Abo

histoireDalida : elle viendrait d'avoir 90 ans…

Par Stéphanie Gatignol le 16/01/2023
Dalida

Née le 17 janvier 1933 au Caire, Dalida, qui a tiré sa révérence en 1987, aurait eu 90 ans cette année. Trente-cinq ans après la mort de la diva qui aura tant soutenu la communauté, son souvenir perdure, et avec lui ses plus grands tubes : entre elle et nous, c'est comme si c'était hier.

Depuis sa disparition à la fin des années 1980, Dalida n’a jamais vraiment quitté le paysage sonore de nos vies, que ce soit au détour d’un film de Xavier Dolan ou sur le dancefloor du Tango, à Paris. Peut-être même que, de toutes les divas d’hier, elle est la plus éternelle. Pour Henri, qui venait d’avoir 15 ans lorsqu’elle est entrée dans sa vie, c’est sûr. Aujourd’hui, bien qu’il en ait 80, il se souvient comme si c’était hier de ce refrain s’échappant d’une radio qui grésille dans la cuisine en formica de ses parents : “Que m’importe si tu m’aimes moins que moi, moi je t’aime comme on aime qu’une fois. Et je reste prisonnière, prisonnière de tes bras. Come Prima, tu me donnes tant de joie.” Les “r” sont roulés, et la voix “gorgée de soleil et douce comme du miel”… 

À lire aussi : Mylène Farmer, le sacre mérité de notre désenchanteuse favorite

À l’époque, l’ancienne Miss Égypte est déjà auréolée de ses premiers succès. Alors adolescent, Henri harcèle sa mère pour qu’elle le laisse partir dans le Sud applaudir la vedette en gala. “Je ne savais pas à quoi elle ressemblait. Nous n’avions pas encore la télé, se rappelle-t-il. Lorsque je l’ai vue, elle m’a subjugué.” Henri est encore surpris par sa propre audace, quand, à la sortie du concert, il courut vers la voiture de son idole solliciter un autographe, malgré sa timidité. “Dalida a demandé un stylo à un monsieur tout frisé que je ne connaissais pas – j’ai su plus tard qu’il s’agissait de Lucien Morisse (son découvreur et futur mari). Ensuite, à mon plus grand étonnement, elle m’a fait la bise, avant de repartir”, précise-t-il.

L'amour pour Dalida difficile à assumer

Après cela, l’admirateur n’a plus jamais lâché la chanteuse, même si, dans les années 1960, cette inclination pouvait susciter quelques ricanements : “Quand on disait qu’on aimait Dalida, on était catalogué. Pendant mes deux ans de service militaire en 1963-1964, j’ai évité d’en parler. Il valait mieux écouter Johnny ou Eddy Mitchell. Des mecs, quoi ! Mais, les moqueries, moi je m’en fichais…” D’ailleurs, des hommes se pressent à chacun des concerts de l’artiste. Et pas seulement pour ses beaux yeux. “Il y a eu des homosexuels dans son public dès « Bambino », en 1956. Elle en était ravie. Elle avait pour eux beaucoup de tendresse, et leur fidélité la touchait, car la communauté gay peut adorer quelqu’un, puis s’en fatiguer très vite”, raconte Orlando, frère cadet de l’artiste, devenu son directeur artistique dès 1966, puis son producteur, dès 1970.

"Dalida incarnait la féminité à l’état pur. Et elle présentait ce côté fragile que ne renvoyaient pas les autres.”

Matthieu Moulin, directeur artistique du label Marianne Mélodie

À 48 ans, Matthieu Moulin, directeur artistique du label Marianne Mélodie, garde lui aussi une vision très précise de la première fois où Dalida lui est apparue. Une autre époque, et le même coup de foudre. Il se revoit enfant, assis par terre devant la télé, découvrant la diva “empanachée de plumes, ruisselante de bijoux”“Elle chantait « Téléphonez-moi ! » sur un lit de tulle, comme si elle suppliait qu’on l’appelle, se remémore-t-il. J’ai fixé cette image et, comme la majorité des homos de l’époque quand ils l’ont vue pour la première fois, j’ai eu un flash : « Mais qu’elle est belle ! » Si, dans le paysage musical, les Vartan ou les Sheila avaient tous les arguments pour plaire aux gays, Matthieu estime qu’elles ne concouraient pas dans la même catégorie : “Sheila était, certes, passée des couettes au short à paillettes, mais à mes yeux elle demeurait une fille, pas une femme. Dalida, elle, incarnait la féminité à l’état pur. Et elle présentait ce côté fragile que ne renvoyaient pas les autres.”

Lucien, Luigi et Richard, ses grands amours

Les biographies de Iolanda Gigliotti – le vrai nom de la chanteuse – brodent à l’infini sur son mal de vivre, sur sa première tentative de suicide, en 1967, et sur sa “malédiction” : trois hommes qui ont marqué sa vie (Lucien Morisse, son ancien mari, Luigi Tenco, son grand amour, et Richard Chanfray, sa dernière longue relation) ont mis fin à leurs jours. Mais si ses douleurs ont ému le grand public, elles ont bouleversé ses admirateurs gays. La difficulté d’être épanoui en amour, l’impossibilité de construire une famille – elle devient stérile après un avortement –, la peur de la solitude et du vieillissement ont trouvé chez son public homosexuel un écho puissant.

Orlando évoque la déchirure qui minait sa sœur depuis l’internement de leur père durant la Seconde Guerre mondiale, comme tous les Italiens vivant en Égypte : “À cause de cette séparation – et de la mort de notre père dix mois après sa libération –, Dalida a éprouvé toute sa vie un sentiment d’abandon que les gays rejetés par leur famille peuvent aussi ressentir. Leurs souffrances présentaient des similitudes qui les rapprochaient.”

À lire aussi : Mylène Farmer, Dalida, Cher, Britney Spears... : anatomie des icônes gays

Alliée des gays de la première heure

Dès le début des années 1970, la diva est aussi un soutien discret mais déterminé de la cause homosexuelle. Dans une atmosphère oppressante où les gays doivent se planquer pour vivre leur sexualité, où les descentes de police dans les bars traquent les outrages à la pudeur, elle sème discrètement, mais sûrement, ses petits cailloux blancs. En 1973, quarante ans avant le mariage pour tous, une chanson insinue que “pour ne pas vivre seul, des filles aiment des filles, et l’on voit des garçons épouser des garçons”. Le titre est interdit en radio ; elle le défendra à la télé. “C’était la face B de « Paroles, paroles », et le 45 tours s’est extrêmement bien vendu, tout le monde a pu l’écouter”, rappelle Matthieu Moulin. “L’année d’avant, Aznavour avait sorti « Comme ils disent », embraye Henri. C’était émouvant et courageux. Ils étaient comme des alliés.” 

"Chacun est libre de son cœur et de son corps. Je suis contre tous les racismes. L’homosexualité est une différence, mais certainement pas une tare.”

Dalida

En 1979, Dalida monte d’un cran. Avec « Depuis qu’il vient chez nous », elle interprète une épouse qui sent son mari troublé par la présence d’un autre homme… Plus osé, plus explicite encore. Au début des années 1980, elle porte le fer dans les médias. Dans son livre-enquête Dalida, Mythe et mémoire, Barbara Lebrun cite cette interview accordée au Matin de Paris le 21 avril 1981, où l’artiste fustige l’hypocrisie du corps médical : “Je trouve extraordinaire que des médecins s’emploient à culpabiliser des hommes et des femmes qui aiment autrement. Chacun est libre de son cœur et de son corps. Je suis contre tous les racismes. L’homosexualité est une différence, mais certainement pas une tare.” En 1985, alors qu’un climat de confusion et d’angoisse s’est installé autour des rapports entre homosexualité et sida, elle réaffirme son soutien sur le plateau de TF1.

Psychanalyste et auteur du livre Dalida sur le divan (adapté sous forme de spectacle musical au Off d’Avignon du 7 au 30 juillet), Joseph Agostini décrypte la portée du message : “Une partie de son public était très conservateur. Une chanteuse populaire qui tient ces propos à la télé permet vraiment aux mentalités d’évoluer.” Au risque de se couper d’une frange de supporters ? “Quand elle était persuadée qu’une cause était juste, elle fonçait, assure Orlando. Elle ne pensait ni à elle ni à sa carrière. Depuis toute petite, elle avait envie de contrarier le destin.”

"J'attendrai" : naissance d'une disco queen

Rue d’Orchampt, à Montmartre, où vit Dalida, les gays sont nombreux à faire partie de son cercle amical et professionnel. Ils forment une sorte de tribu dans laquelle gravitent, outre son frère Orlando, Pascal Sevran, futur créateur de l’émission La chance aux chansons, Max Guazzini, futur directeur de NRJ, et Bertrand Delanoë, futur maire de Paris de 2001 à 2014. “Cette personnalité chaleureuse, ­italo-égyptienne (et naturalisée française), qui avait chanté « Bambino » pour leurs parents, qui ranimait le music-hall à plumes, qui fréquentait François Mitterrand et évoluait dans une grande maison toujours ouverte, avait tout pour leur plaire. Dotée d’une certaine expérience, amoureuse de l’amour, mais toujours déçue, elle avait en elle quelque chose de l’amie qui console, à qui l’on peut se confier”, estime Joseph Agostini.

Trente-cinq ans après sa disparition, c’est toujours ainsi qu’on la perçoit. “Quand je vais dans le Marais, on l’évoque encore comme ça, assure Matthieu Moulin. Avec Mylène Farmer, elle occupe le sommet de la pyramide des icônes. On se retrouve dans ses textes quand ils parlent d’amour à sens unique, d’échecs, de malheur et… de bonheur, aussi, car nous aimons faire la fête !” C’est d’ailleurs à partir de 1976, quand la reine des variétés se transforme en disco queen avec le tube “J’attendrai”, qu’elle enrôle le plus grand nombre de gays dans son bataillon. “Là, ça a flambé !” dit Henri. Début des années 1980, les garçons, qui peuvent enfin sortir de la clandestinité, s’éclatent sur “Salma Ya Salama” et mettent en boîte (de nuit) les vieilles crispations dans un tourbillon de strass anti-détresse.

À lire aussi : Poésie, pop noire et discrétion : Fishbach peut-elle remplacer Mylène Farmer ?

Une Dalida aux multiples facettes

Si la plupart répondent toujours présents aux premiers “Monday ! Tuesday !”, chacun chérit sa Dalida, et pas seulement celle de la période boule à facettes. Car nombreux sont aussi ceux qui perçoivent en elle la douceur et la bienveillance maternelle. “Sa voix chaude berce, réconforte, estime Dylan, enseignant de 28 ans qui vit en Suisse et collectionne tout ce qui concerne la diva. J’ai une maman formidable, mais j’ai éprouvé un manque affectif dans ma vie, et Dalida est venue combler ce vide. Elle me soutient quoi qu’il arrive.” Un titre, “Lucas”, le touche particulièrement. Il résonne comme une déclaration d’amour de l’interprète à un enfant qui n’est pas le sien…

Pour d’autres, l’artiste incarne un fantasme sur talons aiguilles : celui de la femme qu’ils voudraient être, glamour, forte et vulnérable à la fois. Dans les soirées entre copains, combien sont-ils à s’être métamorphosés en Dalida d’une nuit ? Et dans quel cabaret transformiste n’a-t-elle pas son rond de serviette ? “Jusqu’aux années 1970, elle n’y était pas du tout une source d’inspiration, relève Joseph Agostini. Elle l’est devenue quand elle s’est mise à porter des boas, extrêmement maquillée, quand elle s’est engagée dans une exagération, une forme de mascarade. Ils ont adoré sa période disco.”

"Il y a chez elle quelque chose qui donne l’impression qu’elle peut se dégager du conflit masculin-féminin."

Joseph Agostini, psychanalyste et auteur du livre Dalida sur le divan

Splendeur du féminin, effet miroir, engagement en faveur de la cause, bande-son mélo ou calibrée pour la fête… Dalida coche toutes les cases, sans se laisser enfermer dans aucune. Elle est brune puis blonde, bombe méditerranéenne puis Phèdre en fourreau, incarne l’inexorable – par exemple lorsqu’elle reprend “Avec le temps” de Léo Ferré – et la gaîté entraînante des refrains d’été. Même son physique renvoie un je-ne-sais-quoi d’insaisissable. “Elle était très sensuelle, très élégante, mais il y avait aussi un petit côté masculin dans sa façon d’être, de bouger, qui peut aider un homme à se projeter. Et dont je reconnais qu’il m’a plu aussi, explique Henri. À ses débuts, elle avait également un timbre beaucoup plus grave. J’aimais beaucoup.” Comme un pont entre les genres ? “On ne peut pas parler d’androgynie à son sujet, insiste Joseph Agostini. La vamp italienne à la poitrine généreuse des années 1950 ou, plus tard, l’interprète d’« Il venait d’avoir 18 ans » n’ont vraiment rien d’androgyne. Mais il y a chez elle quelque chose qui donne l’impression qu’elle peut se dégager du conflit masculin-féminin. Alors que le féminin reste un problème pour certains homosexuels – la follophobie qui s’exprime sur les applis de rencontres en témoigne –, elle semble résoudre ce conflit.” Un atout de plus pour l’icône à l’heure des revendications non-binaires ?

Une fin tragique

D’un coup d’œil dans le rétro, Henri fait ressurgir les ombres du 3 mai 1987. Lorsqu’il apprend le suicide de Dalida, il est “anéanti” : “Elle faisait comme partie de ma famille. J’allais à toutes ses représentations quand elle passait à l’Olympia !” Survenu un mois après la première campagne de prévention du sida, son décès sonnait symboliquement le glas de la fête. “Lorsqu’ils ont appris sa mort aux infos, beaucoup ont éprouvé un sentiment de solitude. Ils se sont dit : « Tu nous laisses seuls »”, résume Joseph Agostini. Seuls pour affronter une épidémie qui s’entêtait à jouer le tempo de l’enfer plutôt que celui de “Gigi in Paradisco”. Seuls dans une France où le vent d’optimisme qui avait accompagné l’arrivée au pouvoir de Mitterrand s’essoufflait.Une page se tournait, définitivement.

Depuis, l’obstination, tantôt saluée, tantôt critiquée, d’Orlando à prolonger Dalida assure sa pérennité. En ce 35e anniversaire, Universal sort un coffret-événement, et Plon la troisième réédition de sa bio autorisée. À la fin de l’année, une école de la voix ouvrira ses portes à Aix-en-Provence sous le nom de Dalida Institute. Mais le souvenir de l’absente se perpétue aussi grâce à son public gay. “La longévité de Dalida doit beaucoup à la communauté, qui sort, s’amuse, parle d’elle et lui fait un bien fou !” salue Orlando, reconnaissant. D’autant qu’une certaine gratitude a infusé jusqu’aux jeunes générations. “Il n’était pas facile de prendre la parole à l’époque où elle l’a fait. Avant, je ne m’en rendais pas compte. Je l’ai réalisé avec les débats suscités par le mariage pour tous, insiste Dylan. Elle était admirable.” Alors qu’il habite encore chez son père et s’apprête à prendre un appartement, il n’imagine pas son futur domicile sans une pièce consacrée à sa passion. Chez Matthieu, aucun disque ne manque. Dalida le mérite bien.

À lire aussi : Drag : les reines du monde arabe secouent le patriarcat

Crédit : Vaadigm studio