Après quelques années passées à Paris, Pascal Le Guern est retourné vivre en Bretagne il y a neuf ans pour reprendre l’exploitation laitière de ses parents. Dévoué à ses bêtes, il vit au rythme des traites, sans renoncer à une vie gay… de loin.
Photographie : Sébastien Salom-Gomis, AFP pour têtu·
Ici, la traite est un moment sacré – “surtout celle du dimanche, quand j’ai peu dormi et que je suis seul, en communion avec mes bêtes”. À 37 ans, Pascal Le Guern gère une exploitation laitière dans le village de Saint-Laurent, à une dizaine de kilomètres de Guingamp (Côtes-d’Armor). Quelque 75 ha de terrain pour autant de vaches, et 1.000 l de lait par jour en moyenne. Cette traite rythme le temps : matin et soir, mêmes gestes répétés, et même ballet de sonorités – le ronron de la machine, le pschitt du brumisateur qui éloigne les mouches, le claquement des barrières qui s’ouvrent et se referment, les meuglements en cascade. Installée par ses parents, la salle de traite a déjà 35 ans, “et toujours aux normes !” précise fièrement l’éleveur. Dans le coin, les fermes sont souvent des affaires de famille.
Issu d’une lignée d’agriculteurs, Pascal semblait prédisposé à poursuivre l’entreprise familiale : “Gamin, j’étais le seul toujours fourré avec les vaches”, raconte-t-il, précisant qu’à la maison c’était pourtant “l’école d’abord”. À 18 ans, alors étudiant au lycée agricole, il fait son coming out, sans trop de remous. Ni brimades de la part de ses camarades, ni malaise avec ses potes ; sa famille, du reste, est un peu gênée, mais pas fâchée. Seulement le jeune homme manque d’exemples auxquels se raccrocher. Car Pascal en est alors intimement convaincu, “un agriculteur gay, ça n’existe pas”. C’est aussi pour cette raison qu’il quitte le nid. Après son BTS, il part deux ans à Brest, à une centaine de kilomètres, puis s’installe à Paris pendant sept ans, travaillant chez Truffaut et à la Ferme du bois de Vincennes avant d’enseigner dans un lycée agricole. Mais Paris l’essouffle, l’étouffe – trop cher, trop énergivore. Retour au bercail : il a 28 ans.
“À Paris, je sortais beaucoup, notamment en soirées gays”, se souvient-il, avant d’évoquer les défilés de La Manif pour tous, en 2013. “L’ambiance était lourde, pesante. Alors que dans mon coin de Bretagne tout le monde s’en moquait, on me disait : « Marie-toi, ça fera une fête de plus ! »” Aujourd’hui, alors qu’il se sent la responsabilité de proposer d’autres modèles, il dégage du temps pour son compte Instagram, où il est suivi par quelques milliers de followers. “Plus jeune, j’aurais aimé tomber sur ce genre de profil, explique-t-il. Je veux que les gamins actuels sachent que c’est possible, déjouent les clichés, se forgent d’autres images.” Mais Pascal ne revendique aucune portée militante à ses actions. Ses posts et photos racontent simplement sa passion pour son métier, tout en ne laissant aucun doute sur son orientation sexuelle.
Plus qu’un métier, une vie
La journée file : après la traite matinale, c’est l’heure de nourrir les génisses, qui paissent à cinq kilomètres de là sur un terrain que possédaient déjà ses grands-parents. L’après-midi, plus calme, est consacrée à l’administratif. Pascal s’y attelle sur la grande table de la maison où il a grandi, sur laquelle trônent pots de miel de Bretagne et caramels au beurre salé. Trois chats et deux chiens font partie des murs, tandis qu’une armada de poules défile derrière le garage. “Mes résultats viennent d’arriver”, annonce-t-il d’une voix où perce une pointe d’inquiétude. “Ses” résultats, ce sont ceux de ses bêtes : le contrôle mensuel du lait, à étudier soigneusement. Place ensuite aux naissances à déclarer, au planning des stagiaires, à la liste des derniers outils à acheter… “Je ne suis pas quelqu’un de très organisé”, dit-il en souriant, s’excusant presque. On jurerait pourtant le contraire.
De cet homme trapu émane une douceur qui contraste avec sa silhouette robuste. Mais il arrive tout de même que son calme souverain laisse place à la colère, à un coup de gueule contre les réseaux de distribution, notamment. “Les grands groupes doivent cesser d’enfler leur marge, de vendre des produits toujours plus chers au consommateur alors que notre paie reste dérisoire !” Pour lui, la profession, vieillissante, souffre d’un défaut d’attractivité essentiel. “Les jeunes ont peur de sacrifier leur vie pour un métier qui ne rapporte rien, soupire-t-il. La passion, c’est bien, mais ça ne suffit pas.” La clé à ses yeux : renouer la confiance avec le grand public, minée par un certain nombre d’idées reçues. Car il en est persuadé, la société a une dent contre sa corporation. “Diaboliser les éleveurs sans connaître leurs contraintes est particulièrement contre-productif, d’autant qu’en France les contrôles sanitaires sont très stricts.” Il le répète : les agriculteurs souhaitent nourrir les gens, pas les empoisonner. “De toute façon, quand les bêtes vont mal, elles ne produisent rien.”
Les siennes, en tout cas, sont choyées. Il bosse “tout comme en bio”, label en moins – et liberté en plus. Privilégier le grand air, les nourrir d’herbe au maximum, réduire son impact écologique en refusant d’importer du soja… Une question de valeurs, finalement, car “chaque agriculteur est responsable d’une partie de la planète”, glisse-t-il. Éleveur passionné, sans cesse soucieux de se perfectionner, Pascal ne s’ennuie jamais. Mais pas question de sacrifier sa vie sociale, “indispensable”, aux exigences de l’exploitation. Les soirées se partagent entre entraînements de handball et dîners chez des potes, notamment ceux du lycée, jamais perdus de vue. “Rentrer en Bretagne, c’était aussi pour avoir des amis de toute sorte. Je cloisonne moins les choses ici. À Paris, j’étais très Marais. Alors qu’ici je ne fréquente pas vraiment les lieux gays.”
Homophobie ordinaire
Lorsqu’il a rejoint, il y a cinq ans, le syndicat des Jeunes Agriculteurs, il a su habilement y déjouer les remarques homophobes. “Je n’étais pas particulièrement visé, mais il faut là encore penser aux plus jeunes, à ceux qui ne sont pas encore out. Il y a de l’homophobie ordinaire, des tics de langage, mais je ne me suis jamais senti insulté. Il suffit que les gens te connaissent, et ça va. Quand je suis revenu, je me suis intégré, et je me suis fait des potes hétéros agriculteurs. Je pense qu’ils auraient peut-être eu plus d’appréhension face à l’installation d’un hétéro purement parisien que face à celle d’un garçon gay du coin. Après, je fréquente aussi beaucoup de jeunes, qui sont probablement plus ouverts que la génération d’avant.”
Grand perdant des sollicitations incessantes : son sommeil. Le dimanche, quand certains vont se coucher au petit matin, lui enchaîne sur la traite, malgré la nuit blanche. “C’est sans doute ça le plus dur, le réveil, reconnaît-il. Les levers aux aurores tous les matins sans savoir quand sera la prochaine grasse mat’, le prochain temps mort.” Pascal ne dissimule pas la face plus sombre du métier. Pudique, il raconte à voix basse ces moments de doute, ces baisses de moral, ces journées d’hiver où la nuit n’en finit pas. La solitude amoureuse, aussi. “Avec ce métier, tu n’as pas le temps de rencontrer les gens, de leur accorder du temps. Je ne peux pas partir loin à une soirée, parce que le lendemain il faut que je sois là à 6 h 30. Et puis certains ne comprennent pas que tu puisses poser un rancard à 20 h et devoir l’annuler, à cause d’une bête malade par exemple…”
Pascal conseille d’ailleurs aux plus jeunes d’attendre d’être en couple pour s’installer. “Autrement, on ne tient pas.” Son ex était lui aussi agriculteur, mais à Toulon. “L’un de nous deux aurait dû lâcher son affaire pour rejoindre l’autre, résume-t-il, le regard lointain. Mais aucun ne s’y est résolu… C’est plus facile d’être avec quelqu’un qui connaît les contraintes du métier. D’ailleurs ce n’est pas un métier, c’est vraiment une vie. Il n’y a pas d’horaires fixes, tu fais ton travail et ta passion en même temps, et tu ne te mets pas de limite, parce que tu aimes ce que tu fais.”
Ses vaches passeront-elles toujours avant tout ? L’éleveur refuse de verser dans le cliché des paysans ermites, ces taiseux déçus des hommes qui murmurent à l’oreille des bêtes. Lui leur parle “tout le temps”, mais pas pour se livrer – “j’ai mes amis pour ça”. Sans ces derniers, impossible de mettre à distance les tracas du quotidien : complications d’une mise-bas, chute des prix, aléas de la météo. Les accidents parfois, aussi rares qu’éprouvants. Et ces moments, fréquents, où il faut se séparer d’une vache – malade, infertile, ou simplement trop vieille. “La laisser partir”, selon l’euphémisme en vigueur. Pascal l’assure : on s’y prépare, pas le choix. Sa favorite, qui a 7 ans, lui a été offerte par ses proches pour ses 30 ans. Son nom, Loar, signifie “lune”, en breton.
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