The Line Is a Curve est un album envoûtant et étincelant. Figure du spoken word, icône non-binaire poétique, Kae Tempest se confie à têtu·.
Le quatrième album de Kae Tempest est tellurique, tant la rage de sa poésie se fait tremblement de terre grâce à la musicalité de son partenaire Dan Carey. Disponible depuis le vendredi 8 avril, The Line Is a Curve, qualifié par Les Inrocks d'album "vérité", est une introspection de l'artiste qui a fait son coming out non-binaire, mais surtout une large réflexion sur l'humanité, comme un état des lieux de ce qui nous rassemble et de ce qui nous divise.
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Multiprimé·e, Kae Tempest, figure étincelante du spoken word dans le monde anglo-saxon, confirme dans ce nouvel opus un talent évident. Des textes rythmés, puissants, emprunts de références à la mythologie antique autant qu'au rap. Iel charge la violence du capitalisme, son absence de sens et sa capacité à faire souffrir les corps et les esprits, devenus autocentrés faute de savoir vers où diriger leur force. Les souffrances de notre siècle égrenées dans un album qui sonne comme une cathédrale : intime et grandiose, un lieu où tous les espoirs sont permis. Iel offre aussi dans ce disque un rappel utile : nous ne sommes ni les premiers ni les derniers à devoir cautériser nos plaies. Au-delà des souffrances, The Line Is a Curve est un appel chaleureux à continuer d'ouvrir les bras pour étreindre le monde. Rencontre.
Cet album, The Line Is a Curve, montre une puissante colère, mais aussi une forme de douceur. C’est ça l'esprit de 2022, une forme de résignation ?
Kae Tempest : En 2022, comme en 1912, en 1812 ou même il y a 2000 ans, on a toujours ressenti la même chose : nous sommes tous condamnés et nous devons nous battre. Cet album parle de persévérance, de continuité. La vie est parfois cruelle, fatigante, mais nous faisons avec. Des gens souffrent plus que d'autres, mais je pense que nous sommes tous connectés, malgré nos expériences éminemment particulières. Qu'on le sache ou non, on ressent tout. Ce qui se passe, dans le passé, dans le futur. Tout est présent dans cette connexion.
Comment expliquez-vous que certaines personnes n’arrivent pas à éprouver de l’empathie pour d’autres ?
Elles ont beaucoup de mal à s’écouter elles-mêmes et à se rendre compte d’où vient leur haine. Peut-être que ces personnes ont dû faire face à la cruauté, à l’insécurité, qu’elles n’ont pas eu accès à la tendresse. C’est une émotion très difficile à ressentir. Dans ma vie, tous les jours, je m’efforce d’être équilibré·e. Chaque matin, le jour se lève et nous avons une nouvelle chance de ne pas faire les mêmes erreurs que la veille.
À quoi a ressemblé votre adolescence dans le sud-est de Londres ?
Incroyable. C'est là que j'ai appris tout ce que je sais de la vie. C'est un endroit où tout se rencontre : l’amour, la créativité, l’aventure. Quand j'avais 12 ou 14 ans, j'ai commencé à être particulièrement attiré·e par les artistes, à cet âge où tu regardes autour de toi et que tu te demandes à quoi ressemble le monde. Ce n'était pas tant une quête de vérité, mais simplement le fait de me sentir bien. La créativité, c'est une échelle qui te sort du trou. J'ai trouvé une seconde famille avec ces artistes. Il y avait quelque chose de très addictif à sortir avec eux. Je sortais et je voyais des sonos énormes ! Je mettais la tête dans les amplis et je ressentais la musique dans mon corps, mon coeur. Pour moi, c'était parler avec Dieu !
"Lorsque je voyais des gens avec les cheveux courts, je ressentais une forme de douleur : ils étaient en accord avec eux-même"
Kae Tempest
Le jour où vous avez coupé vos cheveux semble être un jour très important pour vous... Qu'est ce que cela représentait ?
Depuis 10 ans au moins, je voulais me couper les cheveux. Lorsque je voyais des gens avec les cheveux courts, je ressentais une forme de douleur : ils étaient en accord avec eux-même. Cela peut paraître stupide pour quelqu'un qui n'a pas de dysphorie de genre, ce ne sont que des cheveux. Mais c'est en réalité particulièrement signifiant, les cheveux longs sont le symbole d'un blocage, d'un enfermement entre plusieurs monde. Quand je revois des photos de mes cheveux longs, j'y vois une souffrance, pas nécessairement en raison de la dysphorie mais parce que c'était une période où je n'allais pas bien. Quand je me suis coupé les cheveux, c'était phénoménal. Je me suis senti incroyablement bien.
Vous auriez aimé vous les couper plus tôt ?
Les choses sont arrivées comme ça. Plus tôt, je n'étais pas prêt·e. C'est très difficile d'expliquer les barrières qui m'en empêchaient. C'est très intime. Il y a un pont à passer, une vérité à accepter. Lorsque j'écris, je sens que je peux sortir de mon corps. C'est une dimension différente, un autre monde. Mais ce monde, on ne peut pas y être qu'en esprit, il nécessite d'y être avec son corps. Si tu as peur, que tu éprouves du dégoût pour ton corps, que tu le traînes comme un boulet avec toi, que tu le traites avec manque de respect, cela affectera ton âme.
Et maintenant, vous l'aimez votre corps ?
C'est un processus en cours. La dysphorie, c'est douloureux. Mais aujourd'hui, je vais de mieux en mieux et les choses sont plus brillantes.
D'où vous vient ce goût pour les histoires anciennes, la mythologie ?
C'est très rassurant de se retrouver quand on lit quelque chose de très ancien. Je repère des émotions qui me parcourent lorsque je lis l'histoire de Tiresias, l'aveugle de Thèbe qui n'est ni un homme, ni une femme. J'aime ce sentiment de reconnaître le présent dans la perspective du passé, ça nous permet de comprendre plus clairement ce qu'il y a d'universel. Même si nous grandissons dans des endroits complètement différents, que nos expériences de vies sont opposées, il y a des choses sous-jacentes qui nous rassemblent.
Comment définir votre rôle de poète ?
En tant que lecteur·ice, j'ai ressenti la poésie me dépasser et me ramener à la vie. La poésie, c'est un réanimateur. De la même manière que je reçois ce souffle, je dois le donner à mon tour. Parfois, on a besoin de la fiction pour mieux voir la réalité. La déconnexion, c'est la conclusion logique de la manière dont on vit. Mais cette façon de voir le monde, elle prend ses racines dans des siècles d'histoire. Cette manière de vivre, les conventions sociales, le système, cela dégrade notre âme.
Quand vous êtes marginal, en raison de la vie dans laquelle vous êtes né, ça peut être difficile de se rapprocher des gens parce qu'ils vous tournent le dos. Mais quand vous êtes outsider, parfois, vous pouvez d'autant mieux regarder les gens de près. Être LGBTQI+, ça donne de l'humilité, une forme de conscience.
Fin mars, pour la première fois, un parlementaire britannique a parlé de son identité de genre. Peut-on être conservateur et à la fois une personne trans ?
La preuve en est ! Pour être honnête, j'essaye de rester concentré·e sur mes sentiments profonds, en évitant d'être cynique ou de juger. Après tout, je n'ai aucune idée des raisons qui ont poussé cette personne à choisir sa vie. La politique au Royaume-Uni est... (iel cherche ses mots) un putain de désastre. C'est un bordel sans nom. Et en même temps, on a constamment été dans de multiples crises. Et pourtant, on persévère. Personnellement, je ne suis pas très attiré·e par la politique politicienne, même si je sais qu'elle a des effets sur ma communauté. Je suis tellement déçu·e que je ne veux pas y dépenser notre énergie.
"C'est très rassurant de se retrouver dans des textes anciens"
Kae Tempest
Dans le clip de Europe is lost, on voit des images de Poutine, Trump, Marine Le Pen. Dans la communauté LGBTQI+, beaucoup votent pour eux alors qu'ils sont nos ennemis objectifs. Qu'est-ce qu'on leur dit ?
Si j'imagine que je sais mieux qu'elles ce dont elles ont besoin, je suis pire que les personnes que vous citez. Peut-être que ces électeurs ont quelque chose à m'apprendre de mon besoin de leur dire : "Mais qu'est-ce que tu fais ? Tu te trompes ! Tu ne le vois pas ?!". Mes idées sont les miennes, cela ne veut pas dire que les autres ont tort. Ce sont les conclusions auxquelles j'ai abouti dans mon parcours, en ayant grandi où j'ai grandi, avec les personnes que je connais, en ayant vu telles et telles choses. Quelqu'un d'autre peut arriver à une toute autre idée en ayant eu une autre expérience. Dès lors, personne n'a tort ou raison. Ce qui compte, c'est qu'en creusant, on trouve des racines communes.
Mais vous renoncez à les convaincre ?
Je ne tourne pas le dos aux causes qui me sont chères, notamment ma communauté. Mais je suis plus intéressé·e par ce qui se passe à l'intérieur : ma poésie, ma musique. Deux personnes qui pensent les choses différemment, qui ont des expériences de vie différentes, qui mènent différentes batailles, ces deux personnes peuvent écouter la même musique. Et là, il y a quelque chose de salvateur.
Quels sont vos combats aujourd’hui ?
Je me bats pour beaucoup de choses. Je trouve ça même inutile de faire une liste, ce sont les choses que nous voulons tous : une société plus égale, moins d’oppression, moins de coercition, de manipulation, plus de moyens pour que les gens vivent… Nourriture, asile, sécurité sociale, alimentation saine, environnement sain, nos corps protégés des mutilations, possibilité d’aimer, la putain de possibilité de choisir qui on veut aimer ! Les choses que nous devrions tous avoir, mais il y a une hypocrisie à tous les niveaux de la société. La société est basée sur l’hypocrisie. On parle de liberté, d’égalité, de fraternité et en même temps, on exploite, on tue, on assassine. Rien n’a jamais fait sens. Les belles idées n’ont jamais été de belles idées mais des mensonges. Je ne comprends pas comment le système peut apporter de la justice alors qu’il est fondé sur l’injustice. Et surtout, le système ne se connaît pas lui-même. Il y a un déni, de la complicité dans la violence, l'exploitation. Tout est une complète fabrication. C’est une histoire.
Et quand des gens élisent Boris Johnson voire Marine Le Pen… quelle est l'histoire à laquelle nous n’avons pas su répondre ?
Celle d'un dirigeant fort qui va donner du sens à ma vie, me redonner le pouvoir. C’est cette mythologie que ces dirigeants mettent en place. Mais ce n’est qu’une construction égocentrique, orgueilleuse d’un passé glorieux qui n’a jamais existé. C’est l’exploitation de la peur. Tout ce que je veux dire, c’est que les gens cherchent quelque chose parce qu’au centre, il y a du vide. Avant tout, il faut se rendre compte de ce manque. Et que la politique d’un dirigeant fort ne la comblera pas. On est déjà passé par là et on va continuer. Il faut commencer par un désir réel d’être responsable et de rendre la société responsable de ce qui s’y passe. Même les gens qui vivent dans la rue. Ça ne fait aucun sens que quelqu’un ait faim et que lorsqu’elle me demande de l’aide, j’ai de la suspicion à son égard. C’est ce que construit cette société. Il n’y a pas d’humanité, pas de naturel. On ne peut pas échapper sans cicatrices d’une société qui est structurée de cette manière, bâtie sur la violence, la coercition, la manipulation, la fourberie. Et malgré cela, dans la souffrance et la cruauté, on a une habilité à persévérer. Le soleil se lève. Il y a des petits détails qui nous permettent de nous connecter. Nous avons de la créativité, de la possibilité d’aimer. On a l’histoire, qui nous permet de comprendre le présent.
Sur la photo de cet album vous êtes nu·e, mais flou·e. Alors dans ce disque, on entend votre vérité ou une vérité floue ?
La focale est sur l’arbre derrière moi. Ça dit quelque chose. Tout se passe, tout passe par ma tête et la focale sur la réelle existence, c’est l’arbre. L’arbre avec ses racines, qui est éternel, accroché à la terre. Il sera là quand on sera tous partis. C’est la perspective solide, la profonde vérité. L’arbre continue à se nourrir, à être inséré dans le cycle des saisons.
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Crédit photo : Wolfgang Tillmans