roman"Les histoires d’amour entre femmes et hommes n’ont aucun intérêt" : "Ça raconte Sarah", le roman d'une "tempête" lesbienne

Par Rozenn Le Carboulec le 31/10/2018
"Les histoires d’amour entre femmes et hommes n’ont aucun intérêt" : "Ça raconte Sarah", le roman d'une "tempête" lesbienne

Avec son roman, Pauline Delabroy-Allard faisait partie des huit ouvrages pré-sélectionnés pour le prestigieux prix Goncourt, avant d'être finalement écartée de la liste des finalistes ce 30 octobre. Dans Ça raconte Sarah, elle dépeint avec fougue une passion amoureuse entre deux femmes. Une rencontre décisive, qui va chambouler le quotidien des deux personnages, jusque-là hétérosexuel. Et franchement morne, en ce qui concerne la narratrice. « Une tempête » lesbienne en guise de tout premier roman, de la part d'une jeune autrice de 30 ans, ça a forcément intrigué TÊTU. Interview.

Pas trop déçue de ne pas figurer parmi les quatre finalistes du prix Goncourt ?

Je m'y attendais un peu... Je suis déçue qu'il ne reste pas de femme, surtout.

Ça faisait quoi, justement d’être la seule femme sélectionnée parmi les huit auteurs en lice pour ce prix ?

C’était une grosse responsabilité. Mais je trouve ça dommage, en fait. Cette sélection me laissait un peu perplexe. Une femme sur huit, c’est quand même pas grand-chose. Même si j'étais bien sûr ravie d'avoir été sélectionnée.

Pourquoi avoir choisi de raconter une passion amoureuse entre deux femmes pour un premier roman ?

Parce que c’est ce qui m’intéresse. Je ne me voyais pas raconter autre chose. Je trouve que les histoires d’amour entre femmes et hommes n’ont aucun intérêt. Et surtout, il y en a partout. On ouvre n’importe quel roman, n’importe quel magazine ou programme télé, on ne voit que ça. 

Pourquoi dis-tu qu’une histoire d’amour entre une femme et un homme n’a aucun intérêt ?

Parce que c’est nul (rires) ! Non mais c’est, en réalité, un schéma qui m’intéresse beaucoup moins, pour plein de raisons. Et en termes narratifs, c’est le sommet. Je n’avais pas du tout envie de mettre en avant ce type d’interactions. Pour autant, il y a quand même un personnage masculin dans mon roman, que j’adore, qui est le patron du café en Italie. Ce n’est pas un livre contre les hommes. Mais en tout cas, le couple homme-femme n’était pas envisageable.

Tu n’aurais jamais pu écrire la même histoire à propos d’un couple hétérosexuel ?

Ah non, impossible. Et quand on me dit : « Mais ce qui est très beau, c’est que ce n’est pas important que ce soit deux femmes », ça me fait plaisir parce que j’ai l’impression que le texte touche sans considérations de genre ou d’orientation sexuelle, mais pour moi c’est, au contraire, important. Je trouve ça un peu bizarre comme remarque, et elle revient assez souvent.

Pourquoi avoir fait le choix de raconter une passion amoureuse entre deux femmes qui se pensaient toutes deux hétérosexuelles à l'origine ?

Je voulais parler de la surprise de l'amour, d'un amour si puissant qu'il fait tout vaciller, y compris les certitudes les plus ancrées, les habitudes les plus anciennes. La beauté et l'intensité de ce qui se passe entre Sarah et la narratrice vient aussi du fait qu'elles se découvrent, qu'elles vivent quelque chose qu'elles ne pensaient jamais vivre, qu'elles y trouvent une révélation. Que plus rien, après, ne sera comme avant.

Dans le livre, tu écris : « L’amour avec une femme : une tempête ». Plus qu’avec un homme ?

Oui, évidemment. Alors là, je m’en cache pas du tout. D’un côté, il y a la mer calme - et encore je suis gentille -, et de l’autre il y a la tempête.

« C’est un petit secret, c’est un petit trésor ces moments intimes entre femmes, donc je n’avais pas forcément envie de les raconter. »

Comment as-tu envisagé la description des scènes de sexe entre Sarah et la narratrice ? C'était important pour toi de montrer le sexe lesbien ?

Ah oui ! C’est pour ça que je suis très étonnée quand on me dit que ça pourrait être l’histoire de n’importe qui. Il y a pas mal de scènes plus qu’érotiques. Si j’avais voulu faire une histoire universelle, ce qui n’est pas le cas, j’aurais pu écrire sans rien de sexuel. Je voulais décrire ça, mais c'est un exercice très difficile, parce que soit on s’adresse à des lesbiennes, et du coup elles savent de quoi on parle, soit on s’adresse à des hommes et c’est plus compliqué. Enfin, c’est un petit secret, c’est un petit trésor ces moments intimes entre femmes, donc je n’avais pas forcément envie de les raconter.

Je voulais décrire les choses de manière juste, mais sans que ça paraisse racoleur pour les hommes. C’était ma grande frayeur. En écrivant ces scènes-là, je me disais « merde »… Ça m’a rappelé la sortie du film « La Vie d’Adèle », à propos duquel on a pu lire des trucs atroces. Je ne voulais pas tomber là-dedans. Et en même temps, je voulais que ce soit dans le récit, que ce soit parmi d’autres choses. La passion, c’est aussi ça, c’est faire l’amour tout le temps. Et il fallait que ça apparaisse.

Est-ce qu’on peut voir dans ce récit un acte militant ?

Je me suis moi-même posée la question. Je ne crois pas que ce soit un grand texte militant. J’écrirai peut-être un jour ce genre de choses, mais j’ai lu beaucoup de textes militants et celui-ci n’a rien à voir. Je ne revendique rien. Même si je pense que c'est bien mieux qu’une relation avec un mec, je montre aussi un peu les travers de cette relation-là, qui est épuisante. Donc ce n’est pas non plus un manifeste lesbien - ce que j'ai pu lire aussi. Si je voulais faire un manifeste lesbien, je ne m’y prendrais pas comme ça.

« C’était une histoire que je voulais écrire depuis longtemps. »

La première partie du roman est écrite dans un style véloce, ardent. Les phrases courtes s’enchaînent, à l’image des sentiments qui submergent la narratrice. Cela donne également le sentiment d’une sorte d’urgence à coucher cette histoire sur papier, était-ce le cas ?

Oui, parce qu’au moment où j’ai pu le faire, je me suis dit que ça n’allait pas se reproduire. C’était une histoire que je voulais écrire depuis longtemps, je l’avais dans la tête et la vie ne me laissait pas trop l’opportunité de le faire. Et au moment où j’ai pu l’écrire, je voulais coller à cette espèce d’exaltation que ressent la narratrice. J’avais un temps assez réduit et je me suis dit : allez, on y va ! Du coup, je pense que l’écriture s’en ressent parce que j’étais moi-même un peu dans une tempête.

Tu l’as écrit en combien de temps ?

Je l’ai écrit en un an, mais avec une assez longue pause entre l’écriture de la première et de la seconde partie. Et puis, je ne sais pas faire ce truc d’écrire tous les jours.

De nombreuses références culturelles émaillent le récit et marquent des ruptures dans la narration. La musique principalement, Sarah étant violoniste. « Les Quatre saisons » de Vivaldi, « Hiroshima mon amour » de Marguerite Duras… Ces oeuvres ont-elles inspiré la progression du récit, ou est-ce l’inverse ?

Ce sont des choses qui parsèment le texte mais qui n’ont pas été mes piliers pendant cette année d'écriture. J’ai dû quand même écouter les deux quatuors dont je parle vraiment, et la « Jeune fille et la mort » de Schubert, évidemment, parce que je voulais en parler avec justesse. Mais ces choses sont en fait venues à moi toutes seules pour illustrer ce que j’étais en train de raconter, au fil du récit. Quand la narratrice se dit que cette histoire qu’elle vit avec Sarah est tellement incroyable qu’elle a l’impression qu’elle vit une chose surnaturelle, je me suis souvenue d’un dialogue d’« Hiroshima mon amour’».

« J’avais envie de faire un texte très musical, parce que je pense que j’ai une frustration énorme de ne pas être moi-même musicienne. »

De nombreuses formules reviennent de manière récurrente, comme « C’est une enfant. J’aime une enfant ». Pourquoi ?

J’avais envie de faire un texte très musical, parce que je pense que j’ai une frustration énorme de ne pas être moi-même musicienne. Du coup, il y a ce truc en musique qui me fascine. Les leitmotivs dans la musique classique notamment. Ce qu’on entend très fort dans la « Jeune fille et la mort », justement. Et j'ai un peu copié ça. J’avais envie d’essayer ça avec la langue et pas les notes. Moi je suis complètement obsessionnelle, je peux écouter vraiment le même morceau en boucle, un nombre de fois incalculable qui pourrait rendre taré n’importe qui, et j’avais envie que le texte montre cet effet d'obsession.

A travers le portrait de Sarah, « vivante », comme tu le répètes de très nombreuses fois au cours du récit, c’est aussi une sorte d’ode à la vie qui se dessine. La deuxième partie est, à l’opposé, assez morbide. Pourquoi avoir choisi de construire le récit ainsi ?

Pour schématiser, j’ai lu pas mal que c’était une partie sur la vie, une partie sur la mort. Moi je ne voyais pas ça comme ça. J’avais envie de faire le portrait d’une femme - Sarah - et le portrait d’une ville - Trieste. Ça, c’était mon projet de départ. Le fait est que le personnage de Sarah est extrêmement vivant, débordant, fatigant de vie. Donc le style qui m’est venu, c’est celui dont on a parlé, dans l’urgence, la rapidité. Il se trouve que c'est une partie qui est vivante. Mais en creux, il y a quand même l’idée de la mort avec le prélude.

« J’avais envie de dire aussi que, dans le plus dégueulasse des chagrins, il reste quand même de la joie. »

Pour la deuxième partie, je voulais vraiment peindre cette ville de Trieste qui me fascine complètement et ne pas faire une partie morbide, même si elle est plus dure que la première. C'est pour moi une partie très importante parce que c’est celle où la narratrice prend corps et devient un personnage elle-même. Et elle arrête d’être dans cette espèce d’admiration folle qu’elle a pour Sarah dans la première partie, où elle n’existe pas. Il y a très peu de « je », un peu au début, puis très vite c’est « elle » tout le temps. J’avais envie de dire aussi que, dans le plus dégueulasse des chagrins, il reste quand même de la joie. Donc j’espère que cette deuxième partie est quand même un peu du côté de la vie.

Ce n’est pas forcément ce qu’on en retient à la lecture, de prime abord...

Oui, je ne dis pas le contraire, mais la narratrice se promène quand même, elle est émerveillée par plein de trucs. A un moment, elle dit « la vie sans elle, c’est quand même la vie ». J’aimerais bien qu’on retienne ça aussi de cette deuxième partie.

Tu laisses finalement planer le doute sur la mort de Sarah, dressant un parallèle entre sa mort physique, concrète, et le deuil amoureux, qui ne font plus qu’un. C’est la même chose, finalement ? Subir l’un ou l’autre est aussi douloureux ?

Ce que j’ai voulu raconter, c’est comment - et c'est affreux -, comment c’est presque plus douloureux de perdre l’amour que de perdre quelqu’un. Il y a des gens que ça rend complètement fous. Mais c’est un livre sur ça. Et oui, bien sûr que c’est la même chose et que l’un fait corps avec l’autre, c’est-à-dire que l’on se demande si Sarah meurt, parce qu’il y a un doute là-dessus. Et si elle meurt, si elle meurt de sa maladie. Sa maladie, c’est un cancer du sein, ce n’est pas pour rien. Qu’est-ce que c’est que le sein ? C’est son sein gauche, côté coeur. La maladie, ce serait la maladie d’amour, comme dit la chanson. C’est un cancer pourquoi pas métaphorique, on n’en sait rien en fait. Est-ce que ce n’est pas juste la passion qui l’a achevée ? On ne sait pas. Plus que la mort supposée de Sarah, ce qui rend dingue la narratrice, c’est le fait qu’elle ne l’aime plus.

Il est vrai que ce qui lui arrive reste dans le flou, mais ce qui arrive à la narratrice aussi. Il n’y a aucune réponse pour aucune des deux. Et moi je ne donne pas ma réponse personnelle là-dessus, même si j’en ai une pour les deux femmes bien entendu...

Tu préfères laisser planer le doute ?

Oui, mais parce que j’adore ça. Il y a des gens qui ont des théories incroyables !

« Je serais infoutue d’écrire une histoire complètement déconnectée de moi. »

Comme la narratrice, tu es professeure dans un lycée, tu as une fille… On ne peut donc pas s’empêcher de penser que son personnage te ressemble un peu. Ce récit s’inspire-t-il d’une histoire vécue ?

On fait une bonne équipe, la narratrice et moi, je crois. Je suis proche de ce personnage et à la fois pas tellement. Il est créé comme ça parce que je dis souvent que je n’ai pas d’imagination, et je crois que c’est vrai. Je serais infoutue d’écrire une histoire complètement déconnectée de moi. J’ai besoin d’observer, de voir et de recueillir ce qui se passe, donc il y a des similitudes. Après, la narratrice est un personnage totalement effacé. Moi je n’ai pas du tout le sentiment d’être comme ça dans la vie. Et pour la passion, c'est la même chose, je pense qu’il n'est évidemment pas possible d’écrire un texte comme ça s’il ne nous est jamais rien arrivé sentimentalement parlant. Ou alors, il faut avoir cette capacité de fiction qui moi m’est complètement étrangère. Donc oui, ça ne sort pas de nulle part. Ce sont des choses que j’ai soit vécues moi-même, soit observées.

La plupart des histoires d’amour lesbiennes, racontées en littérature ou au cinéma, finissent mal. La tienne ne fait pas figure d’exception et on ne peut s’empêcher de le regretter un peu. Est-ce que toutes les passions finissent nécessairement mal, à tes yeux ?

Oui, c’est la différence que je fais entre les histoires d’amour et la passion. Là en l’occurence, je n’ai pas du tout écrit une histoire d'amour. Si je l’avais fait, elles auraient pu vivre ensemble pendant des années, avoir plein d'enfants et être très heureuses. Mais il fallait que ça ait un terme. Et du coup, pour ne pas duper mes lecteurs et lectrices, il y a le prologue.

Après ce n’est pas du tout ma vision de la vie. Par exemple on me dit : « Vous êtes quelqu’un de très sombre, vous ne croyez pas en l’amour ». Bah si, bien sûr ! Et entre tous les êtres du monde. J’y crois très fort. Mais là, je voulais raconter autre chose.

Pourquoi était-il important pour toi de ne pas duper les lectrices et les lecteurs ?

Parce que je n’aime pas être dupée moi-même ! C’est vraiment un truc que je déteste, qu’on me fasse des sales coups du type : « Ah, t’y as bien cru hein ! ». En tant que lectrice, je ne supporterais pas. Et puis j’avais en tête cette scène d’ouverture depuis un an, je n’envisageais pas mon livre autrement. J’avais la scène de fin aussi. Mais parce que c’est à l’image des histoires d’amour où l’on a de grands moments de lucidité parfois, où l’on se dit « ce que je vis est incroyable, mais ça va finir ». En tout cas, moi ça m’arrive. Et du coup, j’avais envie de ça. Qu’on regarde l’autre en se disant « un jour il n’existera plus », ou « on n’existera plus ensemble ». C’est horrible (rires) ! C’est affreux ces moments-là, et en même temps ça donne une intensité à la vie incroyable, où l’on se dit : bah du coup c’est le moment où jamais.

Le message que tu souhaites partager finalement, c’est que malgré tout ça, malgré la mort, malgré la douleur du deuil amoureux, la vie prend le dessus ?

Oui. C’est vraiment cette phrase là : « La vie sans elle, c’est encore la vie ». Alors, c’est une vie diminuée pour un temps. La narratrice n’a pas du tout la même force, le même plaisir à vivre. Elle est dans une ville incroyable et il y a une partie schizophrène d’elle qui voit qu'elle est dans un décor de film, qu’il lui arrive des trucs pas possibles. Ça pourrait être dingue en fait, cette échappée en Italie. Mais elle se traîne un chagrin, elle n’arrive plus à marcher… Et pourtant, elle est quand même là. Elle a quand même fait cet acte de deuxième naissance pour tout lâcher et dire « je m’en vais ». Et ça, c’est quand même courageux. Il faut être sacrément vivante pour faire un truc pareil.

Ça raconte Sarah, de Pauline Delabroy-Allard, est paru le 6 septembre aux Editions de minuit.

Crédit photo : éditions de Minuit.