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interviewLa Grande Dame, du drag à la musique : "C'est une mise à nu"

Par Florian Ques le 02/05/2025
La Grande dame

[L'interview est à lire dans votre têtu· du printemps, avec La Grande Dame en couverture !] Le passage des 25 ans est l'occasion d'un virage artistique complet pour La Grande Dame, qui délaisse les artifices du drag pour une renaissance en terres musicales avec Parfum orange, un EP de huit titres électro-rétro très délicieux.

Photographie : Darius Salimi Iruzubieta pour têtu·

Rarement drag queen a aussi bien porté son nom que La Grande Dame. On la découvre en juin 2022 sur le podium pailleté de Drag Race France, saison 1. Avec son interminable silhouette, sa démarche de modèle Victoria's Secret et son humour espiègle, la jeune Niçoise tape rapidement dans l'œil du public. Étiquetée "fashion queen" de la promo, elle se hisse jusqu'en finale face à Paloma et Soa de Muse, et renouvelle l'exploit lors de la deuxième saison de l'émission britannique RuPaul's Drag Race: UK vs The World. Elle est aujourd'hui la candidate de la franchise française la plus suivie sur Instagram, avec plus de 500.000 abonnés. Mais à 25 ans, Yann – le garçon sous les perruques – se réinvente déjà et a remisé ses faux cils pour donner une chance à son autre passion : la musique. Avec un premier EP de huit titres, Parfum orange, dévoilé le 28 février, le jeune chanteur sert un cocktail de titres électro torturés, créés en ricochet d'une "rupture avec quelqu'un de très toxique". Une bonne raison de tourner une page.

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Je n'avais encore jamais chanté en pur live sans ma tenue de drag. Physiquement, c'est plus confortable, en revanche ça l'est beaucoup moins psychologiquement ! Mais c'est cette mise en danger qui m'intéresse : il faut accepter de montrer une vulnérabilité. Mes textes sont très personnels, et parfois lourds, donc ça ne marcherait pas avec du drag et des paillettes. C'est une mise à nu.

  • C'est paradoxal d'envisager le drag comme une carapace, alors que c'est aussi un art qui peut exposer à l'homophobie…

C'est vrai, mais pas plus que d'être ouvertement pédé sur scène. Je vois même le drag comme un bon moyen de convaincre les hétéros, qui peuvent se dire : "Oui, ce sont des homos, mais c'est sympa ce qu'ils font quand même !" Mais est-ce que le drag reflète la réalité de l'homosexualité ou de l'identité queer ? Pas vraiment.

  • Tu ne serais pas tombé un peu en désamour du drag ?

Mon personnage est devenu assez commercial. Je ne vais pas m'en plaindre, car ça paye aujourd'hui mon projet musical. Mais quand j'ai commencé, c'est l'aspect punk, politique et subversif qui m'intéressait. Petit à petit, je l'ai perdu en passant à la télévision et en devenant plus consensuel…

  • À t'entendre, on dirait bien que tu as souffert d'un syndrome post-partum après Drag Race

Peut-être, même si après la tournée Drag Race on a pu constater tout le bien qu'on fait à la société, en tout cas à ceux qui nous regardent. C'est touchant de voir les parents emmener leurs enfants assister à ce show. En vérité, c'est surtout ma tournée américaine, durant l'été 2024, qui m'a laissé un goût amer. Là-bas, tu divertis une centaine d'individus ivres dans un bar glauque, on te balance ton cachet et tu rentres chez toi ! Je trouve ça très chic ce qu'est parvenu à créer Drag Race France, avec un vrai respect des queens.

  • Ton passage à la musique, c'est pour retrouver la passion ?

Après sept ans de drag à un haut niveau, j'ai eu envie d'autre chose. La musique, c'est un retour vers quelque chose de plus libre, de plus authentique.

  • Quelles sont tes références ?

J'ai grandi dans une famille de mélomanes : on écoutait autant Amadou et Mariam que Nickelback. J'ai aussi pas mal baigné dans les Daft Punk, et aujourd'hui je suis inspiré par Sébastien Tellier, La Femme, L'Impératrice… toute cette pop française actuelle. J'aime les synthés, tout ce qui fait un peu années 1980. La musique électronique est géniale parce qu'on a accès à toutes les textures possibles. C'était chouette d'aller vers ces sonorités-là, car mes textes sont un peu pesants. J'adore les contrastes, que ce soit dans la musique ou en jouant l'hyperféminité avec une voix de camionneur dans le drag.

  • On dirait que tu fuis la conformité comme la peste !

J'aime me mettre en danger, sinon je deviens un produit trop lisse. Après mon passage à la musique, certains fans se sont sentis trahis. Dans le clip de "Parfum orange", je m'affiche en mec aux côtés de la modèle trans Koko Barno, et des commentaires sous la vidéo qualifiaient ça de "coming in" ! Si ça devait être quelque chose, ce serait plutôt un coming out bi.

  • Et ça n'en est pas un ?

Peut-être ! (Rires.) Mais ce n'est pas le sujet. En vérité, je ne pouvais pas faire plus queer pour La Grande Dame qu'apparaître en mec au bras d'une meuf trans.

  • Tu as quand même conservé ton nom de drag pour ta carrière musicale…

C'était une vraie question que j'ai eu du mal à trancher. Mais ce nom est étroitement lié à mon histoire : ma mère et ma sœur travaillaient dans les vins et spiritueux, un milieu très macho où elles se faisaient appeler "les grandes nanas" par les beaufs, et en réponse elles se sont nommées "les grandes dames". Apparemment, il y a des gens que ça perturbe : j'ai déjà perdu 10.000 abonnés sur Instagram ! Alors c'étaient soit des mecs qui me suivaient pour se pogner en pensant que j'étais une nana, soit des fanatiques de drag qui me suivaient juste pour savoir la longueur des cheveux que j'ai achetés sur AliExpress. Dans les deux cas, tant pis, artistiquement je suis content de ce tri.

  • Dans Drag Race France, tu avais raconté la rupture avec ta famille. Les choses ont-elles évolué avec ton succès ?

Ça a fait du bien d'en parler à la télévision, on a pu renouer le contact. Mais je ne sais pas si c'est pour les bonnes raisons. Quand ton gamin passe à la télé, c'est plus facile d'en être fier. Ma chance, dans mon malheur, ça a été de ne plus avoir à rendre de comptes dès mes 18 ans, puisque je n'avais plus personne. J'avais ma liberté, c'était la récompense pour ce prix à payer qu'étaient la solitude et l'abandon. Je suis fier de ça. J'essaie de me concentrer sur moi, sur le fait d'être un bon ami, un bon frère, un bon amant…

  • Être un bon chéri, c'est quoi ?

C'est être empathique, attentionné, honnête. Je ne veux pas reproduire avec d'autres des choses qui m'ont vraiment blessé. Ce n'est pas si compliqué, je pense ! Il suffit d'avoir un peu de principes et d'empathie.

  • La Grande Dame est-elle un frein pour trouver l'amour ?

J'ai toujours cette peur sous-jacente qu'on se rapproche de moi par intérêt. Mais ce n'est pas ma source première d'angoisse… Avant ça, j'essaie de vite cerner si je ne suis pas tombé sur un pervers narcissique, un menteur ou autre. Une fois ces étapes passées, il n'en reste plus beaucoup !

  • Tu te vois papa, un jour ?

Je n'y crois pas trop. Ça pourrait arriver, si j'étais avec une personne chez qui c'est un réel désir, et si on avait les moyens de faire les choses bien. Mais mon enfance étant pas mal liée à une forme de précarité sociale, je veux que tous les voyants soient au vert. Et puis, au vu de l'état du monde…

"Les ados d'aujourd'hui vont devoir grandir avec l'idée que tous nos droits peuvent facilement être retirés."

  • Tu es né à l'aube de l'an 2000, le tournant qui devait tout changer. Quel bilan tu dresses de ce premier quart du siècle ?

Je suis de la génération qui a grandi après le 11-Septembre, donc je n'ai connu que les aéroports ultra-sécurisés, la xénophobie, le racisme, etc. En prime, j'ai connu la progression constante des droits LGBTQI+ et voilà que ça recule ! Il n'y a qu'à voir ce qu'il se passe aux États-Unis depuis l'investiture de Donald Trump, par exemple les grosses entreprises américaines qui retirent leur soutien aux minorités… C'est grave. Rien n'est acquis, et les ados d'aujourd'hui vont devoir grandir avec l'idée que tous nos droits peuvent facilement être retirés.

  • Tu ne comptes pas tomber dans le désespoir à 25 ans ?

Non, j'ai aussi une niaque pour me battre en réaction à tout ça ! Il va falloir se battre plus frontalement pour nos fondamentaux, mais on va se retrousser les manches. On dirait que tout le monde se recroqueville sur soi-même pour l'instant, mais j'ai bon espoir que cela mène aussi à plus de luttes intersectionnelles.

  • Tu parlais de ta tendresse pour les années 1980 : ta génération a parfois l'air plus nostalgique des décennies passées que ceux qui les ont vécues !

Moi, ce sont surtout les années 1970 qui me captivent ! J'ai beaucoup d'amis plus âgés qui me racontent cette période-là, et c'est souvent très beau. Ils évoquent l'insouciance, la vraie, d'une jeunesse libre qui ne parlait pas d'argent… Aujourd'hui, on cherche peut-être un retour à cette insouciance.

  • As-tu le sentiment de faire partie d'une génération anxieuse ?

On nous souffle le chaud puis le froid, on est tout le temps dans la tempête… Je me sens un peu dans une période charnière, après avoir grandi avec le sentiment que tout était acquis et que j'allais avoir une vie tranquille par rapport à mon identité queer. Et là, à 25 balais, je me rends compte que non ! C'est une claque au visage. Je dirais qu'on est tous un peu perdus, avec l'idée que ça ne va pas s'arranger… C'est la génération douche froide.

  • Tu arrives à te projeter en 2050 ?

Je ne préfère pas ! Je prends les choses comme elles viennent, mon mantra c'est de faire chaque jour le maximum pour me rapprocher de mes objectifs. Et d'avoir une vie meilleure que celle dans laquelle je suis arrivé au monde.

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