “Ce n’était pas se déguiser avec un vieux boa, et ce n’étaient pas non plus des imitations de cabaret. C’étaient des créations !” renchérit la clubbeuse. “Quand je les ai vues arriver, je me suis dit : voilà une nouvelle génération, la génération spontanée”, enchaîne Yvette. Ces êtres fantasques comme des stars sont affublées de noms d’un autre monde : elles s’appellent Friedrich, Bengala, Mona Lisa… “Mes copines drag avaient une excentricité énorme, raconte Lola Le Quetzal, qui, elle, a créé son avatar à Saint-Tropez en 1991. Chaque personnage était unique.” “C’était beaucoup plus transgressif qu’aujourd’hui, reprend Yvette. C’était du jamais vu ! Et ça nous amusait beaucoup !” 

drag queen,drag,drag race,drag race france,histoire,histoire drag
Lola Le Quetzal

Alors que la techno commence à s’imposer partout, Galia passe ses titres phares au Queen lors de sa soirée Absolutly Fabulous. “On était des précurseurs, commente-t-elle, un brin fière. Je suis arrivée avec mes mélanges de musiques, puis j’ai changé le nom de la soirée, que j’ai appelée Over Kitsch – « plus que ringard ».” Devant un public de crevettes et de musclors branchés, les drags performent sur scène, se promènent, amusent, apportent la bonne dose de glamour, de magie, d’inattendu. “Au détour d’un escalier, on pouvait tomber sur une grande dame, ça donnait un côté interdit, raconte Galia. J’ai toujours considéré la transgression comme une chose extraordinaire. Rien n’est plus ennuyeux que l’uniformité.”

Les queens provoquent des réactions à la mesure de leurs extravagances. “Je sortais dans des tenues délirantes, et le public adorait, sourit Lola Le Quetzal. Parfois, je traversais les Champs-Élysées en tenue pour aller au Queen, et, même au feu vert, les automobilistes s’arrêtaient pour me prendre en photo.” Aujourd’hui, on peut encore la croiser au Raidd ou au Who’s. Mais la consécration des drag-queens n’arrive réellement qu’en 1994 avec Priscilla folle du désert, le road-movie oscarisé de Stephan Elliott. “L’équipe du Queen avait été conviée à l’avant-première du film à l’Alliance française. On a affrété un bus avec toutes les filles”, se souvient Galia. “J’y étais ! bondit Lola Le Quetzal. Je me suis retrouvée avec toutes les drags qui bossaient dans les boîtes à Paris et en province et j’ai réalisé que tout le monde me connaissait.” Avec ce film, la drag-queen devient un personnage identifié du grand public. Viennent ensuite la chanson “Let Me Be a Drag Queen” des Sister Queen en 1995, et le Tour 1996 de Mylène Farmer, où des danseurs aux attributs drag montent sur scène pour “Sans contrefaçons” : plateformes shoes, boas, shorts à paillettes, coupes afro colorées…

Révolution RuPaul 

Si les codes du drag infusent enfin dans la culture pop, la mode retombe toutefois rapidement. Quelques filles continuent alors à travailler en cabaret, mais les clubs ne les sollicitent plus autant. “Certaines, comme moi, ont pu continuer en faisant du transformisme dans des restaurants ou des soirées privées, notamment grâce à des rencontres, explique Lola Le Quetzal. Mais il y avait beaucoup moins de travail.” La plupart des filles ferment alors boutique et passent à autre chose.

Il faut attendre les années 2010 et le succès planétaire de RuPaul’s Drag Race pour que les drag houses se multiplient en France. Avec une différence notable : ces mouvements épousent désormais d’autres problématiques, comme la non-binarité. “Jusque-là, on parlait de drag-queens ; aujourd’hui on voit apparaître des drag-queers, avec une transformation de la pratique par la transmission des questions des genre, éclaire le sociologue Arnaud Alessandrin. Pour certaines personnes trans, le drag est encore aujourd’hui une manière d’accéder à son genre.”

À lire aussi : "Drag Race France" : de Hugo Bardin à Paloma, le parcours d'une reine

“J’ai toujours considéré les artistes de cabaret comme une deuxième famille. La dernière fois que je suis passée chez Madame Arthur, en me maquillant avec les drag-queens je me suis tout de suite sentie chez moi”, reprend Bambi. Tout en notant des évolutions : “Parfois, elles arrivent le torse nu ; ce ne serait pas arrivé à mon époque. Nous, nous portions des bustiers avec de faux seins à l’intérieur, et, s’il y avait des poils, ils étaient rasés, maquillés. Les drag-queens, aujourd’hui, ne mettent plus autant de barrières”, confirme-t-elle.

Lola Le Quetzal pose un regard plus détaché sur le succès contemporain du drag : “Avec les tutoriels sur internet, les filles peuvent désormais apprendre rapidement, et c’est super. Mais elles singent trop RuPaul’s Drag Race et ne créent plus vraiment leurs propres univers, juge-t-elle un peu sévèrement. Elles vont très vite se ressembler les unes les autres.” Aujourd’hui, pour les vieilles queens, le mouvement drag serait tellement répandu qu’il perdrait de son originalité. Galia y voit l’image de la polarisation de la société : “On oscille entre hyperféminité et hypervirilité.” Et même les femmes hétéros se mettent au drag !

À lire aussi : "Drag Race France", house music, violences policières… Entretien avec Kiddy Smile

Crédits photos : Raphaël Chatelain (Merci au Paradis latin et à Madame Arthur).