Cuir, puppy play ou TN… Qu’importe le fétiche, pourvu qu’on ait l’ivresse. Explorateurs obsessionnels des sens, les adeptes du fétichisme le sont aussi de notre époque.
Illustration Pol Anglada
Avant de préparer cette enquête, j’avais du fétichisme une image rétro faite de cuir, de moustaches et de quelques défilés lors des Prides. Je savais que les baskets ou les survêtements en faisaient saliver certains, mais, dans mon esprit, les pratiques fétichistes ne servaient qu’à pimenter une sexualité usée, au moyen d’accessoires conquérants. Je mêlais considérations psychanalysantes et obsession romantique dans laquelle chacun pouvait d’ailleurs se retrouver : une idée fixe de l’être aimé où le désir se focalise sur une nuque, un parfum, des cheveux bouclés. Loin de là : le fétichisme se touche, se pense, et se vit. C’est un élément constitutif de la vie de ces hommes, qui dit quelque chose d’eux et, en cela, de notre époque.
Consentement indispensable
"La sexualité est centrale dans le fétichisme, même s’il déborde la sphère sexuelle", prévient d’emblée Julie Mazaleigue-Labaste, chercheuse au CNRS. Pour cette philosophe et historienne des sciences, qui travaille sur la sexualité, on peut essayer d’en donner une définition minimale transversale qui serait "le fait de tirer une excitation sexuelle au travers d’objets non humains matériels inertes, reliés à des personnes ou à des parties du corps, et considérés comme des objets à part entière et sans lesquels l’excitation sexuelle n’existe pas ou est vraiment minorée. Une importance particulière étant accordée aux objets manufacturés et aux produits industriels." Point capital, si ce n’est essentiel, pour les communautés fétichistes : le consentement est indispensable. On se met d’accord, on reste à l’écoute, bref, on communique.
"Avec le puppy play, les relations sont nettement plus intenses que dans le sexe basique."
"Avec mon compagnon, ça fait des années qu’on n’a rien fait sans puppy play, sans les vêtements qui vont avec, sans accessoires ou sans jeu. Le reste ne m’excite plus", raconte Dokuta (son nom de puppy), 33 ans. "Le sexe vanille [conventionnel] ne m’intéresse plus, explique Freki (son nom de puppy), 23 ans, adepte du cuir, du latex et du néoprène. Avant, j’ai eu des relations classiques, et c’était inintéressant, ça ne me suffisait pas. Avec le puppy play, t’as tout un côté jeu. Les relations sont nettement plus intenses et intéressantes que dans le sexe basique." Leur fétichisme consiste en des jeux de rôle où les partenaires incarnent un chien et son maître, et se parent de tenues et d’accessoires.
Avec son ex-copain, Kentin, 29 ans, a de son côté mis les deux pieds dans le fétichisme des kiffeurs, essentiellement autour des vêtements, des baskets et des chaussettes de sport. "On démarrait nos rapports en survêt ou même en short et en TN [baskets emblématiques de la marque Nike], se souvient-il. Ça pouvait arriver qu’on se mette à poil, juste en TN/chaussettes."
À chacun sa matière fétiche
Pour se mettre vraiment dans la peau des fétichistes, il faut saisir leur goût pour la matière : "T’as du nylon, du coton, du lycra, qui ressemblent plutôt à des combis moulantes, poursuit Kentin à propos des survêtements. T’es pas compressé comme dans un jean. Tu es à l’aise." Ce qui l’anime, lui, c’est la fluidité de la matière – qui libère ou contraint, selon les préférences. Damien, multifétichiste ascendant kiffeur de 23 ans, détaille : "On a une érection quand on est dans un sentiment de bien-être et d’excitation. Quand t’es dans un survêt, tu vas être plus confortable que si tu portes un jean serré ou une doudoune qui t’étouffe.” Mathieu, dans le cuir, apprécie au contraire qu’on puisse se sentir “contraint, pas forcément libre de ses mouvements".
"La transpiration mélangée à du silicone, les odeurs corporelles, ça m'excite."
Dès lors, l’objet fétichisé transforme le pratiquant en explorateur des sens. Julien, fétichiste du latex de 27 ans, évoque les sonorités du matériau : "C’est un peu des bruits de plastique. Ça s’entend et ça contribue largement à l’excitation. Je ne vais pas forcément les provoquer, mais c’est une sensation qui s’ajoute aux autres." L’odeur aussi contribue à son émoi : "Au départ, je n’aimais pas trop, mais au fur et à mesure j’ai trouvé ça excitant. C’est de la transpiration mélangée à du silicone, des odeurs corporelles, moites", poursuit-il. Chez Kentin, l’odeur des baskets TN est centrale : "C’est une excitation en plus. Il y en a qui kiffent les odeurs des dessous de bras. Moi, ce ne sont que les odeurs de pieds de certaines personnes qui me plaisent."
Aux origines de nos désirs
Ces pratiques et plaisirs marginaux – ou perçus comme tels – peuvent pousser à l’introspection. Damien lie cela "à l’environnement dans lequel la personne vit et a grandi". "Chacun a son histoire. Je suis de banlieue et je m’habille en survêtement depuis le collège, note-t-il. Les mecs qui me plaisaient portaient des survêtements, et je me souviens les avoir matés, donc c’est parti de là." De son côté, Mathieu associe nettement le cuir à la virilité : "J’ai un père d’origine suisse allemande. Eux sont très cuir, et j’ai toujours vu mon père avec des shorts en cuir typiquement tyroliens. C’est ma première image de la virilité."
Mais, pour certains, il n’est pas si facile de trouver la cause supposée de leurs désirs. "C’est difficile à dire parce qu’en général ce sont des choses qui nous viennent de l’enfance, considère Dokuta. Quand on voit à la télé des trucs, ça nous parle… Pourquoi certaines personnes vont être attirées par ceci et d’autres par cela, je ne saurais pas le dire. Peut-être qu’il y en a qui trouvent les raisons et les assument." Mais, en vérité, s’interroger sur l’origine de nos préférences n’est peut-être pas si essentiel. Ce qu’on remarque surtout au contact de ces hommes à la sexualité élaborée, c’est qu’ils sont habités d’un monde intérieur très vivant et très codifié.
"Avec le latex, je me suis libéré et j'ai affirmé ma sexualité."
Souvent, le pouvoir de la matière sur les fétichistes se passe de mots. Ces objets qu’ils chérissent leur donnent de l’aplomb. "Quand j’ai passé des entretiens d’embauche, je suis allé au premier habillé normalement et j’ai paniqué à fond. Pour le second, je me suis dit : 'Tant pis, je mets un peu de cuir.' J’ai juste mis mon polo et mes bretelles en cuir et, là, je me suis lâché, je me suis senti en confiance, raconte Mathieu, qui s’est comme révélé à travers cette matière. Quand je m’habille classiquement, c’est comme si je portais un déguisement. En cuir, j’ai beaucoup plus confiance en moi. Je me sens libre. Je n’ai pas l’impression de jouer un personnage." Un sentiment que partage Julien : "Au début, j’étais tout timide, et au fur et à mesure que je portais du latex, que j’allais en soirée, que je voyais du monde, je me suis libéré et j’ai affirmé ma sexualité."
Fétichisme du quotidien
L’objet désiré, qui se faufile dans l’intimité des fétichistes, peut également s’inscrire dans la vie courante. "À la maison, avec mon ex, on était toujours en baskets, se souvient Kentin. Le matin, on se réveillait, on s’habillait, on se mettait en survêt, puis on enfilait nos TN." Dokuta s’emploie également à ce que le latex fasse partie de son quotidien : "C’est quand même fastidieux à enfiler, à entretenir. Alors j’ai trouvé un latex qui a subi un traitement particulier qui le rend très facile à mettre, comme un pyjama."
Cette partie intégrante de leur vie est aujourd’hui perturbée par la pandémie, ses couvre-feux et autres confinements. "Depuis octobre, j’ai rangé ma tenue. Je la sors pour faire des petites photos, des trucs légers. C’est assez frustrant, se désole Julien. J’ai l’impression qu’il y a une partie de moi qui est rangée au placard." De son côté, Mathieu essaie, quant à lui, d’adapter sa pratique fétichiste : "J’ai de plus en plus tendance à sortir de chez moi en full cuir, note-t-il. Alors qu’avant je mettais seulement une pièce de cuir sur une tenue plus traditionnelle."
Virilité, quand il me tient
Mais s’il aime la porter, il affectionne également cette matière sur les autres : "J’ai alors l’impression d’avoir face à moi quelqu’un d’ultra-viril, quelqu’un qui va me dominer." Julien, lui, recherche "un effet de déshumanisation" : "Il y a le dominant, et toi tu es l’objet." "J’aime qu’une personne me domine entièrement et soit un peu violente, rajoute Freki. Avec une cravache pour me punir parce que j’ai fait une connerie." Kentin confie pour sa part ne pas être excité par "une princesse en baskets TN", remarque follophobe qui ne le fait, hélas, pas particulièrement sourciller. Aussi, dans les rapports de domination, la virilité est souvent recherchée, et surjouée.
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"Depuis au moins les années 1970, on trouve cette idée de se réapproprier le muscle, la moustache, la veste en cuir, etc. Il y a déjà cette interrogation sur cette obsession marquée avec la virilité", rappelle Florian Vörös, sociologue ayant étudié les fantasmes masculins, notamment chez les hommes gays blancs, dans son livre Désirer comme un homme. Dans ses travaux, la fétichisation prend un sens différent, et est utilisée pour analyser les logiques de domination qui transforment, en quelque sorte, l’autre en objet. Il la décrit comme "une sorte de fixation d’une différence qui peut passer par la focalisation sur une partie du corps, sur un vêtement, sur un objet, qui va aussi symboliser, représenter ou être une extension du corps". Il ajoute : "Le crâne rasé, les poils, les muscles, ça peut être une odeur… À chaque fois, ce sont des choses liées aux rapports sociaux de domination."
"Le fétichisme autour de la figure du lascar s’est beaucoup diffusé dans les années 2000."
Le terme "fétichisation" prend donc un autre sens lorsqu’il permet l’étude de ces rapports, que l’on peut retrouver, par exemple, dans le fantasme du lascar en baskets/chaussettes/survêt – qui pose le problème de la fétichisation raciale puisque les jeunes hommes racisés de cité sont imaginés comme étant forcément très virils. "Dans la manière dont les hommes blancs de classe moyenne et supérieure s’approprient ou vont fétichiser différents éléments du lascar, il y a en fait souvent la reproduction, la naturalisation, la fixation de certains stéréotypes, précise le chercheur. Le fétichisme autour de la figure du lascar s’est beaucoup diffusé dans les années 2000, et c’est entre autres passé par le porno, qui n’a d’ailleurs rien créé de toutes pièces. Citébeur, par exemple, a juste développé quelque chose qui était déjà là et l’a rendu très mainstream."
Une proximité historique avec la communauté BDSM
Le fétichisme gay est une communauté dans la communauté, et souffre de cet isolement. À Londres, le Backstreet, l’un des plus vieux clubs gays et fétichistes de la ville, a été sauvé in extremis de la démolition. À Paris, la communauté cuir pleure la fermeture du bar La Mine, le seul établissement leather friendly de la capitale à ne pas être un sex club. Une certaine convivialité disparaît, poussée dehors par la gentrification et la crise sanitaire. De plus, la scène cuir est basée sur un archétype d’hypermasculinité, qui ne résonne plus autant qu’autrefois.
De la même façon, les représentations masculines de Tom of Finland, avec blousons et casquettes en cuir, ont incarné un idéal de virilité dès les années 1970. Les fétiches reflètent ainsi leur époque, ou inversement, et explorent le sens que l’on donne aux objets au cours des années. Julie Mazaleigue-Labaste rappelle d’ailleurs que l’univers de Tom of Finland est ultra-fétichiste : "C’est du fétichisme de l’uniforme, avec beaucoup de mises en scène BDSM." Concernant les pratiques BDSM ayant cours dans les milieux gays fétichistes, elle ajoute : “Ce sont des univers sociosexuels qui ont été longtemps liés. Ils ont une proximité historique."
Les LGBTQI+ souvent réduits aux pratiques fétichistes
Dans les années 1970, le photographe américain Robert Mapplethorpe rencontrait ses modèles au Mineshaft. Ce célèbre club BDSM de New York servira aussi d’inspiration au film Cruising, en 1980. La culture mainstream a d’ailleurs déployé beaucoup d’énergie à réduire les homosexuels à des stéréotypes liés aux pratiques fétichistes. En 2012, sur sa une, Libération représentait la communauté homosexuelle avec un homme en jockstrap, casquette et veste en cuir. Cette “folklorisation” associe souvent les personnes LGBTQI+ à des pratiques jugées à tort perverses et subies. En 2020, l’Info’Com CGT publiait un montage où le secrétaire général de la CFDT et le président du Medef, full cuir, portaient sangle et collier, avec une inscription : “sado et maso”.
“Il y a une diversité des pratiques et des vécus individuels qui fait qu’on ne peut pas faire l’équation selon laquelle si les hommes gays sont fétichistes, c’est forcément qu’ils rentrent dans un jeu de domination/soumission avec leurs partenaires”, note la chercheuse Julie Mazaleigue-Labaste, en s’appuyant sur les travaux de Samuel Dock, psychologue qui vient de terminer sa thèse sur le fétichisme de matière, qu’il identifie comme un néofétichisme spécifique. Car, sur cette question, tout dépend des fétichistes. “Par exemple, le fétichisme du caoutchouc est très centré sur l’idée de contrainte du corps, de sentir la matière au plus près de sa peau, d’être corseté, détaille la chercheuse. Parmi les hommes que Samuel Dock a interrogés, il a montré qu’il n’y a pas un dominant et un dominé. Les deux sont contraints, même s’il y en a un qui guide le jeu.”
"Son kiff était d’aller un week-end à la ferme et de ne pas quitter ses bottes en caoutchouc."
Et il n’y a rien de plus sérieux que le jeu. “J’aime bien aller chercher dans les coins sombres ce qui peut être lumineux dans la tête des gens. Et ceux qui m’ont donné le plus de satisfaction mais aussi le plus de générosité, ce sont les fétichistes”, raconte Marc Martin. Le photographe, pour qui le fétichisme est un thème récurrent, considère que “tant qu’on n’a pas compris le fétichiste, on comprend encore moins le fétichisme, et encore moins qu’on puisse les mettre en lumière”.
Il se souvient ainsi de Jens, un modèle qu’il a photographié en 2013 : “Il m’a dit que son kiff total serait d’aller durant tout un week-end à la ferme et de ne pas quitter ses bottes en caoutchouc. Donc il a joué le rôle du fermier. Et tout ça le fascinait. Je pense que c’était parmi les moments érotiques les plus intenses de sa vie. J’imagine qu’il a eu une érection dans sa tenue tout le week-end, et tant mieux pour lui. Cette intensité, ce genre d’expérience, c’est le fétichisme qui le permet.”