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histoire"Masques", une revue pionnière des cultures homos

Par Tom Umbdenstock le 28/12/2023
"Masques" est une revue homosexuelle créée en 1979

[Histoire des médias LGBT] Créée en 1979, la même année que le magazine Gai Pied, la revue trimestrielle et mixte Masques a participé à forger une culture homosexuelle, proposant à ses lecteurs un regard queer sur le monde.

"Avant tout, Masques veut être une revue homosexuelle, mixte, contribuant à la recherche et à l'affirmation de nos identités : parce que nous ne sommes pas seulement définis par notre sexualité homosexuelle, mais aussi et surtout par un rapport au monde différent", proclame le texte de présentation de la revue, dont le premier numéro paraît le 1er mai 1979. La conviction des fondateur·ices est que les gays et les lesbiennes ont un regard spécifique à partager sur le monde. Alors qu'à la fin des années 1970 une partie des militants se concentre sur la revendications de droits, notamment l'abrogation de textes homophobes, Masques, sous-titré "revue des homosexualités", s'avance sur le terrain de la culture, de l'art et du mode de vie.

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Au sein de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), en 1979, trois militants homosexuels en mal de représentation, Jean-Marie Combettes, Jean-Pierre Joecker et Alain Lecoultre. "Ca faisait longtemps qu'on n'était plus trotskystes, raconte Alain, pilier du magazine du début à la fin. On restait à la LCR parce que c'était le seul parti qui acceptait ouvertement les homos, et parce qu'on pouvait écrire sur ces questions-là dans Rouge [le journal du parti]." Les revendications homosexuelles passant malgré tout dans la Ligue derrière la lutte des classes, tous trois décident de fonder Masques pour consacrer leur énergie militante à leur identité homosexuelle.

Culture homosexuelle

"C'est surtout Jean-Pierre Joecker qui est à l'origine de Masques", précise Alain Lecoultre, rendant hommage à son ami aujourd'hui décédé. "Joe", comme ils l'appellent, parvient à convaincre une dizaine d'enthousiastes de se joindre à eux, comme Patrice Lorenzo – aujourd'hui encore compagnon d'Alain Lecoultre, qui signe à l'époque Alain Sanzio – mais aussi des lesbiennes, comme Suzette Robichon, qui intègre le comité de rédaction dès le premier numéro. Tous y travaillent de façon bénévole. 

Si, dans les premiers numéros de la revue, les questions militantes et politiques trouvent encore dans ses colonnes une place honorable, cette dernière devient au fil du temps plus culturelle, accordant une large place au cinéma, à la littérature, à la poésie et à la photographie. Collaborateur de Masques et de Gai Pied – créés la même année –, Luc Pinhas compare aujourd'hui les deux titres : "Gai Pied avait aussi un volet culturel, mais il n'était pas aussi important que celui de Masques, était moins connu et plus discret. Et puis Gai Pied était vendu en kiosques alors qu'on trouvait Masques seulement dans les libraires qui voulaient bien la prendre, à une époque où ces dernières étaient encore frileuses."

Une maison d'édition, "Persona"

La revue consacre rapidement un dossier à l'écrivain Christopher Isherwood, auteur du livre A Single Man adapté en 2009 au cinéma sous le même titre, un autre à Natalie Clifford Barney, femme de lettres et figure lesbienne de la Belle Époque, mais aussi plusieurs articles au film Querelle, classique du cinéma gay adapté d'un roman de Jean Genet par Fassbinder en 1982. On trouve aussi de longs entretiens avec le philosophe Michel Foucault, ou les écrivains Michel Tournier et Roger Peyrefitte. Les pages se remplissent aussi de poèmes ou de chroniques, au ton souvent très littéraire. Quelques hétéros ont également leur place dans le magazine : l'actrice, comédienne et militante féministe Delphine Seyrig, ou encore le romancier et essayiste Tahar Ben Jelloun, si tant est qu'ils portent un regard ouvert et éclairant sur les questions de genre ou liées à l'homosexualité.

"On n'a pas besoin de parler d'homosexualité pour avoir une façon d'être au monde et de voir le monde qui est différente."

Katy Barasc, écrivaine et philosophe collaboratrice de la revue en 1982 – elle y a écrit un portrait de Marguerite Duras et évoqué sa "façon aussi de mettre en résonance des voix féministes" –, se souvient de sa rencontre avec l'écrivain Michel Tournier, au cours duquel le thème de l'homosexualité fut loin d'être central. "On n'a pas besoin de parler d'homosexualité pour avoir une façon d'être au monde et de voir le monde qui est différente", explique-t-elle. Etait-ce déjà là l'affirmation d'un certain queer gaze ("point de vue queer") ? 

La revue connaît ainsi quelques années fastes, ponctuées par des fêtes au Bataclan, au Palace, mais aussi à la librairie Les Mots à La Bouche, où l'on célébrait les prix littéraires de Jocelyne François ou Yves Navarre, auteurs homos connus et reconnus qui participaient au trimestriel à travers des chroniques ou des extraits de romans. En 1981, Jean-Marie Combettes, Jean-Pierre Joecker, Alain Lecoultre et son compagnon Pascal Lorenzo créent la maison d'édition Persona, qui publie comme premiers titres Les Hommes au Triangle rose de Heinz Heger, préfacé par Guy Hocquenghem, qui parle de la déportation des homosexuels par l’Allemagne nazie, et Le Livre blanc de Jean Cocteau. Luc Pinhas, qui fut responsable d’un master "Commercialisation du livre" à l'Université Paris 13-Villetaneuse, rappelle que Persona a été "la première structure éditoriale se revendiquant de l’homosexualité en France".

Des lendemains qui déchantent

Après une période de félicité, la mixité, qui faisait la fierté et l'originalité de Masques, sera cause de remous importants. Dans le numéro de l'été 1982, huit fondatrices et collaboratrices de Masques actent leur départ de la revue. Dans un texte commun, elles proclament qu'à ses débuts Masques "se situait dans la perspective de lendemains où hétérosexisme, phallocratie et capitalisme viendraient à disparaître", mais considèrent désormais que "de toute évidence, il a fallu déchanter". En effet, la part minoritaire des femmes dans la rédaction s'est traduite "par un espace femmes dans la revue réduit de plus en plus à la portion congrue". "La revue marchait hyper bien, et de nombreuses personnalités, entre autres du milieu littéraire, ont soutenu Masques en y participant activement, en donnant des textes, mais c'était surtout des hommes, se souvient Suzette Robichon, qui était dans le comité de rédaction depuis le premier numéro. Malheureusement on n'a pas eu réellement l'équivalent du côté des filles." 

Les lesbiennes regrettent également qu'à partir du numéro 6 "le culturel [prenne] définitivement le pas sur le quotidien". Leur départ n'inversera pas cette tendance. Dans l'article "La revue Masques et les éditions Persona", dans lequel il retrace l'histoire de la publication, Luc Pinhas écrit qu'"à partir du numéro 17 du printemps 1983, la rubrique Quotidien change [...] d’appellation pour être dénommée significativement «Modes de vie» et se consacrer davantage à une dimension culturelle." Ce départ est également lié à certains textes jugés misogynes, auxquels s'opposaient toutefois les écrits et les positions salvatrices de Benoît Lapouge, Jean-Luc Pinard-Legry ou encore de Leïla Sebbar.

Tennessee Williams, Colette, Cocteau…

Cette vague de départs ne signe pas la fin de la revue, qui tiendra jusqu'en 1986. De nouvelles plumes continuent de faire leur apparition, comme celle de Katy Barasc, qui intègre le comité de rédaction. L'équipe s'essaye même à la parution des Albums Masques en 1984, mettant en avant des artistes, Tennessee Williams, Cocteau ou Colette – ces deux derniers s'écoulent à 5500 et 3300 exemplaires, selon les chiffres de Luc Pinhas. 

Malheureusement, les ventes du trimestriel, qui étaient plutôt bonnes les premières années, avec 2000 à 3000 exemplaires vendus jusqu'en 1983, deviennent au fil du temps plus aléatoires. Le numéro de l'hiver 84/85, par exemple, n'est vendu qu'à 954 exemplaires. En 1986, changeant de stratégie, la revue tente de se convertir en mensuel et propose des numéros où la question de l'homosexualité devient très secondaire. Sans succès.

En juin 1986, Masques comme la maison d'éditions Persona cessent définitivement leurs activités. "Même si on s'est professionnalisés au fil des années, je pense qu'on n'a pas été parfaits en terme de gestion financière", concède aujourd'hui Alain Lecoultre. Luc Pinhas rappelle de son côté qu'au milieu des années 1980 "il y a eu de nouvelles revues plus branchées sur la scène nocturne, comme Samouraï ou 5/5. Les gens voulaient sortir dans les bars, les boîtes. Le militantisme comme on le connaissait depuis les années 1970 avait commencé à disparaître". "Peut-être qu'on a été un peu trop intellos", tente enfin d'expliquer Alain Lecoultre. Et d'ajouter : "Ces années ont été les plus belles de ma vie".

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Crédit photo : Masques, numéro 1