Marketé pour être le film de l'été, et déjà annoncé comme le plus gros succès cinéma de l'année 2023, Barbie, avec rien de moins que Margot Robbie et Ryan Gosling dans les rôles titres, offre un spectacle jubilatoire. Mais reste, derrière sa critique flashy du patriarcat, un produit hétéronormatif jusqu'au bout de ses ongles en plastique.
Bukkake de rose, de paillettes et de joie exubérante… Esthétiquement, Barbie se place bel et bien comme le film le plus camp de l'année. En en confiant les manettes à la réalisatrice Greta Gerwig (Lady Bird, Les Filles du docteur March), la marque Mattel a sans conteste réussi son pari : lifter son iconique poupée sexagénaire, symbole s'il en est des injonctions stéréotypales pesant sur les épaules des femmes, en icône féministe, fer de lance de la lutte contre le patriarcat. "Barbie peut tout faire, lui, c'est juste Ken", clame le slogan de l'affiche promotionnelle, soulignant le projet du film.
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On ne va pas vous spoiler l'aventure mais vous l'aurez compris dans la bande-annonce qui a inondé le monde en amont du lancement de la machine visant ouvertement le milliard de dollars de recettes : "Barbie Stéréotype" (Margot Robbie) vit sa meilleure vie à Barbieland, un parfait univers en plastique gouverné par les femmes, quand un pépin l'oblige à faire une incursion dans le monde réel avec son Ken sous le bras (Ryan Gosling). Là, le duo découvre qu'en réalité le monde est dominé par les hommes. L'un des coups de génie du film est alors de faire porter la charge critique du patriarcat sur Ken, qui fait office de Candide moderne puisque c'est lui qui, explorant notre Kenland, s'ébaubit d'une société qui lui offre tous les pouvoirs et avantages tandis que sa dulcinée se fade les regards mâles obliques, le harcèlement de rue, le mépris, bref, la condition féminine.
Barbie Bizarre oui, Barbie Queer non
Las, Ken a beau n'avoir pas de sexe, il reste un mâle, et décide donc ni une ni deux de ramener le concept de patriarcat à Barbieland, et d'y changer les règles du jeu. La domination masculine devient alors le grand méchant du film, la lutte s'engage. Et c'est là que le bât commence à blesser. En ramenant cette bataille à Barbieland et non dans le monde réel, Mattel peut figurer une lutte des sexes asexualisée, et donc consensuelle. Les deux seuls personnages secondaires gays aperçus dans le film sont restés en Californie, et si c'est bien le personnage le plus codé queer du film, dans son look comme dans son nom, qui prend les manettes de la révolte contre la Ken-domination, "Barbie Bizarre" (Kate McKinnon) n'est pas lesbienne comme on pourrait le penser au premier abord, le script ayant pris soin de placer dans sa bouche la seule remarque (hétéro)sexuelle entendue à Barbieland, une allusion gourmande au paquet de Ken. Le sous-titre est clair : ne vous inquiétez pas, elle n'est pas gouine, elle en a seulement l'air…
Pour répondre d'avance aux critiques sur la non-représentation queer dans son monde idéal, Mattel a prévu ceinture et bretelles. Ceinture, avec la réponse toute faite récitée par Margot Robbie dans une interview à Attitude : "Ce sont des poupées, donc il n'y a pas d'orientation sexuelle". Pratique, mais on se demande alors ce qui prend Ken quand il essaie à plusieurs tentatives d'embrasser Barbie : ne pourrait-on pas y voir une éruption intempestive d'hétérosexualité ? Les bretelles sont quant à elles assurées par le casting secondaire résolument queer du film – Hari Nef, Alexandra Shipp, Scott Evans, Ncuti Gatwa –, éventail parfait de représentations de façade qui ferait passer les fameuses pubs inclusives de Benetton pour des réunions du CAC 40.
Ken Hétéro peut dormir tranquille
Alors évidemment, un film féministe fort peut parfaitement se passer de représentation queer, Thelma et Louise l'a déjà montré. Mais Mattel et Greta Gerwig n'ont pas oublié les LGBTQI+, dont ils prennent soin de s'attacher les faveurs par leur casting, donc, ainsi qu'en reprenant tous les codes possibles de la communauté. Dans le propos en revanche, jamais il ne sera fait état de deux faits : les queers sont également victimes du patriarcat, et participent éminemment à sa remise en cause. Même Allan, l'ambigu "meilleur ami" de Ken, qui pouvait être un support évident pour développer le sujet, ne sert dans le film qu'à donner des bourre-pifs, en vrai bonhomme qu'il est. Désexualisé, le propos féministe est aussi déréalisé, puisque même en 2023, le corps des femmes n'est abordé que sous l'angle de la cellulite, et tandis que le droit à l'avortement subit aux États-Unis les assauts efficaces du lobby réac, le sujet est ignoré, "Barbie Enceinte" ne servant qu'un ressort comique.
Et c'est là l'autre coup de génie du film, commercialement parlant. Délivrer ce qui a l'air d'une critique impeccable et acérée du patriarcat dans un produit diffusable sans censure partout dans le monde, tout en présentant au public occidental tous les atours d'une inclusion maximale et en s'assurant d'une hype queer. Résultat, le film fonctionne comme un manuel de féminisme à l'intention de gamines de 13 ans, faisant passer Barbie d'égérie du capitalisme sexualisé à produit pop-woke désexualisé. Quant aux jeunes garçons qui jouent à la poupée, ils continueront probablement de le faire en cachette, comme le veut ce film tout en paillettes qui n'a pas jugé bon d'évoquer leur existence. Barbie 2023, ou l'odyssée de l'espèce sans les queers.
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Crédit photo : Warner Bros Pictures