Le cinéma Le Louxor à Paris projette ce jeudi Jean Genet, Notre-Père-des-Fleurs, un documentaire de Dalila Ennadre qui dépeint comment, au cimetière espagnol de Larache, au Maroc, la mémoire du poète et militant gay français perdure sur cette rive de l'Atlantique, où il repose.
Ce jour-là, les nuages gris et bas, lourds, cohabitent avec un ciel à peine plus clair que l'océan, dont le ressac accompagne, pour ne pas dire qu'il les couvre presque, les propos de Younes Chahmi, le gardien du cimetière espagnol de Larache, au Maroc, où repose Jean Genet. C'est ici, au milieu des pierres blanches et d'un épais tapis d'herbe, qu'il vit avec sa famille, sa femme Naima et leurs deux enfants. Dans ce lieu battu par le vent, aux nuées d'oiseaux plus nombreux que les hommes, l'auteur français, écrivain, poète et militant, aimait à venir lire au pied d'un arbre, face au large. Jean Genet a vécu dix ans dans cette ville au sud de Tanger, sur le début de la côte l'Atlantique, où prend place le documentaire de Dalila Ennadre, réalisatrice franco-marocaine disparue en 2020 à l'âge de 53 ans.
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Mort en 1986 à Paris, l'auteur de Notre-Dame-des-Fleurs (1944) ou encore de Journal du voleur (1949) n'avait plus écrit depuis Les Paravents (1961), une critique virulente de l'armée française durant la guerre d'Algérie. Si l'on n'a pas oublié le poète du Condamné à mort (1942), ou l'écrivain sensuel et provocateur de Querelle de Brest (1947), la patine du temps recouvre peu à peu l'engagement militant de celui qui consacra les deux dernières décennies de sa vie à soutenir les luttes antiracistes et anticapitalistes, au côté des Noirs américains ou des Palestiniens. C'est cet engagement que vient consacrer sa dernière oeuvre, posthume, Un captif amoureux, sur la révolution palestienne. Et c'est aussi, et surtout, de ce Genet-là qu'il s'agit dans ce documentaire, posthume lui aussi, sorti en 2021.
Jean Genet, poète aux côtés des sans-voix
Depuis bientôt quarante ans, les deux pierres blanches qui composent sa tombe – que son dernier amour, Mohamed el-Katrani, est lui-même allé chercher au bord de l'eau, selon Younes Chahmi – sont les réceptacles de souvenirs partagés et les témoins du quotidien de la famille qui habite ces lieux, parmi lesquels Doha, la cadette, née le même jour de décembre que l'écrivain qui, en djellaba, passait pour un Marocain – "C'est le seul à être enterré ici comme un musulman", indique Ayoub, le frère de la jeune fille. Doha prend soin de la sépulture de Genet, sur laquelle elle dépose des escargots morts en espérant qu'il leur redonne vie, comme elle est persuadée que cela s'est produit une fois. Et tandis qu'elle repasse au feutre noir les nom et prénom de Genet sur sa pierre tombale, sa mère confie : "J'ai pris l'habitude de venir m'asseoir près de lui tous les après-midi. Avec Genet, c'est spécial. Quand je viens près de lui, je me sens en paix."
"Avec les pauvres, avec les clandestins, avec les petits salopards, avec ceux qui dorment dans la rue, tu partageais tout, tu n'a jamais mangé seul, adresse à Genet un homme, Hassan, qui fume en se recueillant sur la sépulture. Tu partageais tout avec nous. Tu existes là, tu existes." Comme un clin d'oeil à celui qui écrivit une partie de son oeuvre en prison, le cimetière jouxte le centre pénitentiaire de Larache, où la réalisatrice s'est attardée. Là-bas, elle filme de jeunes hommes occupés à faire du sport, ensemble, collés les uns aux autres, se servant du poids du corps de leurs compagnons d'infortune pour garder la forme. Derrière les barreaux, une casquette vissée sur la tête, un jeune rappeur scande quelques mots. Il explique : "À force de souffrir, j'ai fini par chanter." Un autre, dissimulé par sa capuche, confie : "Je livre totalement mon esprit à mon imaginaire et à l'écriture". Comme un écho à cet homme irakien, de passage au cimetière : "Lire ouvre à la liberté. Le livre était et restera le moyen de se libérer."
"Je ne l'ai jamais lu, mais je sais qu'il aidait les pauvres comme nous."
Un jeune travailleur du cimetière
Deux jeunes hommes qui blanchissent les tombes à la chaux évoquent également la figure de l'écrivain. "Je ne l'ai jamais lu, mais je sais qu'il aidait les pauvres comme nous." Tous deux rêvent de partir, ont déjà tenté de prendre la mer, en vain. Tout comme ce pêcheur adolescent, interrogé sur le port de Larache : "Sans travail, sans argent, c'est là que tu dois avoir peur de la mort. Mais si tu pars pour une bouchée de pain, alors tu n'as rien à craindre." Ces jeunes, Genet les a bien connus. Younes Chahmi raconte qu'il leur achetait, pour les relâcher, les oiseaux qu'ils capturaient avec ses amis et enfermaient dans une cage. "Il venait s'asseoir avec les mains sur un tas de filet. Ils lui racontaient leurs souffrances. C'était un homme qui aidait tellement les pauvres", raconte un pêcheur sur le port.
"Jean Genet est maintenant avec nous. On l'aimait déjà quand il était vivant. Tous ces gens lui rendent visite. C'est sa famille."
Younes Chahni, gardien du cimetière de Larache
La nuit, tandis que les rires de Doha emplissent le cimetière, Younes, accompagné par Ayoub, fait sa ronde. Certains pensent que la sépulture de Genet recèle un trésor. "Nous sommes sa famille. Il est avec nous, quand on se lève, quand on se couche. Il est toujours avec nous. On le nettoie. On le lave, confie le gardien du lieu. Jean Genet est maintenant avec nous. On l'aimait déjà quand il était vivant. Même s'il n'a pas de famille qui vient le voir. Tous ces gens lui rendent visite. C'est sa famille."
L'écrivain militant semble donc toujours habiter ce petit carré de verdure de Larache, où son souvenir reste vif, probablement plus que nulle part ailleurs. Comme s'il était mort hier, et que sa voix résonnait encore, rendue immortelle par son amour des mots et son souci des autres. Dans le livre d'or du cimetière, une phrase laissée là pour Genet lui est lue par Doha : "Merci Jean Genet d'avoir été rebelle, libre et poète jusqu'à la mort, jusqu'à la mer."
>> Jean Genet, Notre-Père-des-Fleurs, un film de Dalila Ennadre, dont le montage a été achevé par sa fille Lilya Ennadre, avec le soutien d'un collectif de cinéastes.
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Crédits photos : Laya Prod