La rentrée littéraire 2018 a été particulièrement LGBT-friendly. Petite sélection très subjective et non-exhaustive de la rédaction de TÊTU, avec six ouvrages queer à découvrir sans plus attendre.
« Notre Désir » de Carolin Emcke
« Être homosexuel, ce n’est ni bien ni mal - c’est. » Avec son essai, Notre Désir, Carolin Emcke ausculte ses désirs et leur naissance. Un récit personnel très puissant qui nous livre l’histoire d’une certaine jeunesse allemande des années 1980, époque durant laquelle on ne pouvait pas parler d’homosexualité. Cette philosophe - élève de Jürgen Habermas - dit avoir écrit cet essai à la manière « d’une fugue, avec des variations et des motifs ». Écrit à la première personne, elle interroge son rapport à l’intime, mais explore surtout la conquête de ses propres désirs, dans une société qui enferme, moralise. Qui sommes-nous vraiment ? Découvrons-nous notre désir, où est-ce notre désir qui nous découvre ?
Depuis les bancs de l’école, celle qui est aussi correspondante de guerre, décortique une société où règne la binarité. Un monde scindé en deux sexes « avant même que les corps en aient pris conscience », dans lequel elle se sent « différente » avec un désir « qui n’est pas celui de tout le monde ». C’est une analyse des marges aussi, dans laquelle elle s’adresse à toutes celles et tous ceux qu’on prive de leurs désirs, donc de leur dignité. Si Carolin Emcke se définit comme queer c’est parce que l’homosexualité est selon elle « une catégorie historique qui façonne un être humain tout entier ». Notre Désir est un essai à cette image. Au fil des pages, le je se transforme en nous et la quête de Carolin Emcke devient, elle, universelle.
Notre désir, de Carolin Emcke, traduit par Alexandre Pateau, est paru le 29 août 2018 aux éditions du Seuil.
« Appelez-moi Nathan », de Catherine Castro et Quentin Zuttion
C’est un jour d’été ensoleillé. Nathan est à la plage avec sa mère et son frère. Ils se baignent, s’éclaboussent. Un jour d’été comme un autre, en somme. Nathan baisse la tête et passe la main sur le reflet de sa poitrine, celle d'une fille. Pourtant, Nathan est un garçon.
S’entame un long parcours vers l’acceptation de soi. Le jeune garçon explore, d’abord seul, son identité. « Anormale ? Lesbienne ? Garçon dans un corps de fille ? Transgenre ? » Quand les mots sont posés vient le temps de l’incompréhension. « Pourquoi est-ce que les autres ne voient pas que je suis un garçon ? »
L’incompréhension des parents aussi, démunis face à ce qu’ils croient être une simple crise d’adolescent. Avant de comprendre que c’est bien plus que ça. Autant de questions qui résonnent alors que vient la puberté et que Nathan explore sa sexualité.
Dans la bande dessinée Appelez-moi Nathan, tirée de l'histoire vraie de Lucas, Catherine Castro raconte avec beaucoup de justesse la découverte de la transidentité, dans la douleur souvent, la violence parfois. Certaines illustrations, sous le crayon du talentueux Quentin Zuttion, un habitué des dessins et thématiques queer, sont difficiles. Presque insupportables. Un ouvrage pédagogique et touchant.
Appelez-moi Nathan, de Catherine Castro et Quentin Zuttion, paru le 5 septembre 2018 aux éditions Payot Graphic.
« Sous les branches de l'udala », de Chinelo Okparanta
Avec ce tout premier roman signé à 37 ans, elle s’inscrit déjà dans la lignée des autrices nigérianes féministes désormais incontournables, comme Chimamanda Ngozi Adichie, qu’elle remercie d’ailleurs à la fin de son livre.
Dans Sous les branches de l’udala, Chinelo Okparanta raconte la découverte d’une sexualité lesbienne naissante et d’un amour interdit dans un Nigeria à feu et à sang, miné par les conflits interethniques. En pleine guerre du Biafra, la jeune Ijeoma, chrétienne et igbo, fait la connaissance d’Amina, orpheline musulmane et haoussa, un peuple ennemi. Tout les sépare, les oppose. Les deux jeunes filles tombent pourtant follement amoureuse, sous les regards accusateurs de leurs proches, et principalement la mère d’Ijeoma, qui tente de "guérir" sa fille et de la "protéger des démons qui cherchent à la condamner aux enfers" en lui lisant la Bible. Bien sûr en vain.
Sous les branches de l’udala est un récit initiatique, courageux, politique, qui questionne le poids des religions et des traditions dans un pays où être être homosexuel.le peut coûter jusqu’à 14 ans de prison ferme. A mettre entre toutes les mains.
Sous les branches de l'udala, de Chinelo Okparanta, traduit de l'anglais (Nigeria) par Carine Chichereau. Paru le 23 août 2018 aux éditions Belfond.
"Arcadie", d'Emmanuelle Bayamack-Tam
Avec Arcadie, Emmanuelle Bayamack-Tam nous emmène dans un lieu hors de tout, une faille spatio-temporelle, repliée sur elle même. Un trou-noir nommé Liberty House. Un projet de vie communautaire, libertaire, autogéré qui repose sur l’amour libre et la vie au vert. Un lieu éminemment politique. Ici se côtoient une trentaine de résidents, des éclopés de la vie, guidés par Arcady, un gourou qui érige l’amour inconditionnel de l’humain, en solution à tous les problèmes.
Entre les « obèses, les dépigmentés, les bipolaires, les électrosensibles, les grands dépressifs, les cancéreux, les polytoxicomanes et les déments séniles », il y a Farah, la narratrice, en pleine adolescence. Arrivée dans la communauté à 6 ans avec ses parents, elle raconte le quotidien de cet éden hippie préservé de tout outil technologique.
Ce roman d’apprentissage, est centré sur l'évolution de Farah qui scrute, décortique, parfois dans une poésie âpre et très crue, son identité et sa sexualité. Page après page, elle se concentre sur son corps et sur l’apparition d’attributs masculins, qui jettent le trouble dans son esprit. Une quête d'identité, qui prendra fin avec l'acceptation de son intersexuation et l’arrivée d’un migrant érythréen dans la communauté. L’adolescente devra alors trouver la force de s’affirmer et de s'affranchir de sa communauté.
Un récit puissant, grâce auquel l’auteure Emmanuelle Bayamack-Tam repousse les frontières de la morale et de l’identité en interrogeant la notion de norme.
Arcadie d'Emmanuelle Bayamack-Tam est paru aux éditions P.O.L. en août 2018.
« Archives des mouvements LGBT », d'Antoine Idier
La création d’un centre d’archives LGBT+ à Paris est évoquée depuis plus de 20 ans, mais n’a toujours pas abouti. De quoi rendre la publication de cet ouvrage plus que salutaire et nécessaire.
Dans ce beau livre, Antoine Idier, sociologue et historien, a décidé de rassembler des archives pour la plupart inédites. L'ouvrage se divise en cinq périodes, s’étalant de 1890 à nos jours. Il est nourri d’une investigation documentaire de grande ampleur : affiches, couvertures de journaux (de TÊTU notamment), tracts, correspondances, photographies…
La lecture se fait à plusieurs niveaux. L’histoire des luttes d’abord, avec le point de vue de nombreux et nombreuses militant.e.s de différentes générations. Tous et toutes incarnent la diversité des expressions minoritaires rassemblées sous l’acronyme LGBT+. Ces militant.e.s ont écrit cette Histoire.
C’est aussi une réflexion sur les archives qui est menée en filigrane. Parce qu’il faut avant tout collecter, pour ne pas que l’histoire s’efface. Il faut surtout se demander comment on lie et relie tous ces documents.
En ce sens, le pari de l’auteur est réussi. Car à travers cet ouvrage, c’est la question du regard porté sur ces documents historiques qui est soulevée. L’archive en elle-même peut tout et rien dire. Antoine Idier nous propose de nous en saisir, afin de soulever de nouveaux problèmes et de nouvelles interprétations. Il nous laisse ainsi la possibilité (et cite Marx) de « magnifier les luttes nouvelles » au lieu de « parodier les anciennes ».
Archives des mouvements LGBT, Histoire de luttes de 1890 à nos jours, d'Antoine Idier, paraît le 24 octobre aux éditions Textuel.
« Ça raconte Sarah », de Pauline Delabroy-Allard
Ça raconte une histoire d’amour entre deux femmes. Une première relation lesbienne. Une passion enflammée, dévorante. « Une tempête », qui emporte tout sur son passage. Renverse toutes les idées reçues, devient l’unique raison de vivre de la narratrice, dans un quotidien morne et jusque-là franchement ennuyant. Celle-ci fait le récit détaillé de sa rencontre avec Sarah, dans un style à l’image des sentiments naissants qui la submergent. Impatient, véloce, ardent.
La première partie se lit d’une traite, dans le rythme effréné d’un amour soudain qui, comme toutes les passions dévorantes, laisse une boule au ventre, puis un creux, un vide. Sarah a un cancer, que l’on devine dès les premières pages. Vient alors le temps de la douleur, du désespoir, de l’anéantissement. Du récit sombre de la rupture, dans une seconde partie plus lente et contemplative. De la mort de l’âme et du coeur de la narratrice, qui errent sans but précis, en Italie, noyés dans des verres de Spritz jusqu’à plus soif.
Ça raconte ça, Sarah : la maladie d’amour, dont on peine à se relever. On aurait pu espérer une fin plus heureuse de passion lesbienne, pour une fois. Mais on pardonne à l'autrice. Parce qu’avec ce tout premier roman écrit à 30 ans, Pauline Delabroy-Allard était la seule femme sélectionnée parmi les huit auteurs en lice pour le prestigieux prix Goncourt. Parce que son livre donne aussi à voir, avec justesse et sans clichés, le désir et la sexualité entre femmes. Surtout, ça raconte le deuil amoureux, qui nous frappe indistinctement et avec la même brutalité dévastatrice, que l’on soit hétéro, lesbienne, bi ou gay. Avant de vous laisser raconter Sarah, veillez donc à avoir le coeur un peu accroché.
Ça raconte Sarah, de Pauline Delabroy-Allard, est paru le 6 septembre 2018 aux éditions de Minuit.
Critiques rédigées par Marion Chatelin, Youen Tanguy et Rozenn Le Carboulec.
Crédit photo : Creative Commons.