[N'oublions pas nos militants, ép.5] Initiateur du Groupe de libération homosexuelle (GLH) de Marseille et des Universités d'été homosexuelles, Jacques Fortin revient sur son parcours et les luttes qui ont mené à la dépénalisation de l'homosexualité en 1982.
Si, comme moi, vous arrivez à midi chez Jacques Fortin pour faire le tour de ses années militantes, vous trouverez sur la table du retraité des raviolis industriels et une salade d’endives, préparés spécialement pour vous. “C’est plus sympa de faire connaissance comme ça”, dit-il dans un sourire, arborant un bouc qu’il semble avoir porté toute sa vie, à en juger par les photos d’archives. Quarante ans plus tard, le militant aujourd'hui âgé de 77 ans revient sur son parcours, et sur nos victoires historiques, lui qui avait un pied dans les luttes révolutionnaires – avec une touche de réformisme – et un autre dans celles pour les droits des homosexuels. Un savant mélange qui lui a permis de rassembler autour de lui pour lutter contre les textes homophobes en vigueur au début des années 1980.
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Dans sa maison d'un quartier résidentiel au sud du centre-ville d’Avignon, Jacques, qui a revêtu une petite veste sans manches et porte des lunettes avec leur tour de cou, peut laisser ouvert le battant de sa porte-fenêtre, qui donne sur son jardin. C'est ici, de sa voix tendre et légèrement nostalgique, qu'il commence son récit. “Jusque dans les années 1960, je n'ai pas entendu le mot 'homosexualité'. Je n’en ai aucun souvenir en tout cas, retrace-t-il, né en 1945 dans un hôpital militaire à Fontainebleau. Pourtant, très tôt, j’ai eu des relations avec des garçons. Comme en vacances, avec le fils du type à qui on louait la maison. Je savais qu’il fallait se cacher. C’est tout.”
Théologie, syndicalisme et militantisme gay
“J’avais décidé d’être pasteur”, explique celui qui a commencé sa vie adulte par des études en théologie protestante, à Lyon. “À l'époque, j’ai essayé de sortir avec une fille. C'est une des rares fois où j’ai réussi à faire quelque chose, parce que franchement c’était vraiment pas mon truc. Un enfant est né. Donc j’ai eu un fils.” Dans son école, alors que la guerre du Viêt Nam faisait rage, certains priaient pour les Viêt-Cong, d’autres contre les athéistes. Jacques faisait partie des premiers. En mai 1968, il marche avec ses coreligionnaires anti-impérialistes au sein des défilés lyonnais, avant de poursuivre ses études en Suisse, à Lausanne, où il cofonde le Syndicat des étudiants libres. En 1973, il est expulsé du pays. “Ils n'ont jamais voulu me dire pourquoi, mais je pense que c’est parce que j’avais trop d’activités politiques”, suggère-t-il.
Après un retour à Lyon, il décide de poursuivre sa route au soleil, à Marseille, où il débarque en 1976. Là-bas, il décide d'"assumer son homosexualité", se souvient-il en tapant du poing sur la table. “Dans nos milieux d'extrême gauche, il y avait une petite feuille qui passait et mentionnait une ‘réunion homosexuelle pour parler entre nous’”, se souvient Jacques à propos du journal alternatif La Criée. Dans les locaux de la rédaction, sur les allées de Meilhan, près de la Canebière, on s'assied, et l'on parle. "Je pense qu’on a passé un an à parler, tous les mercredis après-midi. Notamment des garçons. C’était pas compliqué. Il y avait toujours un nouveau qui arrivait, qu’on aidait à prendre la parole.” Un rendez-vous “extrêmement banal, mais extrêmement précieux”, qui marque le début de son engagement militant en faveur du droit des homos.
"On allait aussi soutenir certaines grèves, à la plus grande stupéfaction des grévistes !"
Le groupe forme bientôt le GLH-Marseille, en 1977 : un Groupe de Libération Homosexuelle comme il en émerge partout en France dans la deuxième moitié des années 1970. “Ça a permis une action publique. Après ça, on est allés voir le maire, et l'on a participé à la fête de la Rose, où l'on a eu un stand. On allait aussi soutenir certaines grèves, à la plus grande stupéfaction des grévistes ! J’étais aussi militant à la LCR", explique-t-il. À cette époque, les luttes homosexuelles et sociales sont étroitement liées, et Jacques, dont le parcours fait le lien entre les deux, met au profit de la cause homosexuelle son expérience acquise durant ses études, puis à la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR).
"À partir de 1977, en même temps qu’il y a la création du GLH, la LCR crée la commission des homosexualités, à laquelle j'ai participé, explique Jacques. Le but de ce groupe “est alors de faire entrer dans la tête des gens de la Ligue qu’être homo est à la fois être comme tout le monde, et être différent." Et d'ajouter : “La LCR soutenait les groupes homosexuels. Elle défendait la question homosexuelle et les libertés homosexuelles en visant l’abrogation des lois qui existaient encore."
Quand le GLH de Marseille s'invite au 1er-Mai
Symbole des liens entre ces luttes : le 1er-Mai 1977, où le GLH de Marseille défile pour la première fois. Selon Jacques, beaucoup disaient "je ne veux pas défiler si je dois être reconnu”. Alors une solution émerge. “Quelqu’un a eu une idée de génie : mais après tout, si on mettait des masques ? se remémore le militant. Seulement une fois au milieu de la Canebière et du défilé, les masques ont quasiment tous été soulevés." Avec le GLH, il connaît une période de joie et d’effervescence, quelque part entre le sérieux de la cause et la joie d’en être. Avec des effusions, comme lors d’un bal salle Mazenot, en 1978, “premier bal homosexuel public à Marseille”. “Là, j’ai failli attraper 30.000 francs d’amende, raconte-t-il. Sont arrivés les services des fraudes ou je ne sais quoi, avant que le service de répression de l’alcoolisme n'exige d’entrer." Projeté quarante ans an arrière, Jacques Fortin rejoue sa réaction : "Pas question que vous entriez, c’est un lieu homosexuel. Il y a 300 personnes qui vous empêcheront d’entrer !”
“Il y avait une effervescence qui nous conduisait systématiquement à nous dire qu’il n’y avait pas de raison que les autres aient des choses et qu’on n’ait rien, poursuit le militant. Donc si les autres font des bals dans cette salle Mazenod, pourquoi pas nous ?” Et le raisonnement est le même lorsqu’il s’agit des projets du président de l'époque : “Si Giscard fait ses universités d’été, pourquoi on ne ferait pas la nôtre ?”
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Les Universités d’été homosexuelles
Quand point l’idée d’organiser des Universités d’été homosexuelles (UEH), plusieurs GLH, avec d’autres groupes tels les Comités homosexuels d’arrondissements parisiens, avaient déjà fait part de leur volonté de structurer un mouvement national. En 1978, par exemple, des rassemblements avaient eu lieu à Paris, ou encore à Clermont-Ferrand, où le GLH local avait accueilli ceux de Dijon, Lyon, Marseille, Montpellier, Paris et Rennes. Dans sa thèse Quand nos désirs font désordres, une histoire du mouvement homosexuel français de 1974 à 1986 publiée en 2022, Mathias Quéré décrit les initiatives du groupe marseillais : courriers, pétition et conférence de presse, dans le but de créer un mouvement national. Il cite une des communications du GLH : “[...] plusieurs GLH ont répondu favorablement à l’appel pour une action nationale pour l’abrogation des lois répressives. Il s’agit des groupes de Clermont-Ferrand, Montpellier et Mulhouse. Au contraire, les GLH d’Aix-en-Provence, Cognac, Paris et Rouen ont 'émis des réserves'."
Concernant ces derniers, Jacques explique qu'ils “étaient pour la ‘libération’, tandis que le GLH de Marseille était plutôt ‘libertés et libération’.” Ceux qui voulaient la libération portaient une critique du système dans son ensemble et voulaient en modifier les structures. Se concentrer sur les libertés, c’était accepter de se maintenir dans le système tout en luttant pour s’y faire une place, notamment sur la question des lois. “Se concentrer sur les libertés, c’était, d’après certains GLH qui voulaient la libération, une forme de réformisme. À Marseille on voulait se battre pour les deux”, décrypte l’Avignonnais d’adoption.
Cet entre-deux, critiqué par certains, en attirait d’autres. Pour les UEH, la consigne fut de “ne surtout pas donner de couleur politique à l’Université d’été". "Tous ceux qui voulaient venir le pouvaient. Ceux qui voulaient mener un débat, apporter une contribution ou faire une conférence pouvaient le faire”, retrace Jacques, qui se rappelle même la présence de certains membres d'Arcadie – le groupe, dit homophile, créé dans les années 1950 et qui luttait timidement pour être toléré, était à l'époque l’archétype du réformisme.
"Quand, dans un même groupe, tu as de l'extrême gauche jusqu’au PS, et que cette variété de gens-là est capable de s’entendre, ça leur donne l’idée qu'on ne peut pas construire de mouvement et avancer sans unité.”
Sans le GLH de Marseille, une telle rencontre aurait-elle pu avoir lieu ? “La caractéristique du GLH de Marseille a beaucoup joué. Quand, dans un même groupe, tu as de l'extrême gauche jusqu’au PS, et que cette variété de gens-là est capable de s’entendre, ça leur donne l’idée qu'on ne peut pas construire de mouvement et avancer sans unité.” Dans sa thèse, le chercheur Mathias Quéré rappelle qu’aux EUH “un peu plus d’une vingtaine de GLH étaient représentés, et que les groupes venus de l’étranger étaient nombreux”. Il rapporte les chiffres donnés par Gai Pied : “300 personnes inscrites, un millier au bal, une centaine au rassemblement sur les marches de la gare Saint-Charles, et entre 2.000 et 2.500 au gala 'pour les droits et les libertés des homosexuels'.” Un rassemblement inédit.
Tables rondes, conférences, spectacles et gala s’entremêlent pendant une semaine, fin juillet 1979. “L‘Université d’été était un lieu où toute la diversité homosexuelle venait s’afficher”, se remémore Jacques. L’idée est alors de créer un moment créatif, festif et politique. Au milieu de cette allégresse, l’atelier intitulé “le mouvement homosexuel” donne naissance au COUARH (Comité d’Urgence Anti-Répression Homosexuelle), qui se concentre d’abord sur les discriminations professionnelles, puis sur la suppression de textes homophobes – le Comité prendra rapidement le nom de CUARH. Jacques se rappelle qu’à partir de là le comité “rythme des rencontres internationales, sort un journal, fait tout un travail de lobbying auprès des pouvoirs publics, en particulier auprès du PS, et organise la première marche gay à Paris, avançant vers l’abrogation.”
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La dépénalisation de l'homosexualité
Les dispositions juridiques pénalisant l'homosexualité étaient encore nombreuses au tournant des années 1980. “La police des mœurs avait le droit de nous ficher. Ce qui leur permettait de faire des rafles, explique Jacques. Par exemple, à Marseille, ils faisaient des rafles sur le centre-ville, et ils t’emmenaient dans leurs fourgons jusqu’à Saint-Antoine, à 14km de là. Ils faisaient ça à 1h du matin. Toi tu te retrouvais là-bas à devoir rentrer à pied, et à l'époque tu n’avais pas de téléphone portable. Ça m’est arrivé une fois.” En ligne de mire également, certaines jurisprudences, “comme celle qui voulait que lorsqu’une femme était convaincue de lesbianisme, on ne pouvait pas lui laisser ses enfants lors d’un divorce”. Sans parler de l’amendement Mirguet, qui qualifiait l’homosexualité de “fléau social”, au même titre que la tuberculose ou l’alcoolisme. Quant à l'alinéa 2 de l’article 331 du Code pénal, il fixait la majorité sexuelle à 21 ans pour les homosexuels, contre 15 ans pour les hétérosexuels.
Un à un, et surtout après l’élection de François Mitterrand en 1981, les textes tombent. Fruit du militantisme structuré de tous ces groupes et de cette synergie nouvelle entre militants, qui a trouvé son point d’orgue aux UEH de 1979. Pour Jacques, un des effets les plus visibles de ces abrogations est le "changement total du rapport avec la police, ce qui était quand même un soulagement sur les lieux de drague.”
"On était des militants de la libération. Ceux du sida ont été ceux de la guerre, de l’invasion.”
Cette séquence marque la fin des années militantes les plus actives de Jacques Fortin. “En 81, je cesse d’être président des UEH parce que je déménage dans la Drôme. J’estime que quand on a fait les choses, qu’on les a menées à un certain point, il faut laisser la place aux autres.” La lutte contre le VIH, qui s’imposera dans les années qui suivent, s’en chargera d’elle-même. “Je me suis mis en retrait. C’était pas ma guerre. Je n’ai pas su faire, comme d'autres qui y sont très bien parvenus. C’est cynique de dire ça, mais peut-être que si j’avais été séropo, j’aurais milité, contraint et forcé. Le sida a tétanisé les militants comme moi. Parce qu’on était des militants de la libération. Ceux du VIH ont été ceux de la guerre, de l’invasion.”
Jacques gardera malgré tout un pied dans les luttes, notamment en relançant les Universités d'été en 1999, après qu’elles se sont arrêtées en 1987. Puis en participant aux débats sur le pacs. Bien qu'opposé au mariage pour tous, parce que l’institution est "trop normative", il épouse malgré tout Bruno, parti voyager en Amérique du Sud au moment de notre rencontre, tandis que lui préfère profiter de sa retraite au premier étage de sa maison, au-dessus du rez-de-chaussée où vit sa belle-mère.
Récemment, Jacques a créé un groupe Whatsapp pour communiquer avec quelques anciens du GLH Marseille. "Il y a Gogo [Gérard Goyer], Léon [Jean-Pierre Léonetti], Bibi [Bignoli]. On s’envoie des trucs, on se souhaite la bonne année, on se demande comment ça va.” Le nom du groupe est "UEH sororité".
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Illustration : Thibault Millet