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ParisIls ont brisé le confinement pour aller faire la fête, et ils nous disent pourquoi

Par Nicolas Scheffer le 27/11/2020
fête

Plusieurs élus se sont scandalisés de l'existence de fête clandestines... sans se douter qu'elles pouvaient être parfois une soupape nécessaire.  Jeunes et moins jeunes racontent pourquoi la fête est indispensable à leur équilibre, et pourquoi ils la font... au mépris des règles sanitaires.

Depuis que tout le monde sait que Tony est allé dans une soirée clandestine où quelques centaines de personnes ont dansé dans un hangar de la petite ceinture de Paris, sa messagerie ne désemplit pas. Il a reçu des dizaines de demandes d'amis plus ou moins proches pour qu'il leur divulgue des indices pour les prochaines soirées.

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"Les gens sont pas bien, ils ont besoin de sortir, de sociabiliser, de rigoler. C'est un besoin viscéral", souffle ce clubber de quarante ans. Benoît, 28 ans, estime à 10 sur une échelle de 10 son manque de soirées. "Mon ancienne vie me manque énormément. Pendant le premier confinement, j'ai été très sage. Aujourd'hui, on voit que les mesures sanitaires s'installent sur la durée, sans que l'on voit la sortie du tunnel. C'est assez déprimant", déplore-t-il.

Penser à autre chose

Pour éviter de tomber dans la dépression, Yannis s'est autorisé une seule soirée à 15 personnes depuis le début du reconfinement. "Comme je suis confiné tout seul, j'ai eu besoin de voir du monde. Mais les soirées en appartement, c'est un palliatif. Il manque les rencontres, la folie, l'insouciance... Quand on se voit, on commence systématiquement par se dire qu'on est déprimé et qu'on en a marre et enfin, on peut passer à autre chose", témoigne Yannis.

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Alors que le quotidien est rythmé par les gestes barrière, le port du masque obligatoire et la distanciation sociale, les soirées sont l'occasion pour Benoît de se changer les idées, de sortir d'un environnement angoissant. "Les soirées sont une soupape. J'aime beaucoup mon travail, mais il engendre un gros stress que j'ai appris à évacuer en faisant la fête. Quand on arrive dans une soirée, il arrive que quelqu'un commence à parler du coronavirus, mais c'est devenu un sujet tabou. On est là pour s'en extraire, pas pour rabâcher dessus", insiste-t-il.

"Le seul endroit où l'on peut être véritablement soi"

Une salle surchauffée, la chaleur moite d'une piste de danse, la bière renversée parce que quelqu'un tente de traverser une foule collé serré... tout cela ressemble à l'ancien monde, bien loin du gel hydroalcoolique et des masques chirurgicaux. Mais "la fête, c'est le seul endroit où l'on peut être véritablement soi-même. C'est avec elle que la communauté LGBT+ a pu se structurer, c'est une partie de notre identité", pointe Yannick Barbe, qui organise les soirées Menergy au Gibus. Le cinquantenaire souligne que lorsqu'il avait 25 ans, il ressentait le besoin de sortir tous les weekends. "Les soirées, c'est une micro société où l'on peut échapper aux pressions de la famille, du boulot, des problèmes... C'est brutal tout d'un coup d'avoir pour seul horizon Netflix", grimace-t-il.

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Dans ces soirées clandestines, il y a un goût d'histoire, comme lorsque dans le Stonewall Inn, les LGBT+ se cachaient pour se draguer. "C'est l'idée d'un lieu communautaire au sens noble du terme qui nous manque. Un endroit où on peut se retrouver avec des gens qui nous ressemblent. Un lieu où peut s'exprimer notre créativité. Un réseau social peut accompagner mais ne peut pas remplacer la puissance d'un collectif", philosophe Yannick Barbe.

"On a besoin de séduire au delà des like sur Instagram"

Entre les deux confinements et malgré l'interdiction des fêtes clandestines, Yannis sortait tous les weekend pour rattraper le "temps perdu". Au bois de Vincennes, par exemple. Ce jeune gay qui travaille en informatique y appréciait ces évènements sans chichis et organisés par des passionnés. Cela donnait aux fêtes une ambiance bon enfant et moins commerciale qu'à l'accoutumée. "C'était étonnant de voir des gens danser avec un masque. Il y a quelque chose de sexy, avec un jeu de regard qui change de l'ordinaire", complète Yannick Barbe.

"Les soirées permettent également de se montrer. On a besoin de séduire, au delà des like sur Instagram", poursuit Tony. "Quand je suis chez moi, je lis des bouquins, je regarde un film. Mais j'ai besoin de sociabilité, de sentir la chaleur d'un groupe et de me sentir porté par un collectif", ajoute Benoît qui veut retrouver son crew. "Quand il faut absolument que je vois quelqu'un, je vais au boulot. Mais ça ne remplace pas véritablement le lien social. J'ai besoin de draguer, de toucher quelqu'un, de sentir son odeur...", raconte Yannis.

"Une année, c'est cher payé"

"On aura gâché une année entière de notre existence. Sur une vie de 90 ans, je trouve que c'est cher payé pour ne pas se contaminer", souffle Benoît au téléphone. Attention, n'allez pas croire que Benoît est totalement inconscient des risques. Lorsqu'il voit sa famille, il porte le masque pour éviter d'être propagateur. Dans la rue, il ne fait pas partie de ceux qui le mettent sous le nez pour respirer. Et il se lave les mains plus que nécessaire.

Après la soirée clandestine de samedi dernier, plusieurs élus se sont indignés. L'ancien ministre de l'Intérieur Christophe Castaner (qui a été photographié à deux reprises en public sans masque) a dénoncé "des excès, des abus, des idioties, des bêtises et même parfois des irresponsabilités". Les organisateurs des soirées encourent jusqu'à 15.000 euros d'amende et un an de prison pour mise en danger de la vie d'autrui.

La moitié d'un RER

Cette stigmatisation exaspère Tony. "Samedi dernier, cinq soirées importantes ont été organisées. On parle à tout casser de 800 personnes dans toute l'Île-de-France", s'étrangle-t-il. Par comparaison, les rames neuves du RER A sont conçues pour pouvoir faire tenir 2.600 voyageurs par train.

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Le sentiment d'injustice est aussi présent chez Yannis : "par la fenêtre, on voit bien que nos voisins vont tous dîner chez les uns, chez les autres". Benoît lui est moins mesuré. "Désigner les jeunes comme étant responsables de la surinfection, c'est bien facile pour se défausser de ses responsabilités. Cela permet de masquer les échecs des politiques sanitaires", s'étrangle-t-il. À l'entendre, que les gens puissent se rencontrer, échanger, c'est tout aussi important que l'économie.

De nouveaux espaces de fête à Paris ?

Si le confinement a été allégé, les boîtes de nuits et les lieux de fêtes ne vont pas rouvrir tout de suite. "On sera les derniers servis", se désole Yannick Barbe. Seule lueur d'espoir, la mairie de Paris envisage d'ouvrir des lieux extérieurs dédiés à la fête. Pourquoi pas le déserté centre des congrès de la Porte de Versailles ? Un moyen d'accompagner les clubberz et de les encadrer avec un protocole sanitaire.  "Il faudrait au moins un espace dédié aux personnes LGBT+..." ose Yannick Barbe. Mais pas sûr qu'il soit entendu.

 

Crédit photo : Alexander Popov / Unsplash