[Histoire des médias LGBT] Né en 1988, Illico, un magazine mensuel distribué gratuitement dans les lieux communautaires à Paris, a accompagné vingt ans d’histoire gay, au prix de nombreuses transformations.
En 2022, le site e-llico.com cesse d'être entretenu, ne subsistant que sous l'état d'archives. “Pour les historiens, chercheurs ou plus généralement tous ceux intéressés par la mémoire LGBT”, précise Jacky Fougeray, son fondateur. Ainsi se clôt une page de notre histoire collective : apparu en 1988 dans sa version papier qui cessera d'exister en 2007, Illico est l'un des magazines gays français qui a connu la plus longue période de parution (derrière têtu·, qui fêtera ses 30 ans l'an prochain, et la revue Arcadie, 28 ans).
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“Dès l’origine, nous souhaitions couvrir toute l’actu et la culture, notamment à Paris, avec à la fois des articles de fond et de toutes petites chroniques”, décrit Didier Roth-Bettoni, pigiste devenu rédacteur en chef du titre. D'un format A5, tiré jusqu'à 40.000 exemplaires, Illico répertorie chaque mois les sorties ciné et littéraires, les expos à voir et les lieux à la mode censés intéresser les homos parisiens. Tiens, un nouvel album de William Sheller ou de Jimmy Somerville ; Gilles, parfait inconnu, raconte ses expériences de drague… Le lecteur traverse les nuits gays parisiennes à travers la promotion de boîtes ou des comptes-rendus de soirées. Dans un numéro de 1990, un encart nous apprend que La Luna accueille le DJ Laurent Garnier, tandis qu’une publicité pour le Sauna Club Key West exhibe trois corps huilés sur fond de drapeau américain.
Car la spécificité d'Illico, c'est d'être gratuit. “Ça a commencé de manière étrange, se souvient Jacky Fougeray, ancien rédacteur en chef de Gai Pied qui avait aussi créé le magazine gay Samouraï dans les années 1980. Connexion, une société de rencontres par téléphone, avait besoin de se faire connaître auprès de la communauté gay. Elle m'a contacté pour lancer Gaity, un journal gratuit dans lequel on allait aussi mettre de l’info.” Mais Connexion préfère payer des publicités plutôt qu’un magazine entier, alors Jacky fonde Illico en mars 1988. Les premiers numéros sont modestes. Le troisième, celui de mai 1988, arborant une couverture en couleur et des pages en noir et blanc avec des touches de jaune, ne compte encore que quelques feuilles.
"J'étais content de bosser dans un magazine qui devait être lu par des idiotes : ceux qui allaient dans les bars, les gays de base qui sont pas intellos, pas forcément politisés.”
Rapidement, Illico prend des couleurs, du volume et passe au papier glacé, et Staff de communication, le groupe de Jacky, se développe : 3615 BOY, un service de rencontres par minitel, permet de financer le journal. “À l’époque c’était l’explosion du minitel, resitue Tim Madesclaire. J'ai été embauché en tant qu’animateur télématique avant d’être journaliste à Illico. Il fallait éviter les piratages et les intrus qui essayaient d’amener nos clients vers les concurrents. J'étais content de bosser dans un magazine qui devait être lu par des idiotes : ceux qui allaient dans les bars, les gays de base qui sont pas intellos, pas forcément politisés.” Gratuit gay dans une époque encore puritaine, Illico n'était pas distribué dans le métro, mais dans les lieux communautaires de la capitale : les boîtes et les bars comme le Boy, le Queen, le Scorp', les saunas, les librairies, etc.
La censure veille
Mais en 1992, catastrophe : France Télécom débranche 3615 BOY pour “non-respect des règles de déontologie précises en ce qui concerne notamment l’exposition du public à des textes ou images contraires aux bonnes mœurs, ainsi qu’à la nécessaire protection des enfants et des adolescents” comme le rapporte à l'époque Le Monde. “France Télécom cède aux pressions des lobbies familialistes et moralistes qui militent depuis des années pour la disparition des messageries roses”, s'énerve Jacky Fougeray dans l'édito de juin 1992. Le groupe perd une manne importante, mais le monde florissant du commerce gay permet rapidement à l’entreprise de tirer de nouveaux revenus grâce à la vente par correspondance : poppers, capotes, gels, godes, cassettes et t-shirts abondent dans les pages du gratuit.
Dans la foulée, et comme un pied de nez aux attaques puritaines, Staff de communication lance Double Face, un mensuel qui sort en alternance avec Illico. Le nouveau venu se spécialise dans la vie nocturne parisienne et laisse à son grand frère le soin de couvrir l’actualité politique, culturelle, sociale et sanitaire. “Ce n'était pas des feuilles de choux. Le contenu rédactionnel était super conséquent et la publicités prenait jusqu’à un tiers des pages”, décrit Rémi Calmon, qui fut rédacteur en chef technique du groupe à partir de 1995.
Car le format gratuit des deux titres ne les empêchent pas de proposer des articles fouillés et de qualité. “Au début, on reprenait encore beaucoup d’informations d’autres médias. Au fur et à mesure on a écrit des articles plus fouillés, avec des infos qu’on allait chercher nous-mêmes, remarque Olivier Razemon, journaliste au sein du groupe entre 1996 et 2004. On avait envie de respectabilité, et de montrer qu’on était capables de suivre les questions politiques même si on était un titre communautaire.”
Un gratuit intelligent, politique, communautaire
Dans la décennie 1990, le VIH aussi remplit les pages d’Illico, qui joue un rôle d’information de santé au plus auprès du “grand public” gay. Apparaît une rubrique “point VIH” qui informe sur les types d’infections, la prévention, les actions, les rendez-vous politiques et les essais thérapeutiques. “Les gays avaient confiance dans leurs titres communautaires, et l’État utilisait la presse pour faire passer des messages de santé”, se rappelle Tim Madesclaire. Distribuer un gratuit communautaire dans les lieux de fêtes et de rencontres en pleine épidémie reste un des meilleurs moyens pour Illico de faire parvenir l’information au plus près des concernés. Ceci d’autant plus que lorsque Gai Pied Hebdo s’était arrêté en 1992 et que têtu· n'apparaît qu'en 1995.
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Lorsque les trithérapies – dont les pages du journal avaient patiemment chroniqué les essais – deviennent accessibles, “la page du sida n’est pas tournée, mais de vraies questions intimes autour de l’homosexualité reviennent sur le devant de la scène et plus seulement par le biais du sida, comme par exemple le couple. Le journal prend son envol”, garde en mémoire Didier Roth-Bettoni. Illico se lance alors dans la bataille pour la reconnaissance de l’union entre personnes de même sexe. En couverture de son numéro de janvier 1996 apparaît une citation du ministre de la justice Jacques Toubon : “Il n’est pas question de créer un contrat d’union civile.” En 1998, un sondage indique que 49% des Français sont pour le pacs. Et en 1999, enfin, le magazine célèbre : “Le PaCS voté, Boutin larguée !”
Fort de ses succès, le groupe de presse tente de s’étendre avec plus ou moins de réussite, en essayant d'être diffusé hors de Paris, par exemple. “On avait sélectionné un certain nombre de villes en s’appuyant sur les correspondants régionaux du Syndicat national des entreprises gaies, se souvient Rémi Calmon. Mais c’était une logistique trop complexe, avec un coût supplémentaire important.” L'expérience fût un échec, comme le lancement en 1996 d’Ex Æquo, équivalent plus intellectuel d’Illico vendu en kiosques.
Internet sonne la fin du magazine papier
En mars 2000, Illico change de peau et devient bimensuel. Mais, après s’être adapté à la disparition du minitel et des services par téléphone, à la baisse des publicités achetées par les commerces gay, la version papier du magazine ne résiste pas à l’apparition du web qui impose un autre rythme à l’information, que la communauté peut aller chercher elle-même en ligne. “Quand le web a commencé à prendre toute la place, les commerces gays n’avaient plus besoin d'Illico pour faire leur pub, estime Didier Roth-Bettoni. Faire payer des annonces pour faire paraître un journal gratuit devenait plus compliqué.”
Dernier clou du cercueil, en avril 2007, la rédaction reçoit un courrier de la sous-direction des libertés publiques et de la police administrative qui lui reproche de contenir “des textes et des photographies de nature pornographiques susceptibles de choquer les mineurs”. Si la menace d’interdiction est vite levée et que la Place Beauvau certifie avoir été saisie par une commission indépendante, Illico soupçonne le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, alors en campagne présidentielle, d’avoir tiré les ficelles. Dans son numéro 174 du 15 juin 2007, Jacky Fougeray annonce la fin de la version papier, après dix-neuf ans de bons et loyaux services : “Comment en effet rassurer banquiers, imprimeurs, papetiers et quelques autres partenaires économiques essentiels de l’entreprise quand la manifestation du danger s’est faite si proche ?”
Le titre était économiquement en péril sans qu’il y ait eu besoin d’une telle menace, mais l’épisode rappelle que l’atteinte à la jeunesse et aux bonnes mœurs reste une arme dont peuvent facilement se saisir les ennemis de la cause LGBTQI+. Illico a continué d’exister sur le web jusqu’en 2022, entretenu essentiellement par Jacky Fougeray, et financé par les activités de la boutique RoB, sex-shop qu’il avait ouvert en 2005, et qui a fermé en novembre 2023.
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Crédit photo : Illico