Avec sa reprise du tube de Wejdene, "Je t'aime de ouf", sur un beat techno radical, la "synthsensual boygirl" Eloi nous ouvre une porte vers un univers chaotique mais captivant. Rencontre.
À quelques semaines de la sortie de son deuxième EP, le nom d’Eloi est déjà sur toutes les lèvres. Depuis ses performances remarquées aux Inouïs du Printemps de Bourges et aux Inrocks Club, l’artiste de 21 ans originaire de Montrouge s’est imposée comme l’un des espoirs de l’année. Inspirée par les expérimentations de l’hyperpop autant que par celles du collectif parisien Casual Gabberz et la musique queer-punk de Rebeka Warrior, elle livrait en janvier dernier Acedia, un premier EP à la frontière du rap, de la synth-wave et de la pop alternative infusée de rébellion adolescente et plébiscité par une poignée d’initié·es.
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Il y a un an, on faisait sa connaissance sur "Divorce", un titre dans lequel elle évoquait la difficulté à se construire, et à répondre aux attentes d’un couple de parents qui se déchirent et, sur "Mauvais Sang", les violences policières d’une plume toujours délicate, à la fois crue et métaphorique.
Un an plus tard, Eloi a quitté la maison familiale d’où elle avait l’habitude de produire ses petites pépites et nous reçoit dans son appartement dans le nord de Paris. Aujourd’hui, elle s’apprête à livrer un nouvel EP porté par une reprise surprenante du tube de Wejdene paru l’été dernier, "Je t'aime de ouf". Pour l’occasion, elle redéfinit son univers musical en introduisant un kick techno pulsé, des harmonie autotunées et des mélodies mélancoliques bien senties. L’occasion, aussi, de poser un visage sur sa musique, et un premier pas dans le monde visuel hallucinant qu’elle bâtit autour – traduction d’une créativité sans borne et d’un refus catégorique de se conformer aux absurdités du monde adulte.
La surprise Wejdene
"À l’origine, c’est parti d’une blague avec mon adelphe (Le Kaïju, producteur·e de musiques électroniques), raconte-t-elle. On s’est lancé le défi de savoir qui ferait la meilleure reprise de Wejdene. Quand j’ai fait écouter ma version à mes ami·es, j’ai senti qu’elle faisait son effet. Je comptais la sortir sur SoundCloud l’été dernier, mais j’ai fini par développer un EP autour."
En revisitant un tube mainstream à la sauce rave, Eloi s’inscrit naturellement dans la lignée du mouvement hyperpop qui agite la Terre entière depuis que Charli XCX, Dorian Electra, 100gecs ou Oklou en sont devenus les porte-drapeau. Théorisé par des artistes tels que Sophie ou A. G. Cook, le genre se définit par l’éclatement de la frontière entre musiques pop et expérimentale, un goût prononcé pour la distorsion vocale et une fascination pour le digital, la culture queer et tout ce qui anime la jeunesse des années 2000.
En France, l’hyperpop n’en est encore qu’à ses premiers balbutiements, et Eloi pourrait bien s’y imposer en figure de proue. Pourtant, elle-même ne s’y identifie que vaguement – un point commun qu’elle partage d’ailleurs avec la plupart des artistes estampillés "hyperpop" : "Cette scène m’inspire énormément mais je puise aussi beaucoup dans le rap, la pop, la chanson française et des musiques plus hybrides…"
Sa reprise de Wejdene, Eloi la perçoit avant tout comme une déclaration d’amour et un manifeste de la musique qu’elle compte produire à l’avenir. "Il y a encore quelques mois, je souffrais d’une relation toxique qui m’avait ôté toute confiance en moi. Rencontrer une personne avec laquelle je me sente vraiment bien, ça m’a aidé à assumer mes choix et aller plus loin dans ma musique." Et si certains trouveraient le texte de Wejdene un peu trop naïf ou fleur bleue, la jeune femme rétorque : "J’ai du respect pour Wejdene et tout ce qu’elle représente. 'Je t’aime de ouf' est un morceau qui me touche et qui fédère les gens : lorsque je le joue sur scène, tout le monde chante, c’est intense ! On peut tout à fait parler d’amour avec des mots simples, dans l’humilité et la sincérité. Les gens ont tendance à mépriser la pop, pourtant c’est une musique particulièrement dure à écrire."
Fluidité de genre
"À l’époque d’Acedia, je passais beaucoup de temps à enchaîner les freestyles avec des mecs de mon quartier, se souvient-elle. Je ressentais le besoin de m’affirmer en adoptant une voix plus grave, presque virile." Aujourd’hui, la jeune femme admet être plus à l’aise avec sa "féminité", consciente de sa "vulnérabilité". Sur "Jtm de ouf", elle introduit donc une voix de tête plus haute et ouvre en grand la porte derrière laquelle elle retenait ses sentiments. Elle ajoute : "J’ai de moins en moins de mal à aborder les questions liées à l’amour et à la sensualité."
Comme une grande partie de sa génération, la jeune femme se dit "très attachée à la notion de fluidité" : "J’explore et je navigue entre les différentes perceptions que j’ai de moi-même, sans me sentir exclusivement femme ou homme. Je pense que l’on doit être libre de se définir et de se redéfinir, autant de fois qu’on le souhaite au cours de notre vie. Je ne veux fermer aucune porte."
"Peut-on être plus libre qu’un·e adolescent·e queer ?"
La fluidité que revendique Eloi – et qu’elle affirme dans sa bio Instagram en se définissant comme une "synthsensual boygirl" – c’est la garantie d’être libre. Garder toutes les portes ouvertes, ne refuser aucun chemin, laisser libre cours à son instinct. Une fluidité de genre qu’elle exprime, par exemple, en modulant sa voix et en cultivant l’ambiguïté dans ses textes. Une fluidité artistique aussi, qui lui permet de poser un pied dans la scène pop la plus fédératrice tout en gardant l’autre profondément ancré dans les remous abrasifs de l’underground. Et une autre, qui reste encore à inventer, celle entre l’innocence de l’enfance et la maturité de l’âge adulte. "Peut-on être plus libre qu’un·e adolescent·e queer ?", s’interroge-t-elle.
Cette triple fluidité, Eloi l’affirme avec douceur et radicalité dans son premier clip – celui qui accompagne la sortie de "Jtm de ouf" – réalisé par ses soins, en compagnie d’Anaïs, sa petite amie rencontrée sur les bancs des Beaux-Arts de Paris. Dans sa chambre d’ado, où règne un chaos de graffitis dégoulinants et de peluches multicolores, Eloi s’abandonne, le regard hagard, à une danse rituelle sur les cendres de son enfance déchue. Elle coupe des têtes, arrache les yeux des créatures fantastiques qui l’entourent pour s’en faire une parure et des totems avant d’y jeter le feu. Avec "Jtm de ouf", Eloi n’ouvre pas seulement les portes de son intimité dans le fracas : elle met son esprit en abîme et signe un début de carrière explosif, emblématique de l’effervescence, la rébellion et l’indiscutable liberté qui définit sa génération.
Bêtes de scène
Hormis le charme de ses mots et de son esthétique, c’est sur scène que l’art d’Eloi prend tout son sens. Après quelques concerts intimistes, notamment au Carbone17 à Saint-Ouen où elle a ses habitudes, elle avait fait des premiers pas remarqués sur la scène de la ZUT l’été dernier. Pour l’occasion, la musicienne avait voulu voir les choses en grand. "J’ai passé un appel sur le net pour trouver une guitariste, raconte-t-elle. La musique, c’est un milieu très masculin alors je tenais à être accompagnée par une autre femme. J’ai fini par rencontrer Mia Mongiello (aka. CHORIBABY) et ça a été le coup de foudre." Le jour de leur premier concert, les deux artistes ne se connaissent encore que peu mais la symbiose est déjà palpable. Depuis, Eloi ne cache pas son amour pour sa partenaire : "Mia est devenue indispensable à mon projet musical, je ne peux pas monter sur scène sans elle. On se comprend et se complète ce qui nous permet d’avoir un impact positif sur nos projets respectifs."
Six mois plus tard, le live d’Eloi est rodé. Après les Inrocks Club en mars dernier, elle se produisait ce mercredi 20 avril aux Inouïs du Printemps de Bourges – tremplin mythique dédié aux jeunes talents qui avait révélé, entre autres, Christine and the Queens, Aloïse Sauvage, Odezenne ou encore Hyphen Hyphen. Et si l’engouement lui semble parfois précipité, alors qu’elle se prépare à valider son diplôme aux Beaux-Arts, l’artiste laisse à chaque fois la même impression. Une formule qui marche et qui doit beaucoup, selon elle, aux personnes qui l’accompagnent. Hormis Mia, sa guitariste, et Anaïs, Eloi peut aussi compter sur Sammy Hammoum – un ami ingénieur du son, proche du groupe Mauvais Oeil, qui la suit sur toutes ses dates. "La présence de Sammy me rassure et m’aide à me concentrer sur la musique, le public et la performance", explique-t-elle. Après des expériences mitigées avec des ingénieurs du son peu respectueux du travail d’artistes émergents, Eloi tenait à s’entourer de personnes de confiance et c’est aujourd’hui chose faite. "Il n’y a pas de secret : l’entourage, c’est la clé."
Après la sortie de son premier clip et son passage remarqué au Printemps de Bourges, Eloi publiera en mai son second EP, Jtm de ouf, sur lequel figureront deux titres inédits – "Soleil mort" et "Novembre éternel" – ainsi qu’un remix signé Paul Seul – membre du duo Ascendant Vierge.
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