Des MJC au Palais Garnier en passant par les plateaux télé, la trajectoire stellaire de ce danseur a de quoi épater. À 34 ans, ce chorégraphe ouvertement gay s'apprête à signer sa toute première pièce pour l'Opéra de Paris. Rien ne résiste à Mehdi Kerkouche. Portrait.
Au printemps dernier, pendant un confinement qui a plongé la France dans l'attente et la torpeur, beaucoup broyaient du noir. Pas Mehdi Kerkouche. Pas doué pour l'oisiveté, le danseur parisien a alors élaboré des "chorés confinées" avec sa compagnie. Chacun chez soi, et Barry White pour tous. Les vidéos sont vite devenues virales sur les réseaux sociaux. Le Parisien, Les Inrocks, RTL… Tous les médias en parlent, jusqu'au plateau de Quotidien. La France découvre alors à la télévision ce jeune chorégraphe au sourire généreux, infatigable bosseur, passe-muraille. Car là où d'autres voient une porte fermée, Mehdi voit une opportunité. Et ce, depuis tout jeune.
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Mehdi Kerkouche, enfant danseur
"Je suis le cliché du bon petit arabe de cité", lâche-t-il en riant lors de notre coup de fil. Fils de parents divorcés, Mehdi Kerkouche grandit en banlieue parisienne, dans les Hauts-de-Seine, dans un milieu modeste même s'il précise n'avoir manqué de rien. "Ma mère s'est vachement serré la ceinture pour me mettre dans un collège privé, illustre le danseur. Elle n'avait pas de moyens mais elle voulait quand même me donner les moyens de réussir". Et s'il se retrouve vite confronté au racisme comme à l'homophobie – "parce que j'étais le petit garçon efféminé qui faisait de la danse pendant que les autres faisaient du foot" –, Mehdi relativise. Il s'est fixé un objectif : danser.
Ses frères écoutent du rap, sa mère se laisse bercer par le répertoire d'Aznavour. Mehdi, 6 ans, se dope à France Gall et Dorothée. Arrivent ensuite ses premiers coachs de danse : Michael et Janet Jackson. "J'enregistrais absolument tous les clips sur M6 le matin, se souvient-il. Je me les passais en boucle et j'appuyais sans cesse sur 'play/pause' pour apprendre leurs mouvements au ralenti". Sa mère se débrouille pour lui payer des cours de modern jazz. Mais, faute de budget nécessaire, ces cours ne durent qu'un temps.
Mais Mehdi n'est déjà pas du genre à se résigner. Vers ses 14 ans, il se laisse embrigader par une camarade à lui, qui le convainc de tester un cours de hip hop dans la MJC de sa cité. Un tournant décisif. "Je suis entré dans le cours de danse et là, c'était mort, tranche-il avec le recul. Je ne faisais que danser. Je sortais des cours pour aller danser. Je montais des groupes avec mes copines. J'ai repris la danse et je n'ai jamais arrêté. C'était parti".
"Ce qui m'a sauvé, c'est de danser"
C'est même très bien parti. Les auditions s'enchaînent, les opportunités fusent. Ses parents s'inquiètent de la rapidité de cette ascension. "Pour eux, ça faisait un peu peur, comprend Mehdi Kerkouche. Quand tu viens d'un milieu ouvrier, la danse et le milieu artistique, tu ne les vois qu'à la télé et tu n'en vois que les excès". Mais il gagne leur soutien comme leur confiance. À 17 ans, le jeune danseur quitte les bancs de l'école pour se focaliser sur sa passion ultime. Et ça paye.
Des comédies musicales (Le Roi Soleil) aux plateaux télé (Miss France et l'Eurovision en top de liste), mais aussi plusieurs défilés, Mehdi Kerkouche cumule les projets et gagne en visibilité. Et ce n'est pas son coming out auprès de sa famille, à 23 ans, qui viendra tout gâcher. "Mon coming out n'était pas joyeux, reconnaît-il. Mais j'étais sur un super spectacle à l'époque, où je me mangeais une dose d'amour pas possible sur scène tous les soirs. Ce qui m'a sauvé, c'est de danser". Mehdi ne nourrit pas de rancœur. "Il ne faut pas leur en vouloir, relativise-t-il. C'est leur état d'esprit et tu ne peux pas lutter contre. Donc, tu traces ta route, et tu n'as pas le temps pour cette négativité".
Cet optimisme volontaire l'aide dans bien des situations, à commencer par les auditions à l'aube de sa carrière. "C'est un enfer, se rappelle-t-il. T'es du bétail. On est 600 pour 5 danseurs recherchés. Tu te sens moins que rien, t'es juste un numéro et t'as 30 secondes pour donner ta vie…" Il s'obstine, jusqu'à se faire un nom en tant que chorégraphe. "Quand t'es danseur, t'es un soldat, tu mets ton corps au service de quelqu'un, analyse-t-il. Mais moi, j'ai toujours voulu être aux commandes".
"J'avais associé mes origines à une homophobie"
D'expérience en expérience, Mehdi Kerkouche consolide un réseau de contacts qui le soutiennent et le sollicitent. Pour des émissions, pour des prestations live. En 2013, surgit Christine and the Queens, le tsunami pop qui s'apprête à déferler sur la scène internationale. "Au départ, personne ne la connaissait, précise le danseur. La première date de tournée, c'était dans une MJC, ce que je trouve très drôle". Puis, l'album Chaleur humaine déboule. L'ascension commence. La France, le Royaume-Uni, Coachella ou encore le plateau de Jimmy Fallon… la tornade Christine est partout, Mehdi à ses côtés. "C'est tellement rare de voir une artiste grandir à ce point-là, sourit-il avec une gratitude palpable. On l'a connue avec rien et elle a fini en couverture du Time".
Fort de ces trois années de tournée qui lui auront offert une exposition inespérée, Mehdi Kerkouche concrétise l'un de ses rêves : inaugurer sa propre compagnie de danse. "Quand tu montes ta compagnie, tu repars de zéro, reprend-il. Il m'a fallu tout réapprendre. Déjà, t'es dans un système d'autoproduction. Ce sont des heures et des heures enfermé dans un studio que je paie moi-même. Les cours de danse que je connais à côté me permettaient de développer ce projet". En 2018, EMKA ouvre officiellement ses portes. Avec une première pièce symbolique pour Mehdi.
"Je m'étais complètement déconnecté de mes origines algériennes à un moment où je ne me sentais pas bien, explique-t-il. Pas pour les bonnes raisons. J'avais associé mes origines à une homophobie. Mais en fait, beaucoup de lectures et de maturité plus tard, je me suis rendu compte que mes origines n'étaient pas le problème. C'était les gens [rires]". Fier de son héritage, il planche ainsi sur Dabkeh, un projet où il dépoussière avec l'"énergie d'aujourd'hui" la danse traditionnelle arabe du même nom.
En 2019, Mehdi coche une nouvelle case à son CV : acteur. On le découvre à l'affiche de Let's Dance, une comédie romantique sur fond de danse. Si le bourreau des cœurs Rayane Bensetti en est la vedette, Mehdi Kerkouche campe un second rôle ô combien symbolique, celui d'un jeune danseur gay et arabe heureux en amour. Un rôle modèle dans une production ciblant un public jeune.
Une vraie pile électrique
Dès cet automne, son planning se voit alourdi d'un défi colossal : mettre sur pied une pièce pour l'Opéra de Paris. Une aubaine que Mehdi Kerkouche doit en partie à ses vidéos de danse "confinées" qu'il a aiguisé la curiosité d'Aurélie Dupont, directrice de la danse de cette compagnie prestigieuse. À 34 ans, il monte donc un ballet contemporain aux côtés de chorégraphes qu'il admire, de Sidi Larbi Cherkaoui à Damien Jalet en passant par Tess Voelker. "L'Opéra de Paris, que tu sois danseur ou chorégraphe, c'est le tampon ultime, réalise-t-il. Je le vis comme un truc de malade. Qui peut dire non à ça ?".
Encore sans nom, sa pièce sera présentée en novembre prochain au Palais Garnier. Les répétitions viennent de démarrer, la bande-son est en préparation. Bande sonore qui sera signée Guillaume Alric, moitié de The Blaze dont Mehdi est raide dingue.
Dans l'idée, le chorégraphe veut miser sur un spectacle dynamique, à l'image de sa personnalité. "Je vais avoir 20 minutes sur le plateau, détaille-t-il. On a passé une année de merde et je me suis demandé comment je danserais si ces 20 minutes étaient les dernières de ma vie. C'est ça, le moteur de ma pièce. On y va avec une énergie folle, avec beaucoup de rage". On n'en attendait pas moins.
De l'énergie, Mehdi Kerkouche en a à revendre, et des projets plein la tête. Il veut d'abord continuer de monter des spectacles pour sa compagnie EMKA, aspire à signer sa première comédie musicale, voire chorégraphier pour une certaine Beyoncé… "Quand t'as pas de plan B, t'as pas d'autre choix que tracer, conclut-il. Toute ta vie, si tu fais attention au regard des autres, tu ne fais rien, ou tu ne fais pas ce que tu aimes. Or c'est important de faire ce que tu aimes pour être heureux, et franchement, je n'ai pas d'autre objectif dans ma vie".
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Crédit photo : Louis-Adrien Le Blay