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interviewKévin Bideaux : "Avant, le rose n’était pas incompatible avec la masculinité"

Par Etienne Brichet le 16/01/2024
Kévin Bideaux

Toutes les couleurs sont dans la commu : la preuve, voilà déjà longtemps qu'on a adopté le drapeau arc-en-ciel. Mais pourquoi associe-t-on à ce point le rose à l'homosexualité ? Kévin Bideaux, artiste-chercheur·e en arts et études de genre, qui a écrit Rose, une couleur aux prises avec le genre, souligne l'évolution historique de la symbolique des couleurs.

"- Pourquoi je suis monsieur Pink ? - Parce que t'es une pédale !" Comme dans cette scène mythique de Reservoir Dogs (Tarantino, 1992), on entend encore trop souvent que "le rose, c’est pour les filles et les pédés". Kévin Bideaux, artiste-chercheur·e en arts et études de genre, a étudié à fond l'histoire de cette couleur. Dans son livre, Rose, une couleur aux prises avec le genre (éd. Amsterdam, 2023), on découvre non seulement qu'à travers l'histoire, l'homosexualité n'a pas toujours été associé à cette teinte, mais aussi qu'elle a même été longtemps considérée comme masculine.

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  • Le rose nous apparaît encore comme intrinsèquement lié au féminin. Vous qualifiez justement cette couleur de "signifiant de féminité". Comment cette perception est-elle née ? 

Dans notre société, la couleur est présente partout : architecture, cinéma, publicité, jeu vidéo, etc. Elle s’immisce dans tous les aspects de notre quotidien. Nous avons l’impression que cette omniprésence du rose est naturelle alors que son usage a vraiment explosé au 18e siècle. Avant, le rose n’existait pas en tant que concept, c’était du rouge clair. Son usage était codifié et servait à évoquer le pouvoir, la force, le sang et la guerre. Symboliquement, le rose n’était pas incompatible avec la masculinité. Au 18e siècle, son usage n’est pas genré mais plutôt lié à la classe sociale, puisque les teintures roses étaient difficiles à obtenir. Seule l’aristocratie y avait donc accès. Par la suite, la mode masculine s'est concentrée sur des couleurs austères comme le noir et le gris. Le marketing des années 1950 et 1970 a participé à cristalliser la symbolique de féminité du rose.

  • Comment s’est formée l'association entre rose et homosexualité ? 

On lie le rose à l'homosexualité car les gays sont perçus comme des femmes : inférieurs aux "vrais" hommes, parce que pénétrés. Cette représentation émerge au cours du 19e siècle et s’est répandue à travers le théâtre et le cinéma lors du siècle suivant. Dans les années 1930, la couleur de reconnaissance entre les hommes gays était pourtant le violet, qui est aujourd'hui associé au lesbianisme et aux mouvements féministes – avec lesquels les mouvements queers ont toujours eu des convergences. Nous ne disposons pas de preuves que le triangle rose a été choisi par les nazis pour lier féminité et homosexualité. La seule piste que nous avons, c’est que dans l’Allemagne des années 1920, les travailleurs du sexe homosexuels étaient surnommés "rosarote" (rose vif). 

  • Avant Act Up, des mouvements gays et lesbiens allemands s’étaient réappropriés le triangle rose. Dans quel contexte se sont-ils formés ? 

Les relations homosexuelles masculines n’ont été dépénalisées qu’en 1968 en Allemagne de l'Est et en 1969 en Allemagne de l'Ouest. À l'époque, des associations militantes anticapitalistes et LGBTQI+, comme l’Homosexuelle Aktion West-Berlin (Action homosexuelle de Berlin Ouest) et la Rote Zelle Schwul (Cellule rouge des pédés), se réapproprient le triangle rose et en font un symbole de l’émancipation des hommes et femmes homosexuel·les. En 1987, Act Up-New York fait de même, mais le place tête en haut pour illustrer le retournement du stigmate. Son fondateur, Larry Kramer, a vu dans la gestion de l’épidémie de sida par les gouvernements une continuité de la déportation des personnes homosexuelles lors de la Seconde Guerre mondiale.

  • Le vert a aussi été associé aux homosexuels. Pour quelles raisons ? 

Au 19e siècle, le vert gagne en popularité parce qu’il est plus facile à produire, tandis que les fleurs artificielles sont à la mode chez les femmes. Le mouvement littéraire décadent se développe également, avec des figures comme Oscar Wilde par exemple. Ce dernier se promenait avec un œillet vert en boutonnière, très certainement pour revendiquer son homosexualité, même s’il était plutôt question d’inversion sexuelle à cette époque. Les décadents étaient associés au vert à cause de leur consommation d’absinthe et au féminin à cause de leur attrait pour l’artificialité. L'œillet, qui signifie "petit œil", servait de surnom à l’anus, ce que l’on retrouve dans des poèmes de Rimbaud et Verlaine. En arborant cette fleur verte, Wilde devait donc chercher à jouer avec les codes du genre tout comme ceux du décadentisme. Cependant, l'œillet vert est resté un symbole élitiste du milieu décadent lettré et artistique, loin des ouvriers. 

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Crédit photo : Stéphane Burlot