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histoire"Lesbia Magazine", le surgissement d'un monde lesbien

Par Tom Umbdenstock le 05/02/2024
"Lesbia" est le premier magazine lesbien français

[Histoire des médias LGBT] Pendant trente ans, le magazine Lesbia a été le principal journal français destiné aux lesbiennes. Son modèle associatif, qui reposait sur l'engagement et la passion de ses contributrices, a fait sa force et sa faiblesse.

"C'était fondamental de faire quelque chose pour nous-mêmes, c'est-à-dire par des lesbiennes, pour toutes les lesbiennes", revendique aujourd'hui Catherine Marjollet. De cette conviction partagée par Christiane Jouve – puis bientôt par des dizaines d'autres lesbiennes – naît Lesbia en 1982. Pendant trente ans, ce magazine sera le principal – et souvent l'unique – média lesbien français. Acteur et témoin de l'affirmation d'un monde vivant, varié et volontaire, sa parution repose entièrement sur le travail bénévole de dizaines de femmes, rédactrices, maquettistes et photographes.

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Avant Lesbia, il y avait eu le Journal des lesbiennes féministes, en 1976, ou Quand les femmes s'aiment, lancé en 1978. Mais Lesbia va faire la différence par sa longévité et son succès, acquis de longue haleine. "Notre ambition c'était l'affirmation d'une triple identité : femmes, homosexuelles et féministes", revendique aujourd'hui Catherine Marjollet. Tiraillées dans les années 1970 et 1980 entre les causes féministes (où les hétéros se concentraient sur des sujets comme l'avortement ou la contraception) et homosexuelles (où les problématiques et l'esthétique se révélaient par trop masculines), les lesbiennes y défendent enfin des problématiques qui leur sont propres.

Une équipe entièrement bénévole

"Notre objectif était de faire un journal professionnel comme Gai Pied", se remémore Catherine Marjollet. Alors que les gays ont en effet Gai Pied dès 1979, puis Illico (1988) et têtu· (1995), les lesbiennes souhaitent bâtir un journal professionnel. Mais l'effort doit être fourni en dehors des horaires de travail ou le week-end. "On définissait la maquette le vendredi, et on organisait le travail pour le samedi et le dimanche, se rappelle Catherine Gonnard, figure centrale et rédactrice en chef du magazine entre 1989 et 1998. Puis je revenais la nuit de dimanche à lundi et je relisais tout vers 4h ou 5h du matin." Après cela, elle retournait travailler comme documentaliste pour France Télévision. Et l'ensemble du bouclage se passe ainsi. "Une fois le journal imprimé, on devait être une vingtaine de bénévoles pour mettre sous enveloppe chaque magazine", se souvient Catherine Marjollet. 

Sans réseau de diffusion conséquent à ses débuts, le magazine paraît d'abord à petite échelle, hors des kiosques. "Le numéro 1 paru en décembre 1982 et tiré à 500 exemplaires est vendu 12 francs. On allait dans des bars, des libraires comme Carabosses ou Les Mots à la Bouche", se souvient Christiane Jouve. Pour faire connaître Lesbia, celles qui le font doivent aller à la rencontre des lectrices. Chaque soutien est le bienvenu. "L'équipe de Gai Pied Hebdo nous a donné des adresses pour des événements homosexuels mixtes où faire la promotion du magazine. C'est comme ça qu'on a pu faire le tour de France des Groupes de libération homosexuelle pour leur présenter", note Catherine Marjollet. Il s'agit aussi de trouver des contributrices, si possible partout en France. Dans le numéro d'avril 1983, l'équipe adresse ainsi des demandes impératives : "CONTACTEZ LE JOURNAL LE PLUS VITE POSSIBLE." Pendant toute l'histoire du magazine, aucun homme n'a été à sa tête, aucun homme n'y a écrit d'article, n'y a été interviewé : la ligne, c'est "les lesbiennes d'abord".

Le monde lesbien en plein essor à partir des années 1980 permet à Lesbia de s'appuyer sur un réseau florissant. "Ça a été une explosion. Il y a eu la possibilité d'une visibilité lesbienne clairement revendiquée, avec une multitude d'initiatives de tous types : lieux, associations, etc.," détaille Catherine Marjollet. Les pages du magazine listent à longueur de numéro les initiatives, les œuvres et les événements lesbiens qui se multiplient. Ici la promotion d'un groupe de randonnée en Rhône-Alpes, à Nîmes ou à Toulouse, là un commentaire sur le festival international de films de femmes, et là encore ce séjour en non-mixité en Ardèche proposé par le service Évasions de Lesbia en juillet 1985. Poussée par ce foisonnement, les fondatrices peuvent imaginer une montée en gamme. Les premières années, la pagination atteint la cinquantaine de pages. En 1985, Lesbia parvient à être vendu en kiosques. En 1988, le tirage passe de 7.000 à 10.000 exemplaires distribués et compte quelque 700 abonnées, selon les chiffres de Christiane Jouve.

"Chère journal…"

En l'absence d'un monde associatif lesbien développé, le besoin de se retrouver se perçoit plus particulièrement dans les petites annonces, pages majeures et incontournables du magazine. Février 1983 : "J'ai 28 ans. J'aimerais renc. des femmes entre 20 et 30 ans p/briser la solitude et vivre l'amour, l'amitié autrement qu'en rêve." Juillet/août 1985 : "Couple J.F. recherche autres couples J.F. stables et unies pour créer une chaîne d'amies dans le 63, se rencontrer, organiser des sorties, des soirées, des promenades, bref, rompre la solitude. Échangistes s'abstenir !" Dans le numéro de novembre 1993, qui compte pas moins de dix pages d'annonces, on cherche ici une nouvelle acquéreuse pour un bichon de 3 ans, là des relations amicales, ou encore quelqu'une pour un voyage à moto en 1994. Catherine Gonnard, figure centrale et rédactrice en chef du magazine entre 1989 et 1998 a gardé en tête le courrier d'une lectrice : "Une fille qui lisait pour la première fois le journal nous écrivait : « C'est incroyable, je ne pensais même pas que ça pouvait exister, je suis allé dans un groupe de lesbiennes grâce à vous. »" 

Au fil des pages et des numéros se dessine cet univers multiple et solidaire : Londres lesbien, Astrolesbia, interview d'Elula Perrin, fondatrice de la discothèque Katmandou, des poèmes disent un amour qui a besoin d'être exprimé, etc. Les pages culturelles cimentent les intérêts de la communauté, suivant par exemple la sortie du livre Darlinghissima, qui retrace la correspondance entre deux femmes à partir de la Seconde Guerre mondiale. "Il y avait tout à faire. Lesbia y a contribué en faisant exister celles qui étaient là, mais aussi des ancêtres, des ailleurs, des pionnières lesbiennes", se souvient Jacqueline Julien, directrice de publication au milieu des années 1990.

Sujets lesbiens et convictions féministes

Le succès de Lesbia s'explique aussi par la pluralité des points de vue et des récits que la parution accueille. "On considérait que c'était une position politique en soi de montrer la pluralité et la multiplicité des lesbiennes et de leurs modes de vie, sous forme de grand kaléidoscope et pas de microcosme", explique Christiane Jouve. Que ce soit sur la sexualité, l'érotisme ou la féminité, les désaccords qui scindaient la communauté lesbienne avaient le mérite de se décliner en argumentaires, tout en étant soutenus par des convictions féministes, tandis qu'étaient abordés des sujets importants comme le cancer du sein, le viol ou les prisons de femmes. 

Sans s'aventurer dans un portrait-robot de la lesbienne stéréotypée, les lectrices apprennent à mieux se cerner elles-mêmes comme à mieux cerner leurs semblables. Dans le numéro de mars 1987, elles sont invitées à répondre à un questionnaire sur leurs fantasmes. Dans le même numéro, un article sur "Les animaux du monde lesbien" s'interroge : "Est-il vrai que les lesbiennes sont gagas de leurs bestioles et, si oui, pourquoi ?" En mai 1989, derechef, le magazine les questionne sur leur sexualité et le contenu s'étoffe. Des quelques feuilles ronéotypées du numéro 0, on atteint la cinquantaine de pages en quadri.

"Combien de lesbiennes allaient lire le numéro de leurs copines, qui, elles, avaient eu le courage d'acheter Lesbia ?"

Arriver à délimiter le monde lesbien renforce d'autant un enjeu majeur : trouver son lectorat. "Beaucoup de kiosques nous rangeaient avec les revues pornos [note de la rédaction : ce fût longtemps le cas pour têtu·]. On avait dû batailler pour qu'ils comprennent que c'était un magazine culturel", retient Jacqueline Julien. Il fallait par ailleurs avoir le courage de l'acheter : "Combien de lesbiennes allaient lire le numéro de leurs copines, qui, elles, avaient eu le courage d'acheter Lesbia ? s'interroge Catherine Gonnard. À cause de ça, on ne savait pas exactement par combien de femmes on était lues."

Les ventes ne suffisaient pas à financer la parution du journal, alors des voyages et des soirées étaient organisées par Lesbia pour compenser, mais sans jamais réunir suffisamment pour payer ses contributrices. "On a quitté l'aventure parce qu'on ne pouvait pas faire ce journal en tant que professionnelles rémunérées", regrette Catherine Marjollet, partie avec Christiane Jouve en 1989, l'année où Lesbia devient Lesbia Magazine. En 1998, Catherine Gonnard quitte à son tour le journal, après que sa proposition de rémunérer leur travail lui a attiré des reproches.

Heurts et malheurs de la presse lesbienne

"Les lesbiennes n'ont pas les mêmes salaires que les gays et ont moins de lieux communautaires, déplore Catherine Gonnard pour tenter d'expliquer l'échec – relatif – de Lesbia. Elles n'ont pas non plus eu de mécène pour aider leurs titres à rémunérer leurs contributrices." A contrario, Gai Pied a profité de la manne financière des publicités payantes pour les saunas et autres établissements, quand l'homme d'affaires Pierre Bergé a financé têtu· jusqu'en 2012.

Même si le risque avait été pris par quelques aventurières, Jacqueline Julien rappelle que la question de la professionnalisation du journal fut aussi éthique, politique : Lesbia avait pris de l'ampleur et était devenu un journal sérieux, basé sur le principe féministe, presque religieux, du bénévolat, qu'on ne pouvait contester. Catherine Marjollet poussait à professionnaliser le journal, mais il y avait de fortes résistances.” Ralenti dans son développement par son modèle associatif et bénévole, Lesbia ne crée pas de site internet avant 2012. Le journal papier a pris le nom de LM, puis de Lesbia Mag ; Jacqueline Pasquier devient sa directrice, jusqu'au numéro juillet/août de 2012 qui, sans l'annoncer, sera le dernier.

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Crédit photo : Lesbia