[Portrait à retrouver dans le magazine têtu· de l'hiver] De Sexy Sushi à Kompromat – dont le deuxième album, Plдying / Prдying, sort ce vendredi 24 janvier –, Rebeka Warrior continue de nous enivrer avec une techno inventive, radicale, mélancolique et joyeuse à la fois : en un mot, lesbienne.
Photographie : Mylène Comte pour têtu·
"Le sex-appeal de la policière…" Bébé gouines, daronnes goudous et lesbiennes de tout poil, nous avons toutes dansé, bien accompagnées de tant de potes gays, en gueulant les paroles de ce tube de Sexy Sushi, le groupe électroclash de Rebeka Warrior. Plus de vingt ans après la sortie de ce titre, la musicienne, connue à la ville comme Julia Lanoë, a reçu le têtu· 2024 de la performance la plus brat de l'année.
Il faut dire que tout au long de sa carrière, que ce soit avec ses autres groupes, Mansfield.TYA et Kompromat (en pleine tournée et qui sort son deuxième opus, Plдying / Prдying, ce vendredi 24 janvier), ou encore avec ses collaborations nombreuses et éclectiques, elle a su nous faire "mouiller devant derrière" et surtout au creux des oreilles… Mais c'est son duo avec Claire Ottaway, du collectif Astéréotypie, en live sur France Inter le 28 avril 2024, qui nous a tapé dans l'œil : "Que la biche soit en moi", titre issu de l'EP Dans le spectre, chatoyant et tellement lesbien.
Rebeka, arborant un trench-coat en cuir noir, et Claire avec son masque de biche pailleté, nous transportent dans les "vergers des bois" où siffle "le vol de chaque flèche chasseresse" : elles se trémoussent, se dandinent, grimacent, enchaînent les poses et les regards complices, elles s'éclatent comme si elles étaient seules au monde. "La société dit des queers qu'ils sont bizarres ou peu communs. Et, avec Claire, on est tout ça à la fois !" observe Rebeka Warrior. Au départ, l'EP devait d'ailleurs s'appeler Le Spectre arc-en-ciel : "Je trouve le terme magnifique. Ça signifie que chaque individu se situe à un endroit de ce spectre. On y est tous", argue-t-elle.
Astéréotypie rassemble des musiciens autistes (c'est à la base un atelier d'écriture dans un institut médico-éducatif) ; Oméga Etalo, du groupe Chevalier surprise et qui a écrit les paroles du deuxième morceau de l'EP, présente un handicap mental. C'est cette façon d'être au monde qui a séduit Rebeka Warrior, un regard dadaïste, une remise en question des conventions, qu'elles soient idéologiques ou esthétiques. "Ça me plaisait de revenir à mes premières amours, la poésie surréaliste. C'est important de ne pas passer par des manières de penser classiques", explique-t-elle. Alors leurs chansons parlent de sujets décalés, "de biches qui gambadent dans la forêt, d'archerie, de déterminer si Céline Dion est provocante…"
Rien à voir avec les thèmes habituels de Rebeka Warrior : "Dans le spectre ne parle ni de mysticisme ni de la mort, souligne-t-elle. Oméga a écrit « Rendre la monnaie ». C'est très concret puisqu'en effet, quand tu vas à la boulangerie, tu as envie qu'on te la rende correctement." Dans ses autres projets, les textes de Rebeka Warrior expriment des émotions intemporelles et respirent la mélancolie, mais aussi la joie : "Je lis Marc Aurèle, les textes bouddhistes, les stoïciens, de la poésie grecque ancienne… Pas mal de vieux trucs. J'essaye d'affiner mon écriture mais quand ce que je lis date de 500 avant l'ère chrétienne, je ne sais pas trop dans quel sens j'évolue !"
Une histoire de goudous
Post-punk, post-industrielle, post-électro, new-cold-wave… Rebeka Warrior touche à tout et voit loin. "Mon plan de carrière est davantage ancré sur le long terme. De nos jours, les artistes sortent un single et montent en flèche, tout va très vite. Moi, j'emprunte une voie plus longue, un chemin où je développe mon truc, et qui m'aime me suive", explicite celle dont chaque projet n'est en réalité qu'une infime partie d'un grand ensemble, très marqué par son vécu lesbien.
Comme dans les complaintes mélancoliques de Mansfield.TYA, son groupe créé en 2002 avec Carla Pallone. "On a réussi à faire de la new wave avec du violon. C'était impensable, ça n'allait pas ensemble", pointe-t-elle. Le nom lui est venu en lisant les journaux intimes d'Anaïs Nin où l'écrivaine raconte sa relation avec l'auteur américain Henry Miller, alors qu'elle a aussi une aventure avec la femme de ce dernier, qui se surnomme June Mansfield. "Je me suis dit : « Waouh une histoire de goudous ! » Alors je l'ai prise comme référence artistique", s'amuse Rebeka Warrior. Anaïs Nin a commencé son journal quand elle avait 7 ans et ne l'a achevé qu'à sa mort : "Je trouvais ça beau d'avoir devant les yeux l'histoire d'une vie. C'est ce que je fais dans mes morceaux : ce sont en fait des petits journaux."
La joie, la peine, elle alterne. À Paris, elle fait danser des foules de lesbiennes depuis ses premiers DJ sets en 2016. Trois ans plus tard, elle revient à l'EBM et à la cold wave, aux ambiances mystiques très dark et aux velléités transcendantales, avec le premier album de Kompromat, son duo avec le DJ Vitalic, Traum Und Existenz. Le clip du morceau "De mon âme à ton âme" est réalisé par la cinéaste lesbienne Claire Burger et met en scène l'actrice tout aussi goudou Adèle Haenel.
"Ce qui est drôle, c'est que j'ai toujours écrit pour les lesbiennes parce que j'écrivais mes histoires", note Rebeka Warrior. Elle s'appuie pourtant très peu sur des références lesbiennes ou féministes : "Je suis nulle dans ce domaine." Dès qu'elle a quitté son "bled" – Saint-Nazaire, où elle est née en 1978 –, elle a voulu écrire des chansons explicites pour pallier son manque de modèles. "Trop lesbienne ? Trop niche ? Je n'écoute pas ce qu'on me dit, je n'en ai rien à secouer. C'est pareil quand j'ai créé mon label, c'est une façon de dire haut et fort : « Je parle aux miens, que les autres aillent se faire cuire le cul ! »" lance-t-elle dans un sourire insolent. Si le public est prêt à s'ouvrir à une musique pensée pour les gouines, alors il est le bienvenu : "J'ai envie de parler au plus grand nombre, mais je ne peux pas faire de concessions."
Dans son dernier film, Langue étrangère, sorti en septembre 2024, Claire Burger met en scène une romance adolescente entre deux correspondantes – une Française et une Allemande – qui se découvrent des sentiments en même temps qu'elles développent leur conscience militante. Qui de mieux pour en signer la bande originale cold wave et techno que le duo bilingue Kompromat ? Pour la série lesbienne Split, créée par Iris Brey et sortie fin 2023, Rebeka Warrior a composé des textes bien humides : "Prends ma main, prends-moi bien, mets-y tous les doigts, les cinq à la fois." Quand elle envoie ce passage aux producteurs, ils refusent net. "On a tenu bon, déclare-t-elle fièrement. Ça fait du bien d'entendre des mots crus. Il faut que les lesbiennes soient représentées, et pas toujours d'une manière romantique. Tous les quatre matins on entend des paroles crues parler de sexe hétéro et ça ne pose aucun problème." D'ailleurs, il y a déjà plus de vingt ans, elle chantait : "La policière aux cheveux bouclés, dans son uniforme super moulé, rend mes tétons tout pointés, je prends mon pied." Tout un programme.
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