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psychologie"C'était comme arrêter l'alcool" : quand Grindr nous rend accros

Par Timothée de Rauglaudre le 12/12/2019
Grindr

Certains utilisateurs d'applications de rencontres comme Grindr présentent parfois de nombreux symptômes de l'addiction. Et les conséquences ne sont souvent pas anodines...

"J'ai vu l'impact que ça avait sur ma santé mentale, alors j'ai dit stop." Damien, 24 ans, gay, vient d'une "petite ville de campagne en région parisienne." C'est parce qu'il a grandi avec "l'impression d'être le seul à 30 kilomètres à la ronde à avoir cette sexualité" qu'il a commencé à utiliser Grindr, Hornet et Tinder.

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Pendant cinq ans, il n'a pas pu s'arrêter. Au plus fort de sa "consommation", il se rend sur ces applis, Grindr principalement, tous les jours de la semaine et chaque week-end. Plusieurs soirs par semaine, il peut y rester, dans son lit, de 20 heures à 2 heures du matin. "Ce n'est pas normal, surtout pour n'en retirer aucun plaisir. C'étaient des soirées assez désagréables. Le lendemain, je me réveillais avec l'impression d'avoir gâché ma soirée."

L'appli la plus addictive

Pour autant, Damien ne veut pas "diaboliser" Grindr. "Ça peut être adapté à certains types de personnalités. Pas au mien." Alors qu'il cherche à construire une relation dans la durée, le "côté léger et éphémère" de l'application le frustre. Il reçoit, comme beaucoup, des messages lui proposant de le payer pour du sexe, ou l'insultant sur ses pratiques sexuelles. Alors pourquoi continuer ? Aux États-Unis, une étude de l'association Time Well Spent, qui lutte contre la "crise de l'attention numérique" a montré que Grindr se plaçait en tête des applications les plus addictives, devant Candy Crush et Facebook : "77 % des utilisateurs ont déclaré avoir déjà ressenti du regret en se connectant à l'application", écrivait en 2018 le site PinkNews.

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Pourtant, l'addiction aux applis, tout comme l'addiction au sexe, n'est pas reconnue par la science, relève le médecin et sexologue Michel Ohayon : "La seule addiction comportementale qui est reconnue, c'est l'addiction aux jeux." Dans le centre de santé sexuelle qu'il a fondé à Paris, le 190, il reçoit fréquemment des patients qui manifestent une dépendance aux applis gays. "Ce n'est pas une question de temps passé sur l'application, précise-t-il. C'est la souffrance qui témoigne qu'on est passé au stade de l'addiction."

Une performance-débat sur Grindr

Ce sera l'un des thèmes abordés par la performance-débat "Mes vies sur Grindr", organisée par le psychologue Joseph Agostini, membre de l'association PsyGay, le 21 janvier à 20h30 au Centre LGBT Paris-Île-de-France. Pendant 20 minutes, le comédien Jérémy Flaum campera plusieurs personnages pour une "immersion totale dans le langage Grindr".

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La performance sera suivie d'un temps de "réflexion", avec notamment l'intervention du psychanalyste Alexandre Saint-Jevin, qui a mené des recherches sur Grindr. Pour Joseph Agostini, le caractère addictif dépend de l'usage qu'en fait la personne : "Il n'y a pas d'addiction quand on a le sentiment qu'on peut maîtriser l'outil et qu'on peut s'en passer. L'angoisse se crée quand on ne peut plus s'en passer, comme si l'outil était un prolongement de soi-même."

"Ça flattait mon ego"

La plupart des jeunes hommes interrogés par TÊTU passent énormément de temps sur Grindr et pourtant font, en proportion, très peu de rencontres. Parfois aucune. C'est le cas de Mehdi, qu'il est arrivé en France, il y a deux ans. En Algérie, sa terre natale, "rencontrer des gens avec les mêmes envies que [lui] n'était pas évident", raconte-t-il. Il télécharge alors Grindr. Et l'utilise. De plus en plus. Jusqu'à développer un "comportement sexuel compulsionnel". En venant vivre à Paris, il se met en tête de supprimer l'application : "Je n'aimais plus la qualité des échanges que j'avais avec les gens. Ça manquait vraiment d'humanité."

En deux ans, pourtant, il a créé une centaine de comptes sur Grindr. "Je me remettais un compte pour la soirée, après je supprimais." Quand il supprime l'application, parfois, voir ses amis l'utiliser lui donne envie de reprendre, "comme quand on arrête de fumer et qu'une personne allume une clope à côté. Une phase de solitude, une période dépressive, et Mehdi re-télécharge l'appli presque mécaniquement. Il sait pourtant pertinemment qu'il ne donnera jamais suite aux conversations. "Des fois je faisais semblant que j'allais rencontrer la personne. C'est le fait de l'intéresser qui me plaisait. Ça flattait mon ego."

Ce décalage entre temps passé et nombre de rencontres effectives, Michel Ohayon l'a souvent constaté en consultation : "Ce qui est intéressant, c'est le fantasme, pas forcément le fait de consommer. C'est la recherche qui est addictive. Ce qui importe, c'est le voyage, pas la destination." Depuis un peu plus d'un mois, Mehdi a arrêté Grindr... pour l'instant : "Je ne suis pas à l'abri d'une rechute."

"Effet Black Friday"

"C'est un truc que j'utilise le soir, le matin en allant au travail à pied, au travail, à la pause déjeuner. J'y vais sans même m'en rendre compte." À 30 ans, Alexis*, parisien, n'a jamais supprimé Grindr depuis qu'il l'a téléchargé six ans plus tôt. Sur l'appli, il parle à beaucoup de mecs sans forcément les rencontrer.  "Ça m'apporte l'impression que la rencontre va se faire, une espèce d'adrénaline. Ça crée en toi un besoin consumériste. Si tu n'y es pas, tu risques de manquer quelque chose ; il y a un effet Black Friday. Tu n'as pas besoin de ça mais tu l'achètes quand même."

Même quand Alexis fait des rencontres sexuelles, il n'y a jamais de deuxième fois. Il y a des plans cul dont il n'a même pas connu le prénom. Alexis n'a jamais été en couple et n'a jamais cherché l'amour ni sur Grindr ni ailleurs. "Ça te coupe un peu de la réalité. J'en suis arrivé au point où je ne cherche rien."

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