Abo

sexoBDSM : oui, on peut être féministe et aimer se faire dominer

Par Tessa Lanney le 12/04/2024
Femme au masque de chatte

[Article à lire dans le magazine têtu· du printemps] Ne me dominez pas, ma copine s’en charge. Car on peut être une gouine féministe et aimer se faire traîner en laisse. Le BDSM, en plus d’être une exploration sexuelle passionnante, est un outil formidable de travail sur nos traumas.

Photographies : The London vagabond et Yvelizra

“T’aimes ça, te faire baiser comme une chienne ?” Des sangles enserrent mes chevilles et mes poignets, une ceinture autour du cou, je ne peux contenir un rire nerveux. J’ai à peine le temps d’acquiescer que je reçois déjà un crachat et une gifle en pleine gueule. J’ai un peu mal, ça va laisser une trace. Est-ce vraiment pour ça que j’ai fait mon coming out ? Plus jeune, j’avais dû comprendre comment baiser comme une lesbienne d’après les quelques scènes de sexe de The L Word et de Lip Service – qui m’ont appris qu’on pouvait se mettre des doigts sans même enlever son jean, merci d’ailleurs. Et voilà qu’aujourd’hui, je me retrouve à la merci d’une grande Amazone prête à bouffer toute gouine soumise qui passe à sa portée, armée d’une cravache (la mienne) qui glisse le long de mes cuisses. La douleur qu’elle va y imprimer durera quelques jours…

À lire aussi : La série lesbienne "The L Word" fête 20 ans de sexe torride, et révolutionnaire

Puisque nous sommes entre filles, j’ai cru pendant longtemps qu’une relation de respect mutuel devait se traduire par des caresses et de la tendresse. Plus j’aimais, plus mes coups de reins se faisaient doux, plus mon désir se coulait dans un moule de bons sentiments. Et un jour une fille que j’aimais m’a brisé le cœur. Après deux heures à pleurer dans sa chambre étudiante, sans possibilité de rentrer chez moi en pleine nuit, je baisse les armes. Elle ne m’aime pas, mais elle a envie de moi. Mon cerveau est cotonneux, mais j’ai envie que nos corps s’entrechoquent une dernière fois sans retenue. J’empoigne ses cheveux courts, je mords son cou sans peur d’y laisser une marque, j’aspire sa peau à en rompre les vaisseaux. Fini les va-et-viens langoureux, je la sens rebondir sous la paume de ma main, je plante mes ongles dans sa chair, son dos, ses fesses. Je ne veux pas me venger, je veux qu’elle me sente, exister par elle, en elle, pour elle. Son lit devient trop étroit, elle m’étale sur le plancher et m’étrangle. À tout moment, on risque de terminer dans Faites entrer l’accusé. Épilogue : on a rempilé pour deux mois de plus – une erreur, mais je n’ai plus su baiser autrement. J’avais retiré le balai que j’avais dans le cul, remplacé par un plug. Désormais si je t’aime, je te partage mes perversions.

Océan, auteur de Dans la cage : une autobiographie socio-pornographique, considère que les pratiques BDSM répondent à un “besoin d’images en décalage avec ce qu’on vit” : “C’est à l’opposé de la baise premier degré où l’on est excité par ce que l’on vit à l’instant T.” Car, au-delà du décorum cuir et fouet, le BDSM, c’est cérébral : ça se pense, ça se discute, ça se soumet.

Mes désirs sont des ordres

“C’est moi qui décide de perdre le contrôle, avance Chloé, 21 ans. Je vais établir clairement mes limites, exprimer mes désirs.” Tout ce qu’elle a à faire, c’est se concentrer sur son plaisir et endurer. Dans un tableau Excel, elle entre scrupuleusement l’intégralité de ses pratiques, de ses envies, du fist à la strangulation, et leur attribue un niveau de difficulté sur une échelle de 1 à 5, voire des commentaires : “mdr, non”, “bon courage”, “trop dangereux”, un grand “NON” pour les corvées domestiques (ça ne l’excite pas de faire la vaisselle), etc. Les adeptes les plus organisées s’échangent leurs tableaux comme d’autres leurs chartes astrales. Point pratique : ça permet de penser logistique et de prévoir les achats de plugs, de pince-tétons et de rouleaux d’adhésif.

Mais le BDSM n’est pas tant un ensemble de pratiques plus ou moins violentes qu’un rapport privilégié avec une autre personne. “Une fille qui va s’abandonner complètement dès le départ et être dans la soumission extrême ne va pas m’attirer, développe Yvelizra, 29 ans. Jusqu’à ce que tu puisses confier l’intégrité de ton corps à une tierce personne, la relation de confiance se construit. Il faut qu’elle soit totale pour accepter par exemple d’être attachée sur une croix de Saint-André [en forme de X].” Dominante et très à l’aise pour détailler ses pratiques préférées, Yvelizra se définit comme une leather dyke, une “gouine cuir”. Mais, précise-t-elle, le BDSM, c’est avant tout beaucoup de parlote : il faut discuter, échanger, se comprendre. Quand elle me cause “impact”, ça me parle, je sais ce que cela signifie (et surtout ce que ça fait…). “On discute beaucoup en amont pour créer un espace safe où l’autre sait qu’elle ne sera pas jugée”, confirme Calixte (prénom modifié). Rassurez-vous : pas besoin, non plus, d’imprimer un contrat comme dans 50 Nuances de Grey. L’avantage quand on est lesbienne, c’est qu’on a déjà une commu qui valorise la prise en compte de l’autre et de ses besoins. Et tant mieux, car un mauvais positionnement des doigts lors d’un étranglement ou un coup de fouet sur le bas des reins sont autant de faux-pas qui peuvent avoir des conséquences fâcheuses.

Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de se faire violenter pour goûter aux joies du BDSM. “L’humiliation a mauvaise presse parce que si l’«impact» [entendez «les coups»] est plus impressionnant visuellement, l’humiliation est comparable à des montagnes russes de sentiments et d’émotions, souligne Calixte, qui adore ça, humilier des meufs. Quand tu te lances, tu ne sais jamais ce que tu vas trouver au bout du processus.” Au sortir de la session, il n’y a ni bleus ni bosses, mais ces émotions peuvent ressurgir plusieurs jours après, rendant d’autant plus important l’after-care : on se parle à nouveau gentiment, on peut aussi se masser, se passer de la crème, se faire un thé, enfin bref sortir des rôles endossés pour atterrir en douceur. Dans un cadre choisi, maîtrisé et rassurant, l’humiliation devient “savoureuse”, observe Océan. Les règles, le cadre permettent de confier les rênes de soi tout en gardant la main sur l’ensemble. “La soumission m’a appris à lâcher prise alors que je suis quelqu’un qui a besoin de tout contrôler, d’être décisionnaire, résume Chloé. Je vois ça comme une soupape, un exutoire.”

Humiliation et féminisme

La dernière fois que Calixte a pris le rôle de la soumise, c’est le mot “salope” qui a déclenché dans sa tête un torrent d’émotions. Explication : “Toute mon adolescence, on me ridiculisait parce que j’aimais le cul.” Or l’efficacité de l’humiliation s’appuie sur la proximité avec sa partenaire de jeu : elle sait sur quel point sensible appuyer. “Ça demande une plus grande intimité que de mettre une fessée”, s’amuse Calixte. Pour humilier, la brutalité est inutile. Mais la sadique traîne la patte, joue par une économie de gestes sur la frustration et taquine sa victime jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus, se moquant sans vergogne de son excitation, de son impatience. La personne est rabaissée, avilie, poussée dans ses derniers retranchements. “J’étais dans un tel état que j’ai fini par pleurer, se remémore Calixte. C’était un relâchement.” À ce moment-là, une pensée tourne en boucle : “Je suis dingue de laisser quelqu’un me faire ça alors que rien ne m’empêche de simplement me lever et partir. Sauf que je ne le fais pas, et c’est cette tension qui est folle.”

Le truc, c’est que quand on passe ses journées à hurler “ni putes ni soumises” et que derrière, on brûle d’envie de se mettre à quatre pattes en se faisant insulter, on a vite l’impression de trahir ses idéaux. En tant que femmes, et qui plus est en tant que lesbiennes, on cherche justement à s’émanciper du patriarcat. “Même dans la commu, tout le monde n’est pas à l’aise avec le BDSM. Pour beaucoup, ça reste un ensemble de pratiques déviantes. C’est difficile de ne pas se questionner quand on se place volontairement dans une situation de soumission, admet Calixte. Mais en même temps, c’est excitant d’aller à l’encontre de ses principes. On sait qu’on ne devrait pas se faire marcher dessus, mais on s’autorise à se mettre à plat ventre.” Littéralement.

“C’est tout sauf féministe de nous dire comment on doit baiser.”

“Ce qui va être excitant dans le sexe, c’est ce sentiment de transgression, qu’elle soit réelle ou factice, théorise Océan. Il y a une certaine logique à y trouver de l’excitation.” Pour autant, est-il possible de liker toutes les stories de défense des TDS et, en même temps, d’insulter sa soumise préférée de “pute” ? Comment justifier de reproduire au lit la domination qu’on dénonce dans la vie ? “Se battre contre les oppressions des systèmes de domination et se faire plaisir au lit en les surjouant, c’est complètement compatible, assure Yvelizra. Quand tu te détaches de ce que tu es censée faire, des interdits, en particulier des désirs interdits, tu te rends compte que l’esprit est rempli d’idées complètement délirantes et étranges qui te titillent, t’excitent d’une façon inexplicable. C’est euphorisant.” Prétendre qu’on ne peut pas être féministe et kinky est à ses yeux simpliste et même contradictoire : “C’est tout sauf féministe de nous dire comment on doit baiser.” D’accord, mais est-ce féministe de me laisser dire comment on va me baiser ?

“La lutte qu’on mène au quotidien est fatigante, renchérit Océan. On s’en prend plein la gueule et à côté, en tant que féministes, queers, on est tout le temps exposées à la contradiction.” Quand on milite, doit-on pour autant se justifier en permanence de ce qui nous fait bander ou mouiller ? On kiffe se faire insulter ? flageller ? tenir en laisse ? Nos désirs font débat, chacun y allant de sa théorie : homophobie intériorisée, daddy issues, mère castratrice, tout y passe. “Ça ne fait pas de mal de prendre une pause”, souffle Océan. Cette bulle, hors de la sphère publique, “permet aussi de garder une forme d’individualité, de ne pas se résumer à sa militance”, soutient Chloé. S’il lui apparaît nécessaire de se déculpabiliser quant à la pratique, elle se refuse à dépsychologiser entièrement ses fantasmes de soumission pour pouvoir continuer à les interroger, les voyant même comme de “bons indicateurs de ce qu’il nous reste à déconstruire”.

“Dans le BDSM, on a un regard plutôt honnête sur le genre, la classe sociale, la race, l’âge…”

Calixte considère aussi le BDSM comme un terrain de jeu qui permet de questionner ses désirs sans les réprimer. La pratique de la soumission ne s’oppose absolument pas à l’analyse des rapports de domination, bien au contraire : “Dans le BDSM, on a un regard plutôt honnête sur le genre, la classe sociale, la race, l’âge…” Se faire humilier, d’accord, mais à condition que ce ne soit pas par une personne en position de pouvoir qui pourrait l’humilier dans la vraie vie. “On joue à la domination, mais entre deux femmes, il n’y a pas les mêmes rapports de domination systémiques qu’entre un homme et une femme, abonde Chloé. Quand une femme te traite de salope, elle connaît la portée du mot, elle-même se l’est déjà pris en insulte.” Cette forme d’égalité nous permet de retourner, de décortiquer, d’exploiter dans une optique sexuelle la domination que l’on vit toutes les deux. “Montrer mon sadisme, c’est un cadeau que je fais”, souligne ainsi Calixte.

À l’inverse, Mandy, bi et domina professionnelle, refuse de malmener une femme : ses clients sont uniquement des hommes. “J’aurais l’impression de m’humilier moi-même en dominant une femme, réfléchit-elle. J’aurais beaucoup de mal avec les insultes sexistes, par exemple, parce que je connais l’effet qu’elles peuvent avoir sur une personne. Je ne veux pas être le bourreau d’une femme.” Sur les hommes, en revanche, elle ne se prive jamais de leur faire expérimenter l’injure sexiste, comme pour assouvir sa soif de vengeance : “En marchant sur un pénis, en faisant du ballbusting (malmenage de couilles), je canalise dans une situation contrôlée un peu de la rage que j’éprouve à l’encontre du genre masculin”, détaille-t-elle. Mais même en dure à cuire qui affuble ses soumis de tutus roses et leur peinturlure le visage d’un maquillage criard, elle reste lucide : à la fin de la séance, ses clients retrouvent leurs privilèges en même temps que leur cravate.

Soumettre et punir

Nos fantasmes ne viennent pas de nulle part. Ce jeu de rôles entre la prof sévère et l’étudiante ingénue qui mérite une punition, d’où tire-t-il sa source ? “L’immense majorité des fantasmes découle du même système de violence organisée. Qu’ils prennent des formes en miroir ou en opposition à cette violence, ils s’organisent toujours à partir de ce centre”, peut-on lire dans l’ouvrage d’Océan. Il précise cependant que la pratique queer se place en dehors du schéma hétéronormé qui installe l’homme dans la position de dominant et la femme dans celui de la soumise : “On reprend le schéma traditionnel, que ce soit à travers une mise en scène, un scénario ou dans des roleplays (jeu de rôle). C’est pourtant forcément une reprise de pouvoir.”

Certaines se contentent de pimenter leur vie sexuelle et de s’y défaire de leurs responsabilités du quotidien. Pour d’autres, il s’agit de “revisiter des traumas, des choses qui [les] ont marquées, angoissées”, poursuit l’auteur, qui a reçu une éducation féminine et a longtemps arpenté les milieux lesbiens. “Quand bien même tu n’y as jamais été directement exposé·e au premier degré, tu as senti cette menace permanente, cette potentialité de violences sexuelles, analyse-t-il. C’est un poids qui repose sur les épaules des enfants et des personnes sexisées, une angoisse à laquelle on est tellement habitué qu’on ne la voit même plus. Au bout d’un moment, il faut bien s’en libérer.” Ainsi, lorsqu’il les met en scène à travers des jeux qui convoquent la violence, il reprend le pouvoir sur une situation écrasante.

“En tant que lesbiennes, on revit parfois des humiliations verbales qui nous ont marquées. Le harcèlement scolaire, par exemple. Ça devient excitant de le revivre dans le roleplay, complète Yvelizra. Quoi de plus grisant que de s’imaginer baiser la meneuse du groupe de pestes qui vous traitait de sale gouine à l’interclasse ? “Et cette fois, c’est safe, tu as choisi d’être là, tu as choisi quelqu’un avec qui tu te sens bien, et puis tu peux en sortir quand tu veux. Tu n’es plus l’ado du collège, tranche-t-elle, ferme comme elle sait faire. D’un autre côté, jouer le rôle du bourreau permet aussi de se voir dans la personne qu’on est en train d’humilier, à qui on inflige de la douleur, et de prendre conscience qu’on a pris des distances avec la victime qu’on était.” Pour Océan, se mettre dans la peau de l’agresseur, ce n’est pas se réconcilier avec lui mais avec l’impensable. Lui-même a conscience qu’il essaye de soigner dans cette pratique des traumatismes qui ne pourront sans doute pas l’être : “Ce n’est pas grave, relativise-t-il. Passer par le jeu, y injecter de la légèreté, de la joie, c’est déjà une victoire.”

“On met en place nos propres règles, on ne subit plus celles que l’on nous impose.”

“On met en place nos propres règles, on ne subit plus celles que l’on nous impose”, conclut-il. C’est clair pour Chloé : la façon dont on l’humilie lui appartient. Qu’importe qu’on lui tire les cheveux où qu’on la jette au sol, puisqu’elle seule donne les consignes. Elle ne peut toutefois s’empêcher de se demander si elle est capable de prendre la distance nécessaire pour préserver son ego ou si, en érotisant l’humiliation, elle n’en renforce pas les effets. Calixte, par exemple, a pris le pli d’exprimer clairement ses désirs et de poser ses limites. Les fessées, oui, les claques, non.

Et de relever au passage : “Certains moments sont intenses et très long. C’est important de pouvoir prendre une pause, de boire une tisane avant de se remettre dedans.” Qu’on se le dise, BDSM ne rime pas avec hargne et agressivité. Nous formons une communauté sensible et réfléchie, qui aborde la sexualité avec maturité et introspection. Bon, je vous laisse, maman m’appelle, c’est l’heure de ma fessée…

À lire aussi : "Fantasmer un viol, ce n’est pas désirer être violée, désolé les gars !" : Océan nous dévoile un extrait de "Dans la cage"

sexo | Nos vies queers | lesbiennes | fétichisme | magazine