[Article à retrouver dans le dossier Humour du magazine têtu· de l'hiver] Dans la commu LGBT, on aime se taquiner, ce qui a engendré un style d'humour décapant à base de vacheries : la shade. Quand il est pratiqué sur scène, en particulier par les drag queens, le public applaudit les plus belles piques.
Attention, pour lire les lignes à suivre, il est conseillé de laisser son premier degré au placard. Les ethnologues appellent ça un "rituel d'échange d'insultes", les sociolinguistes du "talent artistique verbal", les journalistes politiques des "petites phrases"… dans la commu, c'est juste la "shade". C'est l'humour le plus venimeux de tous, celui des langues de vipère : des remarques piquantes qui visent le KO debout. C'est, par exemple, Cher disant de Madonna : "Elle est incroyablement créative parce qu'elle n'est pas incroyablement talentueuse et qu'elle n'est pas jolie." Mais au-delà des querelles d'icônes, la shade est un art ; plus que du charriage ou du chambrage, elle ne peut s'accomplir qu'avec raffinement et subtilité.
Il ne s'agit pas d'insulter, ni d'humilier l'autre. C'est de l'humour sous la forme d'une opposition scénarisée, comme dans les battles où s'affrontent rappeurs ou danseurs de hip-hop. Rien d'étonnant à ce que le terme apparaisse dans la scène ballroom des années 1970, où s'épanouit la culture queer afro et latino-américaine. L'expérience de la marginalité est fondamentale dans la naissance de cette tradition. "Alors que de nombreuses insultes dénigrent le groupe des participants, un tel jeu verbal entraîne la rapidité et la précision de la perception et de la répartie, qui peut être utile en légitime défense face à des représentants hostiles de la culture dominante. Les insultes rituelles sont donc à la fois le produit de l'oppression et des protestations créatives contre l'oppression", analysait déjà en 1979 le chercheur américain Stephen O. Murray dans un article intitulé "L'art de l'insulte gay" paru dans la publication universitaire Anthropological Linguistics.
La bienveillance de l'injure
En d'autres termes, la communauté n'est plus seulement un refuge et un endroit de célébration, elle devient un centre d'entraînement. Face à l'adversité, il faut renforcer notre forteresse, et la shade proclame : la vie est dure, rien ne sert de se voiler la face. Alors, dans un ball, tout est bon pour la vanne : le physique et la conformité de genre sont passés en revue avant élimination. La shade est un sport de combat, un type d'humour BDSM où l'on rit ensemble des attaques sur nos façons d'être queers, mais aussi des stéréotypes, etc.
La recette pour être shady à souhait sans faire un bide ? La précision ! Telle une flèche d'ironie, une bonne shade pique sa cible en plein cœur et enflamme le public de rires et d'applaudissements. La blague doit être tout de suite comprise, et donc jouer sur des référentiels communs. Le sarcasme peut viser le maquillage et même le physique, s'attardant surtout sur les angles morts de la victime. Tout n'est cependant pas permis dans les arènes de la shade : le but étant d'être drôle, et non pas méchante, il ne suffit pas de tirer sur tout ce qui bouge pour être sacrée reine de l'humour. C'est la différence principale avec le protagoniste de la pièce The Boys in The Band, écrite en 1968 par Mart Crowley et adaptée au cinéma en 1970 et 2020. Jetées au visage de son groupe d'amis gays, ses répliques pourraient passer pour shady si elles n'étaient pas si blessantes, trahissant en réalité sa toxicité.
"Mami Watta, tu as bien fait de mettre ton chapeau, chaque poubelle a son couvercle", lance Ginger Bitch dans la saison 2 de Drag Race France. Les drag queens ont popularisé l'art de la shade. Certes, les blagues sont un peu moins relevées à la télé, mais elles montrent au grand public la bienveillance et le respect qui soutiennent l'irrévérence de l'humour queer. À ce jeu-là, Le Filip est la plus forte. Ainsi, lors de l'épisode 7 de la saison 3, notre reine sort la sulfateuse et n'épargne personne, que ce soit la précédente gagnante de l'émission – "Quand je parle de cercueil, je ne parle pas de la taille des chaussures de Keiona" – ou Leona Winter – "son chant peut ramener les morts à la vie pour lui dire « ta gueule »". En drag, l'art de se moquer de l'autre est ritualisé dans des séquences de "reading" et de "roasting". La différence c'est qu'avec la shade, on travaille au pinceau, pas à la truelle. La finesse de l'attaque lui permet de traverser la défense sans être vue, à la manière d'une dague. Par exemple, quand on demande à Le Filip de nommer une chose qui dure une heure et qu'elle répond "le bonjour de Leona Winter", personne ne l'a vue venir, ça tape juste et droit au cœur : c'est shady !
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Moi je veux chambrer sur scène
C'est bien parce que la blague repose sur un contexte qui en absout l'intention et en limite l'impact qu'elle est admissible. En dehors du ring et de ses règles, la shade flirte avec la méchanceté gratuite. Ainsi les réseaux sociaux, où le second degré s'exprime mal et se comprend rarement, ne sont-ils guère le lieu de joutes shady ; d'ailleurs, on ne semble même pas y comprendre combien l'humour n'est que comédie : durant la saison 2 de Drag Race France, des béotiens n'ont rien trouvé de mieux que de harceler Cookie Cunty pour son drag trop mordant. Mais, bébé, c'est le jeu ! À la télé ou entre amis, la shade bien faite relève de la performance. On amuse la galerie pour renforcer des liens sociaux, pas pour rabaisser. Alors rangez vos larmes et laissez-vous shader fièrement !
En dehors des interactions communautaires et de l'amusement, l'autodérision et la shade sont de l'auto-défense. Sur ce terrain, l'influenceur Lucasdorable est imbattable. Toujours avec une nonchalance déconcertante et un second degré dont on ne se lasse pas, il réplique aux haineux des réseaux sociaux : "Ça va tes petites remarques désobligeantes sur mon charisme, alors que le tien on peine encore à le chercher ? T'es pas le charme incarné mais plutôt un ongle incarné, toi." Bon, à ne pas forcément tester dans la rue…
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Crédit photo : Le Filip, reine des piques, par Darius Salimi / perruque @parizhair