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prostitutionProstitution : pourquoi la loi de pénalisation des clients est un problème

Par Elodie Hervé le 09/07/2020
pénalisation

Deux rapports sur la loi de 2016 dite de pénalisation des clients de prostituée.es sont sortis. L’un a été publié par l’Igas sur la façon dont est appliquée la loi depuis quatre ans. L’autre a été rédigé par treize associations, dont Médecins du Monde et le Strass. Tous déplorent la façon dont ce texte abolitionniste est appliqué aujourd’hui, mais pas pour les mêmes raisons. Explications.

C’est en toute discrétion qu’il a été publié. Le 22 juin dernier, et alors qu’il dormait depuis décembre 2019 dans un bureau, le rapport de l’Igas apparaît sur le site du ministère. Un document sur lequel figure encore la mention “Confidentiel”, en lettres capitales. A l’intérieur, 238 pages expliquent comment la loi de 2016 “visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées” est appliquée. Les rapporteurs pointent une “absence de portage politique et d’engagement volontariste des pouvoirs publics”, un défaut de moyens et le “manque de pilotage national”.

En d’autres termes, les auteurs du rapport déplorent un manque de volonté politique pour faire appliquer cette loi et mettre en place une campagne de communication autour de l’achat d’actes sexuels. “Il était même question il y a un an et demi que le gouvernement puisse revenir sur cette loi, ajoute Najat Vallaud Belkacem, l’ancienne ministre qui a défendu ce texte. Le gouvernement soutient cette loi comme la corde soutient le pendu.

Une dégradation des conditions de vie des TDS

Dans les faits, la loi a entraîné une baisse de revenus considérable pour les travailleurs du sexe (TDS). Une baisse des revenus qui s'accompagne d'une hausse des violences, des pratiques à risque plus nombreuses et un éloignement des soins, concluent treize associations communautaires parmi lesquelles Aides, Grisélidis, la Fédération des Parapluies rouges ou encore le Bus des femmes, Médecins du Monde et Acceptess-T. “Cette évaluation [de l’Igas] ne se préoccupe que de l’application de la loi, ajoute Anaïs de Lenclos, porte-parole du Strass. Elle ne prend pas en compte les effets sur le quotidien des travailleurs du sexe (TDS)”.

C’est pour répondre à ce manque que ces associations publient, cette semaine, un “contre-rapport” qui dénonce la dégradation des conditions de vie des TDS depuis 2016. “ Cette loi ne protège pas les victimes de traite des êtres humains mais elle a détérioré la santé des TDS.”, explique le rapport des associations. Médecins du Monde raconte avoir eu connaissance de 206 cas de violences, dont 62 criminels (viols, braquage avec arme, etc.) sur les trois premiers mois de l’année et à l’encontre des personnes TDS.

Pour illustrer cette détresse, une personne sous couvert d’anonymat, décrit la façon dont cette loi a modifié le rapport de force avec les clients. “Avant 2016, le rapport sexuel était à 60 euros et 40 euros pour la fellation. Aujourd’hui ça peut descendre à 30 euros le rapport et 20 euros la pipe. Ils sont tous au courant que l’on a peur de cette loi, raconte une personne TDS sous couvert d’anonymat. Donc on doit se débrouiller. On va vers des endroits sombres, secrets. Je cherche à cacher mon client. Mais du coup, en l'emmenant loin, les gens ne peuvent entendre mes cris si y’a un problème.

Un éloignement des soins

C’est tout le paradoxe de cette loi, ajoute Giovanna Rincon, directrice d’Acceptess-t. “Les TDS sont obligés de vivre dans la clandestinité depuis 2016 alors même que c’est un travail pour lequel on paie des impôts en France.” Cette clandestinité éloigne un peu plus les TDS des soins. “On a vu des gens arriver dans des conditions de santé très graves, continue Giovanna Rincon. L’an passé, par exemple, nous avons dépisté six nouveaux cas de VIH chez des hommes cis et des personnes trans.

D’un débit rapide, elle évoque des traitements contre le VIH interrompus pendant de longs mois et les conséquences que cela engendre, comme l’augmentation de la charge virale, les problèmes de santé et les conséquences sur la santé publique. “Lors de la crise sanitaire, une personne TDS vivant avec le VIH est morte du Covid-19. Elle était suivie pour son traitement, mais à cause de la dispersion totale des soins et la nécessité de devenir clandestin, cette personne n’était plus sous traitement.” Giovanna Rincon ne décolère pas. “On nous dit d’un côté qu’il faut préconiser la PreP pour les TDS alors que c’est de plus en plus difficile de faire de la prévention santé et de l’autre on nous dit qu’il faut qu’on les pousse à quitter la prostitution. C’est un non-sens.

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Pour l’ancienne ministre des Droits des femmes, ces “zones de vulnérabilité” s’expliquent par le manque de moyens alloués à l’application de la loi. “C’est un texte ambitieux auquel on ne donne pas les moyens”, défend Najat Vallaud-Belkacem. “La loi de 2016 marque un tournant dans la politique abolitionniste de la France. Un tournant d’ailleurs dont je rappelle qu’il est aujourd’hui majoritairement compris et soutenu par les Français. Mais cette loi reste insuffisamment appliquée. Le bilan mitigé porte donc non pas sur la loi mais sur son application. (...) Comme les moyens ne sont pas alloués pour cette loi et que le volet pénal n’est pas appliqué pour la véritable répression [des clients], on est dans un entre-deux qui crée des zones de vulnérabilité.

Très peu de sorties de la prostitution

Autre problème soulevé par les deux rapports, le parcours de sortie de la prostitution. “Les personnes qui souhaitent sortir de la prostitution reçoivent 350 euros par mois, soit moins que le RSA, dénonce Betty Kirmann Skoda de l’association Cabiria. Et cette personne est obligée d’arrêter complètement de vendre du sexe. A cela s’ajoutent les documents, comme le certificat de prostitution pour s’assurer que la personne ne ment pas pour bénéficier de la nationalité française, un certificat de naissance et une certaine maîtrise du français”. Résultat, seules 341 personnes ont pu bénéficier d’un parcours de sortie de la prostitution. Ce qui était pourtant une des mesures phares de la loi.

D’autres ont vu leurs plaintes refusées. “Il y a près de 20 % de refus, et des taux très différents entre départements : certains préfets refusent des personnes sous OQTF ou procédure Dublin”, précise Najat Vallaud-Belkacem. A savoir des personnes qui sont sous procédure d’expulsion soit vers leur pays d’origine, soit vers un autre pays européen. Cette loi laisse un constat amer. Pas assez appliquée d’un côté, dangereuse et stigmatisante de l’autre. “Elle a été écrite sans les principales personnes concernés, ajoute Médecins du monde. Et résultat, il n’y a rien de prévu pour les TDS. Pendant le confinement, on a bien vu que quand il n’y avait plus de clients, la situation était catastrophique et qu’aucune sortie ou aide financière n’était possible.”

Interrogée à ce sujet dans le dernier numéro de TÊTU, en kiosque depuis mercredi, Marlène Schiappa, ancienne secrétaire d'Etat à l'égalité entre les femmes et les hommes et à la lutte contre les discriminations assure que la loi l'empêchait de créer un fonds spécifique : "soit je fichais les prostitué.e.s pour leur verser une allocation, soit je donnais le fond à une association qui reversait aux TDS, mais alors cela s'apparentait à  du proxénétisme - qui est illégal - et j'aurais mis en danger les assos". Une nouvelle preuve, s'il en fallait une, que cette loi mérite d'être revue.