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Nos villes queersÀ Strasbourg, le renouveau de la communauté queer

Par Tom Umbdenstock le 27/12/2022
Strasbourg

Dans le magazine disponible en kiosques, escapade dans la capitale alsacienne. Malgré la concurrence des villes allemandes proches de la frontière, la scène queer strasbourgeoise, longtemps assoupie, a retrouvé de la vitalité.

Les nuits queers à Strasbourg ? “Un bar à backroom et une soirée tous les dix ans”, nous résume sévèrement un local. Près de la gare, rue de la Course, on trouve néanmoins le Z Bar, fréquenté par un public queer essentiellement masculin. Accoudé à une table, sous un écran où s’affiche le code wifi, “Iloveboyz”, Hervé, la soixantaine, dresse lui aussi un tableau peu reluisant de la vie communautaire strasbourgeoise. “Le milieu queer n’est pas très ostensible, et les lieux LGBTQI+ ont du mal à pérenniser leur activité”, confie-t-il. On se souvient de La Voile rouge et du Monte Carl’, qui ont tous deux fermé leurs portes. Ou encore du So Divine, dernier bar lesbien de la ville, qui a baissé le rideau en 2014. Reste bien le Golden Gate, mais il ne fait plus de soirées LGBTQI+ depuis février 2021, ou le So Crazy Club, qui doit caser ses samedis queers entre soirées étudiantes et séances de salsa… Ainsi, d’année en année, le dynamisme communautaire de la capitale alsacienne semble refluer. La faute, selon les points de vue, à sa culture germanique ou à une certaine mentalité de l’Est, un peu trop rangée, voire un brin conservatrice. 

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Il faut de toute façon prendre en compte la situation géographique de la ville. Si vous vous connectez sur les applis à Strasbourg, vous tomberez immanquablement sur des profils allemands. La frontière est à deux pas, Kelh à moins d’une demi-heure en tram et Offenburg à peine plus, où l’on trouve saunas et bars gays. “Il y a quinze ans, on allait déjà s’encanailler dans certains lieux de l’autre côté de la frontière qui siphonnaient toute la clientèle française, se souvient Hervé. Encore aujourd’hui, beaucoup d’Alsaciens gays continuent d’aller en Allemagne pour faire la fête, car il y a plus de gros événements.” 

Les liens avec le voisin germanique ne se limitent d’ailleurs pas au divertissement : “Cette année, on est allé à Stuttgart pour les 60 ans du jumelage entre nos deux villes, explique Matthieu Wurtz, président de Festigays, association organisant la Pride de Strasbourg. J’ai fait un discours en allemand devant 300 000 personnes.”

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Crédit : Laëtitia Piccarreta

Majorité municipale EELV

À Strasbourg, c’est difficile de mobiliser des gens pour faire autre chose que de l’événementiel. Alors qu’il y a beaucoup à faire, surtout sur les questions trans”, se désole un peu Lou, 35 ans, qui a cofondé l’Amicale radicale des cafés trans de Strasbourg et tient la permanence de La Station, le centre LGBTQI+ de la ville. Ce lieu, bien identifié, ouvert il y a une dizaine d’années tout près de la cathédrale, accueille des réunions d’associations et organise des groupes de parole (transfem, bi/pan, aro/ace, non-binaires…). “La municipalité est tenue par la gauche depuis dix ans. Donc ça a toujours été assez open. On est déjà très contents de ce qu’on a réussi à obtenir”, tempère Matthieu Wurtz.

Si elle reconnaît qu’à Strasbourg “les assos LGBTQI+ ont une culture un peu moins revendicative qu’ailleurs”, l’adjointe au maire chargée de la lutte contre les discriminations, Floriane Varieras, ancienne responsable régionale de SOS homophobie, considère que le but de la municipalité “n’est pas de faire des trucs clinquants, mais de construire sur le long terme”. Depuis l’élection, en 2020, d’une majorité Europe Écologie-Les Verts, les militants LGBTQI+ semblent assurés du soutien de ce parti historiquement favorable à leurs droits. Ils ont d’ailleurs déjà bénéficié de quelques hausses de subventions : l’une accordée à l’association Le Refuge et qui pourra lui permettre d’accueillir quatre personnes supplémentaires, l’autre attribuée à La Station pour la mise en œuvre d’actions de sensibilisation dans les écoles des quartiers prioritaires de la ville.

Bars queers et LGBT-friendly

C’est sous le ciel capricieux de septembre que nous nous entretenons avec l’adjointe, sur la terrasse du Canapé queer. L’ouverture en janvier de ce bar LGBTQI+ dans le quartier de la Krutenau a été vécue par beaucoup de Strasbourgeois comme un soulagement. “La visibilité des personnes queers est importante. L’ouverture de ce lieu dans un des quartiers les plus fréquentés en soirée, et qui ne désemplit jamais, est un bon symbole”, s’enthousiasme Floriane Varieras. À l’intérieur du bar, aux côtés des portraits de Marc Almond, de Freddy Mercury ou de Lil Nas X, le patron, Clément, quinquagénaire dont les boucles d’oreilles jettent des reflets diamants, explique : “On a l’impression de faire ressortir des gens qu’on ne voyait plus en soirées.” Matthieu Wurtz salue également l’ouverture du Canapé queer : “Il n’y avait quasiment plus rien comme lieu, donc ça redynamise”, se réjouit-il, observant depuis un an la multiplication des soirées drag-queens au Studio Saglio, au Kalt ou au Café grognon – il organise de son côté les soirées TBM (Techno Body Music) au Studio Saglio.

Membre active de l’association lesbienne La Nouvelle Lune, Florence, 57 ans, considère que la vie locale LGBTQI+ est “plutôt riche, foisonnante, avec des assos, des collectifs et tout un tas de belles initiatives”. Certes les lieux lesbiens ne sont pas nombreux, admet-elle, “mais même à Paris, c’est compliqué”. Heureusement, on compte beaucoup d’endroits LGBT-friendly. En plus du Kalt et du Studio Saglio, on trouve La Grenze, L’Orée 85, Le Warning ou encore Le Schluch. “On crée nos univers là où on est les bienvenues”, explique Florence. La Nouvelle Lune organise d’ailleurs ses rencontres au restaurant Le 2, en face du Conseil de l’Europe, “notre maison le temps d’un dîner mensuel”, en plus d’apéros hebdomadaires qui sont l’occasion de “soutenir des personnes précaires, des demandeuses d’asile, voire des lesbiennes qui se découvrent sur le tard”. Depuis cinq ans, l’association organise le FémiGouin’Fest, festival de films lesbiens et féministes qui mélange amour, militantisme et matrimoine sur les écrans.

Au quatrième étage d’un bâtiment de bureaux à côté de la grande librairie de la place Kléber, Marie, 29 ans, donne quelques consignes à Juline, Héloïse et Gaëlle avant que son émission ne démarre. Sur Radio Bienvenue Strasbourg, elle tient l’antenne depuis la rentrée avec Voix queer, qui aborde tous les angles de la vie LGBTQI+. Une fois la diffusion terminée – elle fut consacrée ce jeudi soir à l’écriture inclusive –, celle qui a cocréé en novembre 2021 l’association Juin 69 s’oppose aux discours pessimistes : “À Stras’, ces derniers temps, il y a beaucoup d’événements ! Et souvent avec un côté très militant”, dit-elle avant d’évoquer la manifestation organisée par le Pink Bloc en 2019 contre la commercialisation de la Pride.

Scène drag et chorale LGBT

Un vendredi soir, dans un quartier industriel au sud du centre-ville, une file de dizaines de personnes s’étend derrière un hangar à peine visible dans la nuit. On arrive jusqu’ici grâce au bouche-à-oreille. À l’intérieur, la population est jeune, porte des piercings, a des cheveux colorés, et de nombreux looks sortent de l’habituelle binarité de la mode. On peut même fumer dans la salle principale, où se trouve le bar. Puis débarquent sur scène les membres de la House of Diamonds, une maison drag un peu schlag, loin de la sophistication de Drag Race. Pendant l’entracte, alors que le public tourne à la bière Météor ou au Club Mate, la drag-queen Vendredi Treize, 29 ans, encore costumée et maquillée, raconte : “À Strasbourg, c’est moins intimidant, il y a encore des espaces et des marges pour les initiatives queers.” Pour preuve, ce soir, la troupe a dû refuser du monde. Sa collègue de scène, Frida Crado, 29 ans, observe que “les gens se connaissent plus rapidement ici que dans les villes plus grandes”“En plus, les logements sont abordables”, ajoute-t-elle. Bref, une ville où l’on n’a pas à se battre pour trouver sa place.

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Crédit : AFP – Martin Lelièvre

Un dimanche après-midi, au théâtre de Hautepierre, dans le nord-ouest de la ville, des personnes réunies autour d’une table dissimulent leur visage derrière des fleurs blanches. Leur spectacle, La Casa del amor, se joue sur scène devant 360 spectateurs. En prologue, le personnage de Mona déclame : “C’est la fête pour cette communauté que j’ai créée. Je suis une femme trans, de cette génération à l’époque lourdement condamnée par la société, qui aura essuyé tous les plâtres d’une révolution de la sexualité et du genre.” Baptisée Pelicanto, la troupe de cette chorale LGBTQI+ strasbourgeoise entonne ensuite des morceaux de David Bowie, de Lady Gaga et de Woodkid. Après le show – et deux rappels –, Rémi, un des membres de la chorale, confie avec une certaine exaltation : “Une de nos plus grandes fiertés, c’est qu’il n’y a pas seulement des personnes LGBTQI+ qui viennent au spectacle, mais aussi des familles, et ça ouvre des discussions.”

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L’Alsace est pourtant la région française où les homosexuels ont le plus durement subi la persécution anti-gay durant la Seconde Guerre mondiale. Sur les quelque 500 cas de répression de l’homosexualité en France sous l’Occupation, un peu plus de 400 ont eu lieu en Alsace, à l’époque annexée par l’Allemagne. Ces personnes ont été arrêtées, expulsées, ont été condamnées à des peines de prison, voire à la déportation. À Schirmeck se trouvait un camp de rééducation où fut par exemple interné Pierre Seel, qui fut le premier à témoigner publiquement de ce qu’il avait subi. Pire encore, “parmi la trentaine d’homosexuels déportés en camp de concentration depuis la France, la moitié ont été arrêtés en Alsace-Moselle, détaille Jean-Luc Schwab, historien spécialiste de cette répression. Quasiment tous ont été envoyés au camp de Natzweiler-Struthof”, le seul géré par l’Allemagne nazie sur le sol français, à 50 km de Strasbourg.

Strasbourg, cité européenne

Pied de nez à cette histoire et symbole important, la ville de Strasbourg accueille le Parlement européen, où les droits LGBTQI+ sont régulièrement défendus. Les eurodéputés se sont ainsi prononcés, par exemple, contre les décisions discriminantes en Pologne ou en Hongrie, et, après la tentative d’annulation de l’Europride 2022 à Belgrade par le président serbe, Aleksandar Vučić, fin août, 145 d’entre eux ont publié un texte pour défendre le déroulement du défilé dans ce pays candidat à l’adhésion à l’Union européenne.

Émanation de l’importante culture protestante de la ville, l’église Saint-Guillaume tient une fois par semaine la permanence Chapelle Arc-en-ciel de son antenne inclusive. On y retrouve sa coprésidente, Juliette Marchet, 26 ans : “En France, on est à peu près les seuls à proposer des moments de ce genre”, affirme-t-elle. Pendant les messes inclusives qui se déroulent quatre fois par an, “on prie pour les personnes LGBTQI+, on prêche une théologie féministe et queer en rappelant que nous sommes tous valides devant Dieu”, explique-t-elle avant d’entamer avec l’assemblée du jour un moment de prière.

En quittant la ville, vous verrez peut-être passer le tram aux couleurs LGBTQI+. Celui que Matthieu Wurtz appelle “mon béb锓On a eu un financement exceptionnel pour le concevoir en 2021”, retrace-t-il, se rappelant avec satisfaction que “quand Festigays a organisé la première marche des Fiertés il y a vingt ans, il n’y avait que 3 000 personnes. Cette année on était 18 000.” Détérioré probablement par des LGBTphobes, le tram a été remis en état, ses défenseurs refusant obstinément que ses couleurs se fassent discrètes. Car, martèle Matthieu Wurtz, “la fierté LGBTQI+, à Strasbourg, ce n’est pas seulement pour la Pride.” 

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Crédit photo : SEBASTIEN BOZON / AFP