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filmRencontre avec Pierre Creton pour "Un prince", ode bucolique à l'amour intergénérationnel

Par Morgan Crochet le 18/10/2023
"Un prince", de Pierre Creton

[Article disponible dans le têtu· de l'automne ou sur abonnement] Depuis bientôt 40 ans, Pierre Creton, cinéaste-jardinier de 55 ans, cultive un cinéma d’auteur ancré dans sa Normandie natale. Dans Un prince, son film présenté à la Quinzaine des cinéastes du dernier Festival de Cannes, les hommes trouvent en la nature un terreau et un décor à leurs amours. 

“Tu préfères devenir boucher ou fleuriste ?” demande sa famille à Pierre-Joseph, l’avatar de Pierre Creton dans Un prince, qui sort le 18 octobre. Né en 1966 en Seine-Maritime, le cinéaste s’est choisi une troisième voie en s’inscrivant aux Beaux-Arts du Havre, où il découvre la vidéo au sortir de l’adolescence. Il a depuis produit une vingtaine de films, dont trois longs-métrages de fiction, avant d’éprouver le besoin de s’enfoncer à nouveau dans sa campagne normande, un plateau de craie aux hommes rudes et au sol argileux.

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“Je suis devenu ouvrier agricole aussitôt après mon diplôme des Beaux-Arts. Ça a été un choix de vie, très lié à mon enfance. Et puis j’avais plutôt envie de vivre mon homosexualité à la campagne. Je savais que ce serait plus dur, mais évidemment c’était en rapport avec des désirs très particuliers liés à la terre, aux animaux, au végétal”, explique celui qui a, entre autres, exercé les métiers de vacher, d’horticulteur, d’apiculteur, avant d’être embauché en 2020 comme jardinier. Dans Un prince, le cinéaste revient sur son admission dans un centre de formation et d’apprentissage, à Yvetot, capitale du pays de Caux, qui n’a pourtant pas les faveurs de son personnage : “Je redoutais l’éloignement de la rivière au bord de laquelle j’avais eu mes premières expériences sexuelles.” Tel est le ton, intime, poétique et sensuel du film avec lequel Pierre Creton poursuit une œuvre autobiographique commencée à la fin des années 1980, mélangeant souvenirs et fiction, qui l’a amené à explorer ses liens à la nature et aux hommes qui la peuplent, la travaillent, et dont les existences fragiles entrent en résonance avec la délicatesse du vivant.

Deuil et cinéma

“Quand vous aimez les gens, forcément vous n’avez pas envie de les perdre. J’avais commencé à filmer un homme, dans sa maison, un cultivateur encore en activité que je venais de rencontrer. On a commencé à tourner, et il est mort. J’ai racheté sa maison pour terminer le projet sans lui, chez lui. J’ai fait un film qui s’appelle La Vie après la mort [2002], et un autre, L’Heure du berger [2008]. Le cinéma m’a permis de surmonter la mort de l‘ami. C’est devenu pour moi presque spirite, quelque chose qui conjure la mort”, confie le réalisateur, donnant une des clés pour comprendre son cinéma dont les mots, souvent empruntés à la littérature, agissent comme des formules, obscures et magiques, pour dépasser ces pertes inacceptables.

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Son premier long-métrage de fiction, Maniquerville, du nom d’un château abritant une maison de retraite entouré de cèdres, dit à lui seul beaucoup de sa démarche. “J’avais mis en place un ciné-club, et je suis allé montrer le lieu à Françoise Lebrun [actrice fétiche du cinéaste, aperçue chez Jean Eustache et Marguerite Duras]. Elle m’a proposé de venir faire des lectures aux résidents. Et l’envie de faire un film est arrivée. On est très vite tombé d’accord sur Proust, La Recherche du temps perdu.” Quelque 2.400 pages qu’il a lues adolescent, une année après les Beaux-Arts, dans le bus qui lui permettait de faire l’aller-retour entre Le Havre, où il vivait encore, et Bénouville, près d’Étretat, où il avait monté un atelier de dessin dans un foyer d’accueil de jour. Ce temps perdu, et qui nous échappe continuellement, qui échappe aux résidents de Maniquerville en passe d’être délogés pour faire place à des touristes fortunés, Pierre Creton l’interroge à travers le récit de la madeleine de Proust, quelques lignes sur les “premières aubépines”, ou encore ce passage du Temps retrouvé dans lequel le narrateur peine à reconnaître les visages vieillis de ceux qu’il a connus jadis. Prendre le temps d’échanger, de lire, de tourner un film, avant que les lieux changent ou disparaissent, que la mémoire se perde. Telle est la volonté du cinéaste, dont l’œuvre entière ressemble à un herbier entrelaçant le vivant et la mort, pour garder trace à tout prix. 

“Le cinéma de Godard m’a un peu sauvé la vie à l’adolescence.”

Quand nous lui faisons remarquer la proximité de son travail avec celui du réalisateur des Histoires du cinéma, avec qui il partage un goût certain pour les citations d’initié et le recours aux voix off, Pierre Creton confie, sans s’étendre : “Le cinéma de Godard m’a un peu sauvé la vie à l’adolescence.” À l’aube d’une vie qu’il va documenter, archiver, transformer ou déformer en souvenir, alternant documentaires et fictions autobiographiques. Il en est ainsi dans Va, Toto ! (2017), nourri de sa relation avec Vincent Barré, coréalisateur de nombre de ses films, mais aussi du Bel Été (2019), où il relate une période qui l’a vu accueillir, chez lui, deux jeunes migrants, tandis que le couple formé par ses deux personnages principaux s’ouvre à un troisième homme. 

Un hommage au fantastique

Dans Un prince, si Pierre Creton évoque pour la première fois ses jeunes années, son échappée fantastique dans la seconde partie du film, qui lui permet d’évoquer là encore certaines “figures absentes”, est un hommage au cinéma : “J’ai découvert le cinéma par des films fantastiques. Pour moi, il est fantastique par essence.” Au tout début du film, un silène, perdu dans une lande de Dungeness, en Angleterre, est filmé en face de la maison de Derek Jarman, autre cinéaste-­jardinier homosexuel, mort du sida en 1994. Une plante parmi les nombreuses qui croiseront la route de Pierre-Joseph, son protagoniste, et des hommes sensibles dont il fera ses amants. À commencer par Alberto, son professeur de botanique, fasciné par sa personnalité “inspirée et opaque” – “ce garçon-là m’est littéralement tombé dessus sans que j’y prenne garde. Son absence me troublait. Son refus du contact m’empêchait de me concentrer” –, et qui l’initie à l’amour et à la poésie, quand bien même le jeune homme ne l’a pas attendu pour explorer ses sens. “Quelquefois, je retrouvais mon cousin avec qui je faisais l’amour. Il avait une bite plaisante avec un gland insolent, un joli ventre pour s’y dresser, les couilles bien blotties entre les cuisses”, confie-t-il durant un repas de chasse dans la cabane de son père, tout en sauçant un plat où sa main frôle celle d’un amant de son âge, apprenti boulanger.

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“J’ai tout de suite été attiré sexuellement par lui”, s’ouvre encore le garçon au sujet d’Adrien, son maître d’apprentissage, qui ne va pas tarder à le séduire, à se laisser séduire, jusqu’à cette scène d’amour à trois en compagnie d’Alberto. On doit à cette relation maître-apprenti une des plus belles scènes du film, des plus simples aussi, d’arrosage de plantes sur une musique originale de Josef Van Wissem

"Mes acteurs sont mes amis, mes modèles, des gens avec qui il y a une relation amoureuse… sexuelle ou amoureuse."

Dans le rôle d’Adrien, Pierre Barray, cultivateur de lin rencontré par le cinéaste il y a presque trente ans sur le marché de Fécamp, et à qui il a consacré un film, L’Avenir le dira, en 2008. “Mes acteurs sont mes amis, mes modèles, c’est bressonien de le dire comme ça, ce sont des gens avec qui il y a une relation amoureuse… sexuelle ou amoureuse, commente le cinéaste. Je ne suis pas allé chercher loin cette représentation, que je n’ai pas voulue particulière, je suis parti de mon expérience et de mes relations, de mes rencontres avec ces hommes, là, qui sont dans le film.” Des hommes dont les rapports sont marqués par la transmission de savoirs, culturels ou charnels, ou encore liés au végétal, et qui souvent se confondent. En témoignent les dessins de plantes que Pierre-Joseph montre à Alberto, esquissés sur des images porno, et cette réflexion de l’adolescent qui, assis aux côtés de son amant sur la banquette arrière de la voiture conduite par son père, fait cette confidence : “Minot m’avait joui dans la bouche. Son foutre, à cause de cette journée passée en forêt, avait le goût de faines.”

“Projeter des personnes, des corps qui ne sont pas là, continue totalement de me troubler”, reprend Pierre Creton, qui envisage à présent de tourner quelque chose avec sa sœur, de dix ans son aînée. “On habite à quelques kilomètres à peine ; on ne fait pas la même chose, on ne vit pas dans le même monde, je dirais. Mais je suis tenté de continuer à lier la fiction avec le réel et l’autobiographique.” Toujours soucieux d’aller contre la fatalité et, comme le dit Genet, cité dans son film, “ce bloc d’absence que tu vas devenir”.

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Crédits photo : JHR films