Dans le judaïsme, le courant orthodoxe, majoritaire en France, considère toujours l'homosexualité comme une « abomination ». Les plus radicaux promeuvent même des formes de « thérapies de conversion ». Enquête.
« Il était persuadé que j'étais pris par Satan, que j'allais tuer nos parents. » Quinze ans après, Mikael se souvient encore avec précision de cette soirée au cours de laquelle il a fait son coming out à son frère. Le quadragénaire a grandi dans une famille juive « très pratiquante, très religieuse » à Toulouse. Il a fait sa scolarité auprès de « profs orthodoxes » à l'école Ozar Hatorah, celle qui a été attaquée en 2012 par le terroriste islamiste Mohammed Merah.
Mikael sait qu'il est homosexuel depuis l'âge de 14 ans. À 26 ans, alors qu'il vient de s'installer à Paris pour « vivre [sa] liberté », il retourne à Toulouse pour les fêtes de Roch Hachana et de Yom Kippour. Le soir de Kippour, « le jour le plus saint du calendrier », il décide de s'ouvrir sur son homosexualité à son frère. Celui-ci se met alors à pleurer, lui dit que « c'est une épreuve envoyée par Dieu » dont il « [ressortira] plus grand ». Les deux frères en viennent aux mains.
Calmants
À la suite de la fête juive, Mikael est « convoqué » par un rabbin orthodoxe qui, en présence de son frère, le sermonne. « On m'explique qu'on commence par les femmes, puis les hommes, puis les animaux, puis la pédophilie, puis on devient meurtrier. C'était horrible parce qu'on mettait les homosexuels dans ce cadre-là, celui du meurtrier et du coupable. »
Sous le choc, Mikael reste silencieux. Alors qu'il doit repartir le lendemain pour la capitale, c'est au tour du directeur de son ancienne école, un autre religieux orthodoxe, de le « convoquer » dans son bureau, pour lui tenir le même type de discours. Son frère est toujours présent, mais cette fois leurs parents se joignent à eux. « Je rate mon avion, je ne peux pas repartir à Paris, on me confisque la carte SIM de mon téléphone, ma carte d’identité. On me donne des calmants très forts pour que je ne puisse pas réagir. »
« Ramener les brebis égarées »
Finalement, le jeune homme parvient à s'enfuir et à rentrer à Paris, laissant sa famille en pleurs. Il sait très bien à quoi il a échappé : des rituels religieux, notamment le « tikkoun olam », une prière de « réparation », censée en l'occurrence supprimer son attirance homosexuelle. « C'est ce qu'on suggère pour les homosexuels qui sont dans le « mauvais chemin ». Le travail des religieux orthodoxes est de ramener les brebis égarées dans la communauté. »
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Aujourd'hui, Mikael a tourné le dos à la religion. Longtemps, sa famille et lui ne se sont plus parlé. Son frère, orthodoxe « plus que jamais », ne lui adresse de nouveau la parole que depuis cette année. Ce coming out familial est resté pour lui un traumatisme, au point de voir apparaître le visage de son père à chaque fois qu'il avait un rapport sexuel pendant une période. Un temps, il s'implique dans l'association juive LGBT+ Beit Haverim (« maison des amis » en hébreu), créée en 1977. « Je pense que les choses évoluent. Malheureusement, il y a une grande homophobie au sein même de la communauté juive. »
« C'est une abomination »
Le judaïsme français est divisé en trois grands courants : orthodoxe, libéral et Massorti. Le courant orthodoxe, majoritaire en France, est aujourd'hui représenté par le Consistoire central israélite de France, seul interlocuteur reconnu auprès des pouvoirs publics. Contacté, celui-ci renvoie vers Michaël Azoulay, chargé des affaires sociétales auprès du grand-rabbin de France, Haïm Korsia. Le rabbin est une des rares figures publiques de la tendance la moins conservatrice du judaïsme orthodoxe, juqu'à contribuer en 2017 à l'ouvrage Judaïsme et homosexualité pour les quarante ans du Beit Haverim. Mais il se veut transparent sur la position du Consistoire, qui condamne « clairement » l'homosexualité. « Je ne fais pas partie du courant le plus accueillant », prévient-il d'emblée.
Contrairement aux deux autres, en effet, le courant orthodoxe « s'en tient à la lettre du texte biblique, du Lévitique ». Celui-ci interdit, parmi une série d'autres pratiques comme la zoophilie, la sodomie entre deux hommes : « Tu ne coucheras pas avec un homme comme on couche avec une femme. C'est une abomination. » Quant à l'homosexualité féminine, qui n'est pas mentionnée dans la Bible, elle est tout de même « prohibée » par la Halakha, ensemble des prescriptions, coutumes et traditions qui forment la loi juive, même si l'interdit n'est « pas de même nature et de même gravité », précise Michaël Azoulay.
« Politique du silence »
Le judaïsme libéral ou réformé, majoritaire aux États-Unis, existe depuis le début du XXe siècle en France. « [Ses tenants] considèrent que la loi écrite n’a pas de caractère immuable, chaque rabbin dans sa communauté peut l'adapter aux réalités sociales », explique la sociologue au CNRS Martine Gross, par ailleurs première présidente du Beit Haverim. Ainsi, la très médiatique Delphine Horvilleur, rabbin libéral, appelait en 2015 à « briser le tabou de l'homosexualité » dans le judaïsme.
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Dans l'entre-deux, le courant Massorti ou conservateur, présent en France depuis une trentaine d'années, cherche à s'ancrer dans la tradition tout en l'adaptant à la modernité. « Le judaïsme n'a jamais vraiment réfléchi à l'homosexualité jusqu'à très récemment, estime le rabbin Yeshaya Dalsace. C'est plutôt une politique du silence assez criante. » Chez les Massorti, assure-t-il, « le débat existe » mais il y a une « tendance vers l'acceptation » et les rabbins essaient de « légaliser le phénomène homosexuel » sans se détourner de la tradition juive. Lutter contre l'homosexualité d'une personne lui paraît « absurde » et « bidon ». « Il y a une éthique de la sexualité dans le judaïsme : je pense que les homosexuels en couple ont les mêmes devoirs qu’un couple hétérosexuel, la fidélité etc. »
« Statu quo »
À l'inverse, il estime que « la tendance consistoriale depuis une trentaine d'années est celle d'un renforcement très net du conservatisme, d'orthodoxie stricte ». Michaël Azoulay préfère parler d'un « statu quo » sur la question de l'homosexualité. « Il y a un mouvement de compréhension, pas de rejet. Mais c'est un tabou qui persiste. On est bien démunis, on n'a pas d'arsenal. Chaque rabbin fait comme il peut. La ligne est plutôt de ne pas offrir de solutions, sans offrir de fausses solutions. » Ce tabou ouvre la porte à des discours et des pratiques qui se rapprochent, comme l'expérience de Mikael, des « thérapies de conversion ». Michaël Azoulay le reconnaît : « Il y a un discours qui consiste à dire qu’il faut essayer de changer d’orientation sexuelle, parce que vous êtes en infraction avec la Halakha. Ce discours est toujours présent. »
En 2007, dans une étude de Martine Gross pour la revue Archives de sciences sociales des religions, certains rabbins orthodoxes avaient affirmé qu'ils renvoyaient leurs fidèles homosexuels vers la psychothérapie ou une pratique accrue de la religion afin de se débarrasser de leur attirance homosexuelle. « Un des rabbins m’avait dit qu’il conseillait de faire partie d’un groupe d’étude religieuse », se souvient la chercheuse.
Yechivah
Alain Beit a échappé à une expérience de ce type. Président du Beit Haverim depuis six ans, il a les larmes aux yeux en se rappelant sa découverte d'une synagogue LGBT+ à New York, dont il n'existe pas d'équivalent en France : « En les voyant tous prier et assumer leur orientation, je me suis senti tellement bien, des larmes ont coulé. Cette expérience a contribué à faire de moi le militant que je suis. » Avant cela, il a vécu un coming out particulièrement difficile. C'est son ex-femme, « juive traditionnelle » comme lui, qui l'a outé auprès de sa famille, de ses voisins et même de leurs jeunes enfants après la séparation.
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