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sexoFiertés : pourquoi le "kink shaming" contredit l'idée même de Pride

Par Laure Dasinieres le 24/06/2021
cuir pride

Alors que certains sont en train de préparer leurs plus beaux costumes BDSM, cuir, latex ou puppy pour la Pride de Paris, le "kink shaming" est de retour sur les réseaux, s'en prenant aux fétichistes et à leur droit à la visibilité.

La marche des Fiertés est-elle le lieu pour s'afficher en cuir, en latex ou en masque de puppy ? Chaque année en amont da la Pride, le débat revient comme un marronnier au sein de la communauté LGBTQI+. D'un côté, ceux qui pensent que les kinksters (les adeptes de kinks) et autres fétichistes n’auraient pas leur place dans le cortège, du moins pas s’ils souhaitent exprimer leurs sexualités dans l’espace public. De l'autre, ceux qui dénoncent cette ostracisation ou le "kink shaming".

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Melko, membre de l’association Pup&Co et adepte du puppy play, témoigne d’une crispation autour des kinks, survenant chaque mois de juin : "Sur les réseaux sociaux, lorsque l’on poste des photos de nous à la Pride, nous recevons à chaque fois le même type de commentaires avec, toujours, les mêmes arguments, comme quoi nous n’y avons pas notre place et ne devons pas nous montrer aux enfants présents dans la marche ou sur le parcours"explique-t-il. Et de s'en amuser : "On nous reproche de sexualiser la Pride mais, en même temps, je ne me fais pas prendre à quatre pattes au milieu de la rue !" Plus sérieusement, il observe : "Une fois dans la Pride, comme nous sommes plusieurs, les gens ont plus tendance à nous éviter."

Sexe et Fiertés

L’omniprésence du kink shaming peut parfois mettre les kinksters en porte-à-faux. C’est ce qui est d’ailleurs récemment arrivé au sein de Pup&Co : à la suite d'un article maladroit paru dans sa revue Le Pup déchaîné, invitant les puppies à policer leurs publications sur les réseaux sociaux – sinon à s’autocensurer afin d’éviter la stigmatisation –, Melko et son coreligionnaire Moto ont dû faire une mise au point prônant la liberté et la pédagogie, et alertant : "Le poids de l’intolérance d’autrui et la peur de ses conséquences prennent le pas sur la défense de nos libertés".

L'occasion de rappeler les sources des mobilisations LGBTQI+ : "Que serions-nous, que vivrions-nous aujourd’hui si nos prédécesseurs ne s’étaient pas précisément érigés contre ces intolérances pour défendre nos libertés de vivre, d’être et d’exister ? Des émeutiers de Stonewall aux kinksters, il ny a qu’un pas. Ils assument une liberté, au risque de bousculer les représentations que certains se font de la société, mais ce combat est juste et nécessaire. La réponse à l’incompréhension, à la bêtise et à la haine ne devrait pas être le sacrifice de notre liberté mais bien la pédagogie, le dialogue et l’éducation. Avant de songer à nous cacher, pensons à exprimer pour expliquer. Et s’ils refusent d’entendre, à quoi bon restreindre nos libertés ?"

"La Pride, c'est mettre les pratiques sexuelles dans l’espace public."

Le rappel à l’histoire est essentiel. "Ce que je trouve étrange, c’est que le kink shaming exprimé à l’occasion des Prides s'assoit littéralement sur l’histoire ! La Pride c’est ça, c'est mettre les pratiques sexuelles dans lespace public", s’étonne le sociologue Arnaud Alessandrin, tout en constatant que le shaming au sein de la communauté n’a rien de nouveau : "On a, par exemple, reproché aux folles d’être trop folles et aux drag queens d’être trop queens lors des Pride"rappelle-t-il. Le sociologue nous invite d'ailleurs à relire Michel Foucault, qui, dès les années 1980, avait pensé la stigmatisation des adeptes du BDSM.

Melko se souvient amèrement avoir maintes fois entendu, autour de la Pride, l’expression "plume dans le cul" dans le but de fustiger les "folles". Pour le sociologue Michael Stamboli, "le kink shaming est quelque chose d’assez récent, mais le flicage de lexpression de genre et de sexualité existe depuis toujours. Maîtriser ces expressions est une tentative de dessiner une frontière entre les gens que lon voudrait cacher, et ceux que lon veut bien montrer. Il sagit toujours de luttes autour des représentations publiques."

Des critères hétéronormatifs à la peau dure

Le sociologue nous rappelle les consignes données par le mouvement homophile, qui s’est cristallisé dans les années 1950 aux États-Unis. "Lors des manifestations, les femmes devaient porter des robes, et les hommes des costumes afin de donner une image de respectabilité bourgeoise, comme pour dire aux hétéros : 'Nous sommes comme vous.'"

Depuis les émeutes de Stonewall (1969), si les Prides annuelles, où s’expriment à travers le monde toutes les sexualités, ou encore la Folsom Street Fair ont bousculé les mentalités, la recherche d’une respectabilité selon des critères hétéronormatifs demeure un besoin pour certain·es, et tout particulièrement lors des marches des Fiertés, où d'aucun·es pensent que les projecteurs tournés vers la communauté LGBTQI+ ne sauraient souffrir de la moindre démonstration d’une sexualité qui ne serait pas bien propre sur elle.

Michael Stamboli nous invite à penser le kink shaming exprimé lors du mois des Fiertés et autres événements de lutte pour les droits LGBTQI+ sous la variété des profils de ceux qui l’exercent : "D’abord, il y a celleux qui rejettent ouvertement les Prides et les membres de la communauté LGBTQI. C’est typiquement l’exemple des membres de La Manif pour tous, qui vont se servir d’images de kinksters afin de tenter de ridiculiser et de délégitimer la cause en argumentant sur le manque de respectabilité et le non-respect de la 'morale'. Et puis il y a les allié·es et assimilé·es qui n’ont pas particulièrement de mal avec la diversité des sexualités et des fétiches mais estiment que montrer publiquement ses kinks n’est pas bon pour la cause LGBTQI."

"J’ai croisé un couple hétéro avec leur enfant alors que je portais mon masque de puppy. Ils ont trouvé ça sympa, et l’enfant a demandé à prendre une photo avec moi !"

L’argument de l’image donnée aux enfants revient souvent : "Celui-ci est à double tranchant, note Arnaud Alessandrin, parce qu’il est aussi bien utilisé par La Manif pour tous que par les personnes concernées et alliées." Un argument qui amuse Melko : "Une fois, j’ai croisé un couple hétéro avec leur enfant alors que je portais mon masque de puppy. Ils ont trouvé ça sympa, et l’enfant a demandé à prendre une photo avec moi !"

Arnaud Alessandrin remarque que la place des enfants et des allié·es dans les Prides n’a jamais vraiment été pensée et théorisée. Il note également que "l'argumentation est systématiquement posée sur le plan moral, sur la respectabilité et l'acclimatation aux allié·es, mais jamais sur le plan juridique, alors que l’exhibitionnisme pourrait être invoqué".

Revenons-en à la typologie des shameurs, proposée par Michael Stamboli. "À l’intérieur du mouvement LGBTQI+, il y a celleux que les kinks et autres fétiches gênent, pour qui cest un vrai problème et qui, en toute logique, pensent quil ne faut pas les montrer. Et il y a celleux pour qui le kink ne pose pas de problème, mais qui considèrent quil doit toutefois rester dans la sphère privée. Il s’agit généralement de gays blancs cis CSP+ qui n’ont pour seule différence avec la normalité hétéro bourgeoise que leur sexualité."

Une actualité forte

Arnaud Alessandrin note que l’agenda politique est particulièrement chargé cette année, à moins d’un an de la prochaine présidentielle et face à une extrême droite toujours plus active, mais également face à des enjeux majeurs concernant les droits des personnes LGBTQI+ : extension de la PMA, interdiction des "thérapies de conversion", interdiction des mutilations des enfants intersexes, lutte contre la transphobie en milieu scolaire ou encore gestion des politiques de santé – on relira sur ces sujets le texte d’appel de l’Inter-LGBT.

Ainsi, cette année davantage que les précédentes, la Pride met-elle plus l’accent sur les questions identitaires et de genre que sur les questions de sexualité. Cette actualité aux enjeux cruciaux peut amener certain·es membres de la communauté à rejeter encore plus les kinksters, de crainte non seulement de s’attirer des contre-feux LGBTphobes, mais aussi de renvoyer une image peu respectable de la communauté. Pour autant, l’enjeu est aussi de montrer que le kink ne fait pas le moine et qu’avoir des pratiques sexuelles non normées est respectable. N’avons-nous pas obtenu le Pacs puis le mariage pour tous tout en ayant des Prides bigarrées ?

"Les jeunes projettent leurs kinks dans les espaces publics numériques."

Un dernier point, alors que des vieux de la vieille dénoncent une montée de la pudibonderie chez les jeunes LGBTQI+. "C’est une vue de l'esprit de dire que la jeunesse serait plus puritaine, signale Arnaud Alessandrin. C’est plutôt que les enjeux se sont déplacés. Les jeunes investissent de manière moins revendicative l’expression des pratiques sexuelles dans les Prides. Mais les kinks sont projetés dans les espaces publics numériques avec la création de communautés, de réseaux d’apprentissage et de partage." De quoi désorienter les militants de la première heure, pour qui les pratiques sexuelles queers renvoyaient à une punition juridique et morale ainsi qu’à des enjeux de vie ou de mort, ce qui rendait leur expression dans l’espace public nécessaire. Mais même si les temps changent, le shaming est fondamentalement contradictoire avec l'idée de Pride.

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Crédit photo : pixabay