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reportage"Il y a comme une habitude de solidarité" : Lille, grand-place queer

Par Tessa Lanney le 07/09/2022
La Grand-Place de Lille

Dans la Capitale des Flandres, la communauté LGBTQI+ est plus que jamais visible et militante. Pourtant, on ne trouve que peu de lieux communautaires à Lille. Car ici, les bons plans se transmettent sur le ton de la confidence.

Vous connaissez cette chanson qui dit que “les gens du Nord ont dans le cœur le soleil qu’ils n’ont pas dehors” ? La vérité, c’est qu’il recèle souvent aussi un arc-en-ciel, comme en témoignent les quelque 15.000 personnes que réunit chaque année la Pride de Lille – contre environ 10.000 à Marseille, à titre d’exemple. Ce n’est donc pas pour rien que la cité nordiste a gagné le surnom de “Ville des lesbiennes” chez ces dernières. Dans les rues pavées de la Capitale des Flandres, les couples de même sexe sont nombreux à se promener ensemble ou à échanger quelques baisers en terrasse sans prêter attention aux regards des badauds. “J’adore voir des jeunes se tenir la main dans le centre, se réjouit Frank Danvers, président de l’association Fierté Lille Pride, qui organise la Marche de la ville. À leur âge, je rêvais de pouvoir en faire autant. Les choses bougent.”

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Par ces beaux jours, autour de la verdoyante citadelle qui borde la ville, des tote bags aux couleurs de l’arc-en-ciel se promènent en liberté – la nuit tombée, on y croise facilement dans les fourrés quelques promeneurs en quête de compagnie. Nathalie Sejean, 39 ans, est arrivée à Lille en 2016 après avoir grandi à Reims et vécu un long moment à l’étranger. Ce qui l’a immédiatement frappée, “c’est l’expressivité physique et visuelle de cette jeune génération qui prend possession des rues, et dont l’expression décloisonne la pensée”. Pour elle, cette plus grande fluidité dans les garde-robes masculines et ces créations capillaires se distinguant dans la foule ont “un vrai impact sur l’image de la ville”. “Je suis née en 1983, ajoute-t-elle. j’ai connu ce monde où l’homosexualité et toutes les lettres qui composent la communauté LGBTQI+ n’avaient aucune visibilité.”

Les gens du Nord

“Le Nord est l’un des départements les plus urbanisés de France, et le plus peuplé, explique Sébastien Landrieux, qui prépare une thèse sur l’histoire des homosexualités. Il y a une communauté qui, de facto, est importante.” Et pour laquelle la proximité avec la Belgique joue un rôle majeur. “Historiquement, les bars sont à Lille, et les boîtes plutôt en Belgique, non loin de la frontière, précise-t-il. C’est une spécificité du Nord.” Cette ville étudiante représente aussi, pour de nombreux jeunes, “une opportunité d’émancipation, une possibilité de vivre son genre, sa sexualité, à l’abri du regard des gens que l’on côtoyait jusqu’ici dans sa ville d’origine”, remarque Bruno, membre du centre LGBTQI+ J’en suis j’y reste. La communauté lilloise est d’ailleurs très engagée. Si J’en suis j’y reste rassemble une militance plus radicale et intersectionnelle, Fierté Lille Pride réunit 35 associations et se concentre autour d’événements, comme la Pride. “On a, par exemple, ChtiRando’s, qui organise des randonnées LGBTQI+ un dimanche sur deux, et SOS Homophobie, qui fait des tables rondes régulièrement”, énonce Frank Danvers, président de Fierté Lille Pride, lequel se veut dans une démarche “pédagogique et orientée sur le dialogue”

Mais ce qui décrit au mieux la mentalité lilloise, et, par extension, sa communauté LGBTQI+, c’est son “âme nordiste”, sa “tradition de l’accueil”, comme la décrit Sébastien Landrieux. “Il y a comme une habitude de solidarité, d’attention à l’autre. C’est un héritage historique qui nous vient des mines, des industries et des filatures, rappelle Bruno. Ce passé ouvrier crée une tradition de gauche, sociale, syndicale, militante. Les courées, les anciennes usines mises en valeur dans la ville ne manquent d’ailleurs pas d’attirer le regard sur cette histoire fédératrice.” D’autant que la métropole est “à taille humaine”, et qu’internet permet rapidement de créer des “vases communicants”, raconte l’ancienne Rémoise Nathalie Sejean. “Il est très facile de parler aux gens, relate-t-elle. Cette culture du Nord est vraiment pratique, notamment lorsque l’on fait partie d’une communauté minorisée. Tu as juste à trouver un point d’entrée, et ton cercle s’élargit très vite.” Cette solidarité transcende les frontières lilloises et s’étend vers les quartiers sud et les villes voisines, où les loyers, moins onéreux, permettent de créer de grandes colocations. “La coloc, insiste Bruno, c’est aussi une façon de créer de la solidarité entre les gens, de lutter contre l’isolement, la solitude. De créer du lien.”

Bars gays et cruising

Malgré cette grande communauté et son engagement militant, il existe peu de lieux officiellement LGBTQI+ dans la ville. Parmi eux, on trouve deux saunas gays, le Soho et Les Bains, ainsi qu’une boîte de cruising BDSM, Le Sling. Les cruisers, quant à eux, ont le choix entre la citadelle et le jardin Vauban, qui se jouxtent. Pour ce qui est des bars, c’est vers Le Privilège, – dix-sept ans d’existence déjà – et Le Bayard qu’il faut se tourner. Fut un temps, ces derniers étaient beaucoup plus nombreux dans la métropole, y compris lors des périodes de forte répression. “Entre 1975 et 1980, j’ai dénombré une grosse dizaine de bars et de boîtes LGBTQI+ à la frontière belge, à la bordure de la métropole lilloise”, précise Sébastien Landrieux. Mais, dans les années 1980, avec l’arrivée du VIH/sida, ils disparaissent peu à peu. En 1997, lorsque le chercheur arrive à Lille, il existe toutefois “un petit marais lillois autour de la rue Royale”.

Aux difficultés de gestion s’est ensuite ajoutée la crise du covid, laquelle a entraîné des fermetures en série. “Aujourd’hui, on n’est plus que deux établissements estampillés LGBTQI+, déplore Guillaume Delbarre, à la tête du Privilège. Heureusement, on est très proches de nos clients. Ce sont des habitués, forcément, alors on fait la bringue ensemble.” Avec des karaokés, des soirées drag et des DJ sets, l’ambiance clubbing attire une “clientèle mixte de 18 à 77 ans”, assure-t-il. Mixte, mais majoritairement masculine. “Les hommes ont les bars gays, les saunas, les partouzes, mais les femmes n’ont pas ces mêmes espaces de fête et d’expressions libérées”, regrette Nathalie Sejean. De temps à autre, le Baragouine, un bar itinérant, vient, seul, égouiner les soirées, notamment depuis la fermeture de Liquium, plus militant et radical, après sept ans de bons et divertissants services. Les progrès de ces dernières décennies pourraient laisser penser que les espaces communautaires sont désormais moins nécessaires, “mais il y a une véritable légitimité à en garder, affirme Sébastien Landrieux. Et l’on a besoin de lieux de liberté, d’expression directe et collective.”

Queerness lilloise

Mais ne vous fiez pas à la partie émergée de l’iceberg. Si les lieux estampillés LGBTQI+ se comptent sur les doigts d’une main, le public queer n’est cependant pas absent de la nuit lilloise, où lesbiennes, personnes trans et personnes non-­binaires ont tendance à s’approprier des lieux sans rainbow flag en façade. “Il y a sept ans, on a voulu créer un endroit parfaitement inclusif”, nous apprend Lucie, qui tient avec Marie, sa copine, le Lokarria et La Griffe, deux établissements se faisant face, rue des Postes. Si ce bar et ce restaurant ne sont pas étiquetés LGBTQI+, une grosse communauté queer forme toutefois leur clientèle. Il faut dire que les personnes entrant en ces terres se trouvent rapidement nez à nez avec une ribambelle d’affiches de prévention et d’événements queers. Difficile également de faire abstraction de leur politique de tolérance zéro envers les discriminations LGBTphobes mise en avant sur leurs réseaux sociaux. Si la réputation de ces lieux les précède et attire la queerness lilloise, l’environnement safe – labélisé Quality Night par l’association Spiritek – et le personnel attentif aux questions de consentement et au respect de toustes ont fini de la séduire.

“C’est un peu underground, pas hyper connu. Notre clientèle s’est formée par le bouche-à-oreille, explique Lucie. On fait partie d’une communauté qui se protège un peu.” “S’estampiller LGBTQI+, c’est le meilleur moyen de transformer un bar en quelque chose de relativement normatif, avec une présence cis-masculine majoritaire, de perdre cette diversité des identités de genre”, explique Max, militante queer radicale. En revanche, une fois intégrés les cercles, les liens se tissent très vite. Le bouche-à-oreille passe d’ailleurs souvent par des dates Tinder ! “On les repère facilement, glisse Lucie dans un sourire. On ne dit rien, on les laisse tranquilles, mais on fait des pronostics de temps en temps.” 

La Griffe est aussi connue pour ses scènes musicales, qui permettent de découvrir des artistes comme le collectif de DJ Laisse tomber les filles, ou encore la House of Jambon Beurre, qui a rafraîchi voire relancé la scène drag locale. Lors des nuits lilloises, on peut également tomber sur des concerts d’artistes, parmi lesquels ADI, dont les chansons pop évoquent le genre et l’écologie, le performeur Apolo drama et sa déconstruction des codes de la virilité, ou encore Soul of Bear et son registre techno énervé. “Je trouve ça très important de ne pas s’enfermer dans un entre-soi, de se rappeler que le monde est plus vaste que notre propre monde”, affirme Nathalie Sejean, que l’on voit souvent à la terrasse du Lokarria ou en train de déguster un repas végé à La Griffe. D’autres bars jouissent également de cette discrétion, comme le Uno’s bar, vers Wazemmes, tenu par “une de nos bonnes amies lesbiennes”, s’amuse Lucie, ou encore La Moulinette, qui a récemment accueilli le Sidragtion.

À première vue, si la vie LGBTQI+ nordiste se concentre à Lille même, Roubaix a su, elle aussi, développer une offre culturelle, comme en témoigne l’exposition Urbain·es, qui se tient jusqu’au 24 juillet à La Condition publique, et réunit des artistes du monde entier autour de thématiques liées aux femmes, à l’inclusivité et à l’expression de genre dans l’espace public. Graffs, projets lumière, peintures, sculptures, collages, tout y est. Les autres villes limitrophes, que ce soit Tourcoing ou Villeneuve-d’Ascq, ont aussi leurs atouts. Mais pour trouver des endroits safe où se réunir, en date ou entre amis, les queers du Grand Lille doivent malgré tout se tourner vers la Capitale des Flandres. Pour l’instant du moins...

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