Avec son nouveau spectacle, la reine australienne du stand-up Hannah Gadsby continue d’explorer sans concession son intimité de femme lesbienne et autiste. Rencontre.
En débarquant sur Netflix avec Nanette, l’Australienne Hannah Gadsby a bousculé tout ce que l’on croyait savoir sur le stand-up. Ce premier succès, suivi de Douglas en 2019, a permis à la comédienne – lesbienne, autiste, et jamais là où on l’attend – de faire son coming out aux yeux du monde. Alors qu’elle revient avec un nouveau show, Body of Work, on a voulu savoir comment elle s’était hissée au sommet d’une industrie plus prompte à se moquer de la différence qu’à la célébrer.
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- Nanette et Douglas ont cassé le moule du stand-up. Que peut-on attendre de Body of Work ?
Hannah Gadsby : Ça va être un spectacle de storytelling, ce qui est plus ou moins ce que je faisais avant d’écrire Nanette, que j’ai créé parce que le personnel est aussi politique. Avant ça, je faisais déjà des shows sur le plan politique et personnel, mais plus légers, et puis un jour je me suis dit : “C’est inaudible, les parties trop subtiles, il va falloir les dire plus fort.” Dans Nanette, je dis tout haut ce que j’exprimais, avant, tout bas. Mais maintenant j’ai envie de retourner à quelque chose de plus proche de mon style de performance naturel, qui est de tisser ensemble des histoires. Pour moi, c’est l’approche la plus féministe : tisser des histoires au lieu de les construire et de les empiler les unes sur les autres.
- C’est important pour toi cette approche féministe ?
La comédie, c’est une forme d’art très masculine. C’est très compétitif, mû par la testostérone, très “mâle alpha”. Même en coulisses, chacun essaie d’être le plus drôle. En particulier dans les comedy clubs, où les comédien·nes entrent en compétition, avec le public pour témoin. Or je pense qu’un public est mieux servi quand on partage avec lui.
- D’ailleurs, dans tes spectacles, tu abordes sans concession ton orientation amoureuse. Le stand-up était-il prêt pour l’arrivée d’une femme lesbienne comme toi ?
Il y a beaucoup de lesbiennes qui pratiquent le stand-up. Je crois même qu’on arrive en deuxième position derrière les hommes cis. Vraiment, nous sommes légion ! En ce qui me concerne, je n’en ai juste rien à foutre que les hommes me trouvent attirante ou non. Les mecs ne peuvent pas me punir en me privant de leur désir pour moi. Je ne monte pas sur scène pour être désirée, donc ça ne m’empêche pas de dormir. Selon moi, la comédie en Australie, et plus particulièrement à Melbourne, est différente de ce qui se fait ailleurs dans le monde. Par exemple, le Melbourne International Comedy Festival est vraiment unique. Moi, j’ai commencé à écrire des spectacles en 2007. Chaque année, j’en créais un nouveau, et mon public local a grandi comme ça. Il y a aussi des connexions avec le théâtre, le cabaret et le cirque. En Australie, la long form comedy, dans laquelle on laisse plus de place au storytelling, est finalement plus ancrée que la culture des comedy clubs. Enfin bref, tout ça pour dire qu’il y a beaucoup de femmes et de personnes queers qui sont, ici, au sommet de la pyramide de la comédie. Bien sûr, ça a pris du temps. Quand j’ai commencé, c’était essentiellement des mecs blancs hétéros, mais ils n’étaient pas aussi toxiques que ceux que j’ai croisés aux États-Unis ou au Royaume-Uni. En Australie, certes, il y en a un peu dans le lot qui craignent, c’est plus fort qu’eux, mais il y a aussi une belle diversité dans les performances, et les femmes sont au top de leur art.
- Il existe cette idée qu’en comédie on doit pouvoir rire de tout et de tout le monde. C’est une réflexion récurrente d’hommes blancs hétéros…
Tu trouves ? (Rires.) Alors, OK, ils disent qu’on peut faire de l’humour sur tout le monde… sauf sur eux ! Si c’est moi qui les cible, ils se vexent. On devrait pouvoir rire de tout, mais, eux, s’ils font des blagues transphobes ou misogynes, c’est parce qu’ils le sont. Je ne les empêcherai pas de parler, ils peuvent creuser leur propre trou, mais ils ne réalisent pas que les mots qu’ils prononcent sont surtout le reflet de ce qu’ils sont. Ils pensent qu’ils sortent du lot, qu’ils sont spéciaux, et ce n’est pas le cas.
Tu sais, c’est très facile de faire rire les gens en parlant de sujets tabous. Ils en font des caisses en prétendant qu’ils ont bossé dur pour ça… Non, c’est facile. Ce qui est difficile, en revanche, c’est de trouver l’équilibre entre être un humain digne, respectueux, et faire marrer une salle pleine à craquer. Mais je crois que ceux dont tu parles sont surtout des hommes vieux. Ils ne sont pas habitués à ce que leur humour ne reste pas confiné dans les salles où ils jouent.
- Faire ton coming out en tant que lesbienne a-t-il marqué un tournant dans ta carrière ?
J’ai fait mon coming out avant de réellement commencer à monter sur les planches. En fait, j’ai commencé la comédie assez tard, je devais avoir 26 ou 27 ans. Quand j’arrivais sur scène, ce n’est pas comme si je faisais illusion, donc, de toute façon, je devais en parler. Dès le départ, ça a fait partie intégrante de mon humour. Mon sentiment, c’est que toute personne qui s’extrait du modèle “homme blanc hétéro” se doit d’aborder le sujet pour s’émanciper des stéréotypes attendus. Les gens voient bien que tu es différente, donc autant en parler. Mais ça peut devenir une prison, parce que tu peux avoir envie de parler d’autres choses moins spécifiques à ta personne.
- Et le fait de te présenter comme une femme ayant un trouble du spectre de l’autisme, ça a changé quelque chose dans ta comédie ?
L’un des moments les plus déterminants de ma carrière en comédie fut celui où j’ai été diagnostiquée autiste. Soudain, je comprenais comment j’étais fabriquée. Nanette a un peu été écrit autour de cette idée : “Je capte des choses que la plupart des gens ne perçoivent pas.” J’ai délibérément gardé pour moi le fait de présenter un trouble du spectre de l’autisme parce que je ne voulais pas que ça distraie de tout ce que j’avais à dire, qui aurait alors perdu de sa valeur. Les gens comprennent encore moins l’autisme que l’expérience queer. Donc, pour pouvoir en parler, tu dois d’abord les informer. Il faut les guider. Je l’ai fait un petit peu avec Douglas, et je crois que la communauté autiste a compris ce que j’essayais d’accomplir.
- En 2013, tu as écrit et joué pour la série de Josh Thomas Please Like Me. Aimerais-tu écrire de nouveau pour la télé ?
J’ai juste écrit mon personnage. Josh Thomas et moi sommes ami·es depuis qu’on a commencé dans le milieu de la comédie. C’était une grande marque de respect de sa part de me proposer d’écrire mon propre personnage. L’expérience a vraiment été géniale, et, dans l’absolu, j’aimerais la renouveler un jour. Mais l’endroit particulier du spectre autistique sur lequel je me trouve risque de nécessiter pas mal d’aménagements pour que je puisse travailler pour la télévision. Je ne voudrais pas me retrouver dans un environnement de travail toxique. Avec ma célébrité, je pourrais mal me comporter sans que cela porte à conséquence. C’est comme ça que ça se passe dans l’industrie du divertissement aujourd’hui, et je refuse d’en arriver là.
- Quel est ton but, à part faire rire les gens ?
J’aime les connexions et donc la scène, le live, en particulier, parce qu’on partage une sorte d’expérience qui est assez magique. Dans un monde où tout est si fracturé, où même notre consommation culturelle est éparpillée, se retrouver tous ensemble dans une salle pleine de gens qui profitent du moment, c’est très spécial à mes yeux. Quand je suis sur scène, je veux partager des émotions constructives que les gens emporteront avec eux en partant.
- Hannah Gasby fait rire le monde entier, mais qu’est-ce qui fait marrer Hannah Gadsby ?
Ma mère me fait beaucoup rire. C’est une femme très drôle qui m’a énormément appris sur l’art de raconter des histoires. Elle sera d’ailleurs très présente dans Body of Work. Je ne suis pas une personne très compliquée, vous savez. L’autre jour, mon chien s’est fait peur tout seul en pétant sur le parquet, et j’étais morte de rire.
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