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Donald TrumpQui sont les Sleeping Giants, les cybermilitants qui frappent les "marchands de haine" au portefeuille ?

Par Timothée de Rauglaudre le 06/12/2019
Sleeping Giants

Sleeping Giants s'attaque au financement publicitaire des discours de haine. Dans leur ligne de mire : des médias relayant des positions racistes, sexistes ou homophobes. Le dernier en date ? Valeurs Actuelles.

L'offensive a été lancée lundi 2 décembre, selon le procédé habituel. Les bénévoles anonymes de Sleeping Giants interpellent les annonceurs de Valeurs Actuelles, qu'ils ont répertoriés auparavant, afin de les informer sur le type de contenus qu'ils financent. "La ligne éditoriale de "Valeurs actuelles" est aujourd'hui au niveau des pires blogs extrémistes de la Toile, estime l'organisation dans un tweet. Certains annonceurs y ont des bannières à leur insu et ne veulent probablement pas financer ce genre d' "articles" avec leur budget pub. Alertons-les !"

La réaction de Valeurs actuelles n'a pas tardé à réagir. Le jour même, dans sa newsletter, le magazine a minima très droitier crie à la "calomnie" des "ennemis de la liberté", au "chantage" aux annonceurs, aux "méthodes d'intimidation morale de cette milice virtuelle d'extrême gauche"... Aucun mot n'est assez dur pour qualifier Sleeping Giants, dont Valeurs actuelles appelle à signaler massivement le compte Twitter. Mais d'où vient cette organisation qui fait de plus en plus parler d'elle en France, notamment depuis qu'elle a visé les émissions télé d'Éric Zemmour ?

Breitbart News

Le mouvement est parti d'une simple réaction spontanée, presque épidermique, raconte "Rachel", pseudonyme que s'est donné la cofondatrice de la branche française de Sleeping Giants. En novembre 2016, juste après l'élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, un publicitaire, Matt Rivitz, apprend par la presse le rôle joué par Breitbart News dans ce scrutin historique. Le site d'extrême droite publie régulièrement des contenus racistes, antisémites, misogynes, homophobes... En voyant des noms d'annonceurs "progressistes" sur le site, Matt Rivitz se met à les interpeller sur Twitter pour leur demander s'ils cautionnent ces discours de haine. C'est ainsi que naît Sleeping Giants.

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La méthode semble avoir prouvé son efficacité. Près de 4 000 annonceurs se sont retirés du site. Récemment, Steve Bannon, ancien président exécutif de Breitbart avant de devenir conseiller stratégique de Trump, a admis dans une vidéo que cette campagne avait fait perdre au site 90 % de ses revenus publicitaires. Un assèchement financier qui n'a cependant pas fait chuter massivement son nombre de visiteurs, comme le relève Slate : en octobre dernier, plus de 66 millions de personnes ont consulté Breitbart.

Boulevard Voltaire et Zemmour

Exportée dans une quinzaine pays, la méthode Sleeping Giants a fait son arrivée en France le 15 février 2017, à une période où Breitbart projetait de s'implanter dans l'Hexagone - idée abandonnée depuis. L'organisation a tout de même ciblé les annonceurs français du site américain, comme Zalando. Avant de s'attaquer à des médias français. Première cible : Boulevard Voltaire, site cofondé par le politicien d'extrême droite Robert Ménard qui fustige le mariage pour tous, le multiculturalisme, défend le concept de "racisme antiblanc" et définit l'islam et l'homosexualité comme les sources de "l'atomisation de la société". Depuis que Sleeping Giants est passé par là, le site a perdu la totalité de ses annonceurs, à l'exception... du Rassemblement national.

Qui sont les Sleeping Giants, les cybermilitants qui frappent les "marchands de haine" au portefeuille ?
Capture d'écran / Boulevard Voltaire

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L'organisation a ensuite ciblé Breiz Atao, site breton néonazi animé par le militant Boris Le Lay, exilé au Japon depuis 2018 après avoir été visé par un mandat d'arrêt pour diverses condamnations. C'est ensuite au tour des chaînes CNews et Paris Premières d'être épinglées par Sleeping Giants, en raison de leurs émissions avec Éric Zemmour.  Sur CNews, le polémiste a notamment affirmé être "du côté" du général Bugeaud qui, lorsqu'il "arrive en Algérie, commence à massacrer les musulmans et même certains juifs", des propos dénoncés par le CSA.

"Nous n'appelons jamais au boycott"

Mi-octobre, dans l'émission Face à l'info, Eric Zemmour avait par exemple présenté l'homosexualité comme un "choix" : "Soit on couche avec l’autre sexe et on fait des enfants, soit on ne couche pas avec l’autre sexe et on n’a pas d’enfants." Sur la chaîne du groupe Canal +, c'est les publicités de Ferrero pour Nutella qui ont notamment été ciblées. D'après La Lettre A, CNews aurait perdu 600 000 euros de revenus publicitaires. Sleeping Giants préfère, stratégiquement, se concentrer sur une poignée de médias : "Si vous visez un site qui a 1 000 annonceurs, vous allez avoir un réel impact, développe Rachel. Si vous visez trente sites à la fois, il n'y aura aucun impact financier. On essaie de ne pas se disperser."

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Les groupes Canal+, propriétaire de CNews, et M6, qui détient Paris Première, envisagent de lancer ensemble, contre Sleeping Giants, une action civile en responsabilité délictuelle pour appel fautif au boycott. Terme que sa cofondatrice conteste fermement : "Nous n'appelons jamais au boycott. Nous voulons sensibiliser les marques pour leur montrer qu'elles sont là à leur insu - pour la plupart. Ensuite, la décision leur appartient entièrement." En effet, la plupart des annonceurs ciblés se retrouvent sur ces sites, dans ces émissions, par la "publicité programmatique", une procédure automatisée. "Il y a toute une chaîne économique où deux acteurs n'ont pas donné leur consentement : le consommateur qui paie la publicité, et l'annonceur qui n'a aucune idée qu'il risque de s'afficher sur un site homophobe, anti-PMA, anti-écolo..." poursuit Rachel.

Une méthode qui inspire

Les activistes de l'organisation tiennent à conserver leur anonymat, un choix qui fait grincer des dents à leurs cibles. "Je ne connais pas leurs noms, et c'est bien comme ça", estime Tristan Mendès France, maître de conférences associé à Paris-Diderot, spécialisé dans les cultures numériques. Ce "soutien des Sleeping Giants" s'en est inspiré pour lancer, l'été dernier, son propre projet. Stop Hate Money, porté par l'Observatoire du conspirationnisme et financé par le Fonds du 11 janvier, vise à "assécher le financement de la haine en ligne".

Contrairement à Sleeping Giants, ce projet "piloté" par Tristan Mendès ne se limite pas aux annonceurs mais s'intéresse à un "arc d'acteurs économiques directement ou indirectement impliqués" dans le financement de ces médias. Dans le cas de Wikistrike, site complotiste consulté par des centaines de milliers de personnes, Stop Hate Money cible ses annonceurs, mais aussi son hébergeur Overblog, avant peut-être de s'attaquer à un "plus gros poisson", Webedia. "On cherche à responsabiliser les entreprises en considérant que ce n'est pas qu'un business mais aussi une présence dans la société, explique Tristan Mendès France. Ce ne sont pas des agents tout à fait neutres, ils font partie de la société et ont donc une responsabilité politique."

Soral business

Autre cible privilégiée : Alain Soral et son petit business, construit autour de son site Égalité et réconciliation, de sa maison d'édition Kontre Kulture mais aussi du site Au bon sens qui vend des produits bios. L'idéologue est connu pour son antisémitisme obsessionnel mais aussi sa haine des "pétasses" féministes et des "tapettes". En 2013, il qualifiait le mariage pour tous de "machination maçonnique, satanique, antichrétienne".

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Stop Hate Money a révélé le "montage obscur financier" du Soral business autour d'une "association opaque en Suisse", et informé les marques bios dont les produits sont vendus sur Au bon sens sans leur accord. Depuis ces révélations, Tristan Mendès France se fait cyberharceler par des fans de l'essayiste. Sur son site, Soral a publié un article dans lequel il donne le nom du fils et de la femme de l'activiste. Avant lui, outre-Atlantique, le fondateur de Sleeping Giants a été attaqué par l'extrême droite après que son nom a été "jeté en pâture", alors même qu'il préservait son anonymat. Comme le résume Tristan Mendès France, dans cette guerre ouverte, "le premier risque, c'est le danger auquel s'exposent ceux qui mènent ce genre d'actions".

Crédit image : Sleeping Giants