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famillesCe que les familles queers apportent à une société qui écrase les parents sous la norme

Par Laure Dasinieres le 31/10/2022
Gabrielle Richard

Les familles queers forment une constellation de possibilités pour penser la parentalité en-dehors des normes sociales cishétéros et des institutions. Entretien avec Gabrielle Richard, sociologue spécialiste des questions de genre, qui signe sur le sujet un essai inspirant : Faire famille autrement.

Qu’est ce qui t’a amenée à te pencher sur le sujet des familles queers ?

Gabrielle Richard : Généralement quand on pense aux familles queers, on pense soit à deux hommes gays ayant recours à une gestation pour autrui (GPA), soit à deux femmes lesbiennes qui font une procréation médicalement assistée (PMA). Ce sont les versions connues, polies, socialement acceptables de la famille queer. Mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. On ne voit pas ou peu les familles avec des hommes qui portent l’enfant, avec des personnes non binaires, avec des butchs… On ne voit pas non plus les familles pluriparentales, dans lesquelles un ou deux parents ne bénéficient d’aucune protection ou d’aucune reconnaissance juridique, ni parfois sociale. Ce qui m’intéressait, c’était d’aller creuser vers ces familles moins représentées et sur comment on pouvait en apprendre potentiellement quelque chose. Je me suis rendue compte à quel point les cas de figure sont éclatés et combien il est difficile de faire le tour de toutes les configurations possibles et magnifiquement complexes et riches de familles.

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Justement, qu’a-t-on selon toi, collectivement et individuellement, à apprendre de ces familles ? 

Je pense que ce qu’elles nous apprennent principalement, c’est qu’il n’y a pas de nécessité à trouver chez une seule autre personne l’entièreté des choses. C’est un exercice un peu fallacieux que de se dire "Je vais trouver une seule personne qui va être nécessairement mon ou ma partenaire amoureux, compagne, complice, partenaire économique, coparent de mes enfants…" Penser qu’il n’existe qu’une personne qui serait ta moitié correspond à un schéma cishétéronormé. Ce que les parents queers nous montrent, c’est l’aberration de penser qu’il est possible, voire simplement souhaitable, de trouver dans une même personne l’ensemble de ces rôles. 

"Je me suis aperçue que ce qui est vu parfois comme un échec sous un angle hétéronormé, par exemple la notion de famille recomposée, est plutôt vu comme une réussite dans les familles queers."

C’est sous cet angle qu’il m’a d’ailleurs semblé le plus facile d’appréhender cette constellation que constituent les familles queers, en examinant ce qui est en jeu dans leur sein, comment les dimensions amoureuses, sexuelles, économiques, comment les rôles se répartissent. Je me suis aperçue que ce qui est vu parfois comme un échec sous un angle hétéronormé, par exemple la notion de famille recomposée, est plutôt vu comme une réussite dans les familles queers. Celles-ci sont en effet le fait de personnes adultes qui construisent ensemble un projet de coparentalité et décident en pleine conscience de ce qu’elles veulent, de ce qui est en mesure d’apporter quoi à ce projet, et d’aller de l’avant avec ça.  

Comment expliques-tu cette capacité à composer une famille si simplement et librement ?

De nombreuses personnes queers ont grandi sans penser qu’elles pourraient être parents, sans concevoir que la parentalité était quelques chose de conciliable avec qui elles sont sur le plan de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre. Chez elles, la famille a pu être pensée d’entrée de jeu comme un scénario qui ne fonctionnerait pas pour elles. Mais une fois qu’elles ont en fait le deuil, elles peuvent se poser consciemment et positivement la question de comment fonder une famille en répondant à leurs besoins et à ceux de leur(s) partenaire(s). 

Il y a aussi le fait que beaucoup de personnes queers ont une famille choisie, sur le plan amical/amoureux/sexuel, avec toutes les déclinaisons possibles. Elles ont compris qu’il leur est possible de s’arranger en marge, non seulement des institutions mais aussi de la famille biologique traditionnelle. Elles ont ainsi développé une capacité à se concevoir en-dehors des schémas normatifs et à se dire "Voici ce qu’on nous présente et voilà ce qui est possible de faire en marge de ça". 

Qui dit famille, dit souvent grossesse. C’est un parcours singulier à appréhender pour les personnes queers ?

Le terme appréhension est bon parce qu’il rend compte du fait que les personnes queers qui entrent dans un processus qui mènerait à une grossesse le font à petits pas, parfois avec crainte. Elles savent, ou ont l’intuition, qu’elles vont mettre les pieds sur une sorte de tapis roulant qui mène vers quelque chose de très féminin et qui dépasse la matérialité de leurs expériences. Les personnes qui ne correspondent pas à cette féminité soulignée à grands traits par les représentations de la maternité peuvent, néanmoins, vouloir vivre l’expérience de la grossesse dans ce qu’elle peut avoir de queer mais ne vont pas souhaiter tout le bagage ridiculement genré qui va avec. J’ai souvent entendu dire des choses comme "Je sais que ça va me dépasser. Je sais que je vais perdre un peu de ma capacité d’action." Elles savent que c’est un terrain miné mais elles s’engagent dans ce processus en connaissance de cause. J’ai été marquée par un entretien avec une personne genderfluid enceinte qui trouvait cette période difficile parce qu’elle ne pouvait pas exprimer son genre comme elle le souhaitait et parce qu’elle était forcément assignée du côté du féminin du fait de son ventre, de ses seins… C’est très intéressant de voir comment ces personnes se construisent une zone de confort dans cette période de leur vie relativement inconfortable. 

Cette grossesse, et surtout le corps enceint, questionnent énormément les rôles genrés et les représentations sociales…

Oui. On peut prendre l’exemple des couples de lesbiennes où l’une des partenaires a une expression de genre plus masculine que l’autre. Lors des rendez-vous médicaux ou des cours de préparation à la naissance, c’est la personne la plus féminine qui est généralement identifiée comme enceinte. Pourtant, cela n’a rien à voir… Cela donne lieu à des espèces de quiproquo qui, dans le meilleur des cas, sont plutôt rigolo,s mais qui sont souvent offensants pour la personnes concernée. Par exemple, une femme butch enceinte jusqu’aux oreilles sera lue comme un homme gros et personne ne lui cédera la place dans le métro. Cela dit beaucoup de comment nos attentes sociales lient ces aspects relavant du corps et de la capacité reproductive avec les canons d’expression de genre du féminin. Aujourd’hui, la société est globalement dans l’incapacité d’enregistrer le fait qu’une personne qui n’est pas explicitement lue comme une femme puisse porter un enfant. 

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Accéder à la parentalité semble dans le même temps normaliser la queerness… 

C’est un cas de figure fréquent chez les lesbiennes. Souvent, l’adolescence ou le début de l’âge adulte est marqué par un coming out qui crée une certaine scission entre la personne queer et ses parents, qui peuvent éprouver une certaine déception et doivent faire le deuil de ce qu’ils avaient projeté pour leur enfant – en particulier que cet enfant devienne mère à son tour. Puis, quand la personne queer annonce qu’elle souhaite être parent, la tension se dissipe comme si les futurs grands-parents disaient "Ça va, tu ne refuses pas tout de cette féminité, tu ne refuses pas de vivre ce que ta mère et ta grand-mère ont vécu avant toi." Dans le même temps, la partenaire qui ne porte pas l’enfant peut sentir une pression. On l’interrogera sur pourquoi elle n’a pas souhaité porter l’enfant. C’est quelque chose qui reviendra ensuite, notamment dans la vie scolaire de l'enfant, avec cette question : "C’est qui ta vraie mère ?"

La remise en question des normes de la parentalité dépasse t-elle in fine le cadre des familles queers ? 

Je crois que nous sommes en train de vivre une sorte de momentum où de nombreuses personnes indépendantes les unes des autres arrivent à un constat similaire : la famille telle qu’on nous l’a vendue ne fonctionne pas pour elles. On le voit avec les familles queers mais aussi, par exemple, avec les livres sur le regret d’être mère ou sur le fait qu’il n’est pas besoin de passer par la maternité pour réussir son parcours de femme… Se met alors en dialogue ce qui peut être vu comme une déception initiale et ce qui est de plus en plus perçu positivement comme une force pour se vivre en tant qu’individu dans le respect de ses propres souhaits. 

Cet élan questionne des choses qui étaient jusque-là considérées comme inévitables. Je pense à l’exemple de la lactation induite. La charge de l’allaitement était réservée à la personne qui avait porté l’enfant et on attendait de cette personne qu’elle se lève la nuit pour le nourrir, qu’elle reste à la maison, qu’elle prenne le plus long congé parental… Cette possibilité de lactation induite remet en question ce schéma conventionnel qui, on s’en rend compte, ne va finalement pas de soi. Dans cette entreprise de déconstruction, les luttes queers rejoignent les combats féministes contre les stéréotypes de genre et contre les rôles genrés traditionnellement assignés. En surgissent des propositions sur la capacité à s’aménager des marges de manœuvre dans ce qui était vu comme une ligne unidimensionnelle.  

>> Faire famille autrement, de Gabrielle Richard, aux Éditions Binge Audio. Parution le 10 novembre.

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Crédit photo : Yong Chim