[Article à lire dans le dossier Humour du magazine têtu· de l'hiver] Dans l'humour queer, les lesbiennes butchs tiennent une place spéciale, profitant de leur non-conformité aux codes attendus de la féminité pour bousculer leur public.
Quand on va voir un stand-up lesbien, il ne faut pas craindre de se faire engueuler. "Aux hommes dans cette salle, les hommes blancs en particulier, surtout les hommes blancs hétéros, retroussez vos putains de manches !" tance ainsi Hannah Gadsby. Avant de calmer le jeu par une bonne vieille blague goudou : "Quelle humiliation ! Des conseils de mode d'une lesbienne…" Dans le sillage de l'humoriste d'Australie qui règne sur le stand-up queer anglo-saxon, les butchs sont devenues en quelques années les nouvelles reines de l'humour : celles qui osent, celles qui défient les normes du rire comme du genre…
"Le rire menace trois prédicats de la condition féminine : la beauté, car il distend les traits du visage ; la bienséance, car il joue irrévérencieusement avec les codes sociaux ; et enfin la bienveillance, car il est fondamentalement méchant", avance la sociologue Laure Flandrin. Aux femmes, la grâce et la volupté, aux hommes la grosse poilade et la grossièreté, donc. Puis vient la butch. Avec cette lesbienne émancipée des codes de genre, l'audace et l'esprit de transgression ne sont plus des privilèges masculins : "Les butchs sont déjà perdues pour la féminité, elles ne sont pas sur l'échelle de la désirabilité. Elles ne sont pas la cible du regard lubrique, donc elles peuvent se permettre de faire rire", analyse la philosophe Olivia Gazalé, autrice du Paradoxe du rire (éditions Seghers), un essai passionnant sur les origines et manifestations des différentes formes de comiques.
L'humour masc loin des mecs
Sur les réseaux sociaux, Caroline Estremo, humoriste toulousaine de 36 ans, joue sur le contraste entre son attitude masculine et celle de sa compagne, tout à l'opposé. Elle se moque sans vergogne de la peur des araignées de sa meuf et de la voix suraiguë qui lui vient lorsqu'elle a peur : Caroline, en bonne masc qui se respecte, terrasse sans ciller arachnides et autres intrus. "Quand ma meuf s'assoit, c'est les jambes bien croisées. Moi, je suis complètement avachie les jambes écartées, détaille-t-elle. Mais je n'aspire pas à copier les hommes. Je ne vais pas non plus me mettre la main dans le pantalon et me gratter les cacahuètes. Je n'en suis pas là !" Évidemment, l'attirail et l'attitude y sont pour beaucoup dans le succès de l'humour butch : dans une société patriarcale, la panoplie de codes masculins inspire le respect. "C'est plus valorisant pour une femme de porter le costard cravate que pour un homme de se balader en robe dans la rue", illustre Olivia Gazalé.
Caricaturée en camionneuse mal dégrossie, l'humoriste butch peut jouer à loisir sur les stéréotypes qui lui collent à la peau. Ainsi, Caroline met en scène son bagout : "Être à l'aise, extravertie, faire des sketchs, ça a toujours été dans mon caractère. Par contre, quand j'ai assumé mon côté plus masculin, que je me suis coupé les cheveux, j'ai gagné en assurance. Plus on ose, plus on assume son look, plus ça nous donne du charisme." Combien de fois Caroline a-t-elle entendu que les femmes ne doivent pas tomber dans la vulgarité… Elle, des gros mots, elle en dit beaucoup, et puis elle ne déteste pas l'humour pipi-caca. "C'est mieux vu de faire de l'humour plus grossier quand on emprunte à la masculinité", observe-t-elle. D'ailleurs, "la butch affichant un côté viril, on s'attend à ce qu'elle aborde des sujets vulgaires, comme un homme, ajoute Olivia Gazalé. Les butchs bénéficient dans une certaine mesure des connotations positives rattachées à la masculinité. Elles peuvent être grossières, salaces, etc."
"Ce n'est pas parce que tu es masculine que tu dois avoir un comportement de macho."
Shirley Souagnon, l'une des premières humoristes ouvertement lesbiennes sur la scène française, assumait ainsi de draguer "comme un beauf" dans son spectacle Monsieur Shirley, en 2016 : "La dernière fois, j'étais au restaurant et j'ai dit à la serveuse « Ben alors, y'a pas la serveuse au menu ? »" Les femmes hétéros qui ont percé dans l'humour ont d'ailleurs bien compris la liberté de ton conférée par la masculinité, jouant elles-mêmes des clichés de genre : Florence Foresti a par exemple créé le personnage de Lady Zbouba, une garçonne aux cheveux courts, bonnet et jogging qui lâche des "bâtard" à tout-va avec une démarche de caïd.
"La masculinité, c'est juste un certain nombre de codes, reprend Shirley Souagnon. L'idée, c'est de dépasser le concept, de poursuivre la déconstruction. Ce n'est pas parce que tu es masculine que tu dois avoir un comportement de macho." D'ailleurs, Hannah Gadsby délivre spectacle après spectacle des leçons magistrales de féminisme : "L'histoire de la peinture occidentale, c'est des hommes qui peignent des femmes comme si c'étaient des vases et leurs bites des fleurs." La masculinité dont elle joue n'est jamais pour collaborer avec le patriarcat, qu'iel dézingue allègrement, et ne l'empêche pas d'assumer une grande sensibilité, au contraire. On est loin du délire "boys don't cry" ("les garçons ne pleurent pas").
L'humour lesbien (se) libère
L'Américaine Tig Notaro ne pleure pas. Pince-sans-rire de haut vol, elle a même intégré dans son spectacle la double mastectomie qu'elle a subie, suspectant ses seins d'avoir volontairement développé un cancer pour se venger de ses blagues récurrentes sur leur petite taille qui accentuait son allure de garçonne. La butch ne cherche pas à imiter, à intégrer le cercle fermé des hommes, elle réinvente la masculinité. "Si tu détestes autant les hommes alors pourquoi tu veux autant leur ressembler ?" s'entend régulièrement demander Hannah Gadsby, qui rétorque : "Parce que vous avez besoin de modèles, les gars !"
Reste néanmoins une frontière dans les têtes : celle de la ceinture. "Quand un mec fait des blagues de bite, tout va bien, mais une meuf qui parle de sa chatte, mon dieu ça fait toute une histoire", balance Shirley Souagnon. Le discours féminin continue d'être scruté, critiqué au moindre écart. "Néanmoins, quand on est une personne queer qui s'en bat les ovaires des normes, par exemple une butch qui s'assume, on a plus de liberté dans le ton, dans le discours, note Tahnee, humoriste de 34 ans, dont le spectacle L'Autre est en tournée en 2025. On sort du cadre, alors autant aller au bout des choses !"
"Les butchs contribuent à rendre sympathique la figure de la lesbienne, explique l'autrice du Paradoxe du rire. C'est l'autodérision qui permet cette adhésion immédiate. Ça permet une reconfiguration des imaginaires." Pas question pour autant de jouer les clowns du patriarcat. "Quand on est dans la marge, l'autodérision ce n'est pas de l'humilité, c'est de l'humiliation", défend avec fracas Hannah à mi-temps de Nanette, le spectacle qui lui a apporté en 2018 une notoriété mondiale (visible sur Netflix, comme les deux suivants). Iel affirme alors son refus désormais de "se rabaisser pour obtenir le droit de parler". Une rupture qu'iel fait suivre durant dix minutes d'un puissant manifeste queer et féministe, avoinant sans ménagement les hommes et annonçant la fin de sa carrière d'humoriste. Deux ans plus tard, son retour sur scène pour Douglas prouve qu'il existe bel et bien une voie pour un humour queer sans compromis. Bravo les butchs !
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Crédit photo : David Urbanke