Les boîtes de nuit ne peuvent toujours pas ré-ouvrir, et même pour les bars, c'est difficile de remonter la pente après trois mois d'inactivité. Les lieux LGBT+ peuvent-ils s'en sortir ?
C'est un soir (presque) comme les autres à la Mutinerie. La terrasse est bondée, la condensation coule sur les pintes de bière, et la fumée du tabac part en volutes dans la rue Saint-Martin. Mais dans ce bar queer, devenu en quelques années emblématique, la limite des mesures de distanciation sociale a vite pointé le bout de son nez. Très vite même. “On a eu une marée de gens le premier soir, 150 personnes pour une terrasse de 13 tables.”, se souvient Claire, membre du collectif qui gère le lieu. Depuis le 2 juin “la terrasse est pleine tous les soirs. Même quand il y a des orages.”
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Mais malgré l'affluence, le milieu de la nuit n'est pas au bout de sa peine. Alors que les bars ont pu réouvrir leurs portes et leurs terrasses, moyennant des mesures de distanciation sociale, les clubs, eux, devront de toute évidence attendre septembre pour reprendre leur activité. Des centaines de professionnels du milieu de la nuit ont lancé un appel pour la réouverture des boîtes de nuit au premier juillet. Et pour les lieux de convivialité LGBT+, c'est une urgence.
Car les mesures sanitaires ne permettent pas de se retrouver pour danser, ce qui empêche les bars de revenir à leur rentabilité d’avant le confinement. La réouverture reste donc progressive au restaurant-club LGBT très friendly A La Folie où “Ça reprend doucement” d’après son fondateur et gérant Rémy Baiget. Il explique que “en termes de trésorerie, ça permet de moins perdre sur les charges fixes : assurance, électricité, eau”. Mais les rentrées d’argent restent insuffisantes : “40% du chiffre d'affaires normal sur un mois de juin.”
Remise en cause de l'activité
Même combat pour les Rosa Bonheur dont la directrice générale Mimi explique que “On arrive péniblement à 25% du chiffre d’affaires” pour ses quatre établissements dont trois guinguettes. “Tout est rouvert en mode dégradé avec les nouvelles règles de distanciation sociale. Mais ça ne ressemble en rien à ce qu’on fait d'habitude. Il n’y a plus la fête.” Pour résumer, elle rapporte que “la législation empêche que ça reparte. On n’a pas le droit de servir les gens debout. Ils doivent être assis à l’intérieur et à l’extérieur.” Du côté de La Mutinerie, “70% du chiffre d’affaires c’est le weekend avec des DJ sets” impossibles à organiser dans ces conditions.
Au Dépôt, club gay et célèbre lieu de rencontre, le directeur artistique Michel Mau estime que rentrer dans ses frais “sans avoir la partie musicale et la danse, c’est très difficilement envisageable. Ca remet en cause notre activité. On s’attendait à pouvoir réouvrir les espaces de danse le 10 juillet, mais non. Je suis pas sûr qu’on pourra rester ouverts tout l’été.” Pour Marie Carrillo, propriétaire du bar lesbien Le So What qui ne dispose pas de terrasse, ça ne vaut même pas la peine d’ouvrir, si on a à l’esprit que “on n’est pas dans des conditions normales d’ouverture. Mon modèle économique je ne peux pas le changer en 2 secondes 30. Il y a aussi des habitudes par rapport à la communauté. Ils savent pour quel service ils viennent.” Inutile selon elle de penser à “ouvrir pour contraindre les gens, parce qu’on est dans des endroits complètement fermés. On ne peut pas en plus demander aux gens de ne pas enlever le masque.”
Pas de réouverture pour les clubs
Les discothèques n’ont quant à elles pas le choix d’ouvrir ou non. Un communiqué du gouvernement leur a appris ce 20 juin qu’elles vont attendre septembre au minimum pour accueillir les fêtards. Rémi Calmon, Directeur Exécutif du SNEG & Co (Syndicat des lieux festifs & de la diversité) estime que face à cette décision, les discothèques “ne comprennent pas et on comprend pas nous plus. Malgré toutes les négociations avec différents ministères, notamment celui du tourisme et le ministère de la culture. Le gouvernement n’entend pas nos revendications d’un point de vue économique et social.”
La décision a provoqué la colère de L’Union des Métiers et des Industriels de l’Hôtellerie (dont fait partie le SNEG & Co) qui menace d’attaquer le décret d’application de cette décision au Conseil d’Etat. L’organisation professionnelle explique son incompréhension alors que par exemple “les évènements sportifs et les salles de spectacles sont autorisés à accueillir entre 1 500 à 5 000 personnes maximum”.
Dernière roue du carosse
Le directeur artistique du Gibus Jean-Bernard Meneboo, regrette une stigmatisation de ces lieux, estimant que “on diabolise une fois de plus les discothèques en disant que c’est le vecteur par lequel on va créer la contamination.” Il trouve injuste de “fermer les discothèques alors qu’on constate une multiplicité des soirées privés avec 30, 40, 50 personnes. Ou alors il suffit de louer une grande maison et vous pouvez faire une soirée, ça ne pose pas de problèmes. Sans parler de toutes les free parties dans le Bois de Vincennes.”
Yannick Barbe, co-fondateur de la soirée gay Menergy et DJ résident au Gibus a le sentiment que le monde de la nuit est “un peu considéré comme la dernière roue du carrosse.” Regrettant une incertitude toujours prolongée, il ajoute que “La réouverture de septembre est pas assurée du tout car le communiqué dit ‘Si la situation sanitaire le permet. Ca fait beaucoup de si’”. Il considère que le "secteur est le plus impacté dans ce manque de projection. On est au niveau des croisières maritimes internationales, on est après les foires les salons et les expositions.”
Trouver des solutions
Emmanuel, gérant de L’Oeil, club queer et cabaret, comprend mieux cette décision. Il rappelle que “forcément l’activité de danse dans un lieu confiné restreint où les gens vont rester plusieurs heures et que le but c’est qu’on soit le plus proches les uns des autres. Il y a une certaine logique là-dedans.” Tout en reconnaissant que “quand on voit que plein de choses se faire en extérieur sans recommandations, on peut y voir une injustice.”
“On coche un peu toutes les cases qui peuvent favoriser la contamination mais on est là aussi pour apporter des solutions.”, veut rassurer Yannick Barbe. Parmi plusieurs propositions déjà faites au gouvernement, Rémi Calmon mentionne des jauges limitant le nombre de clients, la prise de température des gens à l'entrée, le port des masques pour la clientèle, le réagencement des lieux ou encore une réouverture progressive en ne commençant que par les plus petites discothèques. Les discothèques et les bars semblent prêts à faire bon nombre de concessions pour accueillir du public dans des conditions optimales. Fabien Tourniaire, propriétaire du United-Café, discothèque LGBT à Lyon, précise par exemple que pour se préparer à la réouverture, “j’ai même fait des formations sur des questions d’hygiène et pour la protection du personnel avec la médecine du travail.”
"Danser en extérieur"
Cette colère ne vise donc pas des mesures sanitaires jugées légitimes mais une injustice et le sentiment d'abandon qui en résulte. Marie Carrillo dénonce le fait “qu’on prenne des décisions sans mettre en place des choses précises pour nous soutenir.” Elle estime en effet que “on a été lâchés dans la nature avec une trésorerie qui fond comme neige au soleil.” Parmi des décisions simples à prendre pour améliorer la situation, Rémy Baiget souhaiterait par exemple “que la mairie de Paris nous autorise à faire danser en extérieur.” Pour résumer Michel Mau voudrait “soit une réouverture avec des gestes barrière, soit que l’Etat donne une indemnisation au delà du chômage partiel pour éviter de nous mettre en danger.”
A priori la discothèque de Fabien Tournaire va s’en sortir, “heureusement qu’on a de la trésorerie. Mais en septembre ça va faire six mois de fermeture. On fait 50.000 euros de chiffre d’affaire par mois et pour compenser on n’a pas eu autre chose.” Il compte demander un prêt garanti par l’Etat en attendant de pouvoir accueillir à nouveau des clients. Même chiffre d’affaires à combler du côté du Gibus où Jean-Bernard Meneboo explique qu’il a réussi à obtenir un prêt qui fatalement “se rembourse sur les bénéfices futurs. Mais il faut que je puisse rouvrir pour l’instant sans subvention ni aide.” De même chez A La Folie où le patron explique que “on a fait un crédit de 450.000 euros pour pouvoir assumer un prêt garanti par l’Etat à taux faible.”
Plus qu'un enjeu économique
Le danger qui pèse sur les nuits queer va au-délà des enjeux économiques classiques. Ses lieux ne sont pas seulement des lieux de fête mais aussi des lieux d’accueil et de solidarité. Michel Mau explique que “le Dépôt depuis plus de 20 ans organise la soirée Total Beur notamment pour des personnes qui ne peuvent pas afficher leur sexualité, qui ont besoin de se retrouver et vivre leur espace de liberté. Notre communauté a encore besoin de rencontres, pour pouvoir s’afficher librement sans jugement dans ce qu’on appelle des safe space, sans jugement ni à priori”. Un sentiment partagé par Claire de La Mutinerie qui confie que “je ne suis pas sûre que la mutinerie soit indispensable pour les femmes lesbiennes mais plutôt pour les trans. Mais je crois qu’on est le seul lieu lesbien et trans dans lequel c’est possible pour plein de personnes de se sentir à l’aise et trouver un refuge contre la transphobie. Sans avoir la prétention d'être un lieu parfait, on sait que pour plein de trans habitués, c'est un lieu où tu peux être toi même et tranquille.”
Des négociations sont en cours entre le gouvernement et les représentants du monde de la nuit. Du côté du ministère de la culture, on explique pour l'instant que “le prochain point d’étape sur ce sujet est le 10 juillet. D’ici là le ministre va réunir les professionnels, notamment ceux de la musique électronique qui relèvent du champ du ministère.” Pour plus de précisions, “il convient d’attendre les consultations entre les responsables du secteur et le ministre et leurs conclusions.”