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Nos vies queersCoparentalité : le plus vieux modèle de famille homo se réinvente

Par Laure Dasinieres le 20/12/2024
Crédit photo : Blandine Vives

[Article à retrouver dans le magazine têtu· de l'hiver] L'aventure de la coparentalité est un challenge familial conscient, qui séduit à nouveau des parents désireux de faire famille hors du cadre amoureux.

Texte : Laure Dasinières & Stéphanie Gatignol
Photographie : Blandine Vives pour têtu·

Avant l'accès à l'adoption, avant l'ouverture de la PMA aux lesbiennes, avant la multiplication des GPA à l'étranger, la coparentalité fut longtemps la meilleure, voire la seule option envisageable pour les personnes LGBTQI+ voulant fonder une famille. "L'échange de gamètes entre personnes gays et lesbiennes est documenté dès les années 1970 aux États-Unis", retrace Émilie Biland-Curinier, professeure de sociologie à Sciences Po. Partage de l'éducation d'un enfant sans vie conjugale commune, la "copa" entre deux personnes, deux couples, un couple et une personne, etc., a fait naître de nombreuses familles. Avant d'être peu à peu délaissée, constatait en 2018 un article de l'Agence France-Presse (AFP) citant le porte-parole de l'Association des parents gays et lesbiens (APGL), Nicolas Faget : "Dans les années 2000, près de la moitié de nos adhérents souhaitaient une coparentalité. Aujourd'hui, ils ne sont plus que 5%." Reculant "au profit de la PMA et la GPA", le modèle pouvait aussi s'avérer un "pari familial risqué", relevait l'AFP, et générer des "conflits inextricables".

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De belles aventures et des conflits, bref : des histoires de famille(s). L'expérience aidant, la coparentalité continue néanmoins de séduire, que ce soit par défaut (une GPA à l'étranger, ça coûte cher), par attachement au modèle "un papa, une maman" (ça existe aussi dans la commu !) ou par conviction. Toujours, en tout cas, au terme d'une réflexion plutôt intense. "C'est simple de faire un bébé, moins simple de faire une famille", pose d'emblée Camille, 34 ans. Avant de décider d'avoir un enfant avec Adrien, un ami gay dont elle parle comme d'un frère de cœur, elle a passé deux ans à mûrir sa réflexion, et pris de nombreux renseignements auprès d'associations et de juristes. "Je voulais mesurer pleinement l'impact qu'aurait mon choix et trouver la solution qui me parlerait le plus, émotionnellement comme politiquement. Une solution aussi qui ne mettrait pas Vee, ma femme, dans une situation que je ne pourrais pas moi-même accepter", détaille-t-elle. Après avoir réfléchi à l'adoption, à une PMA – à partir d'un don de sperme anonyme ou bien artisanale, avec un proche qui ne s'engagerait pas dans l'éducation de l'enfant –, elle a opté en conscience pour une coparentalité avec Adrien, qui partageait son désir d'être parent.

Familles, je vous aime

La copa, c'est le choix d'un modèle parental non fondé sur la passion amoureuse. Quand Alexia, sa meilleure amie (hétéro), lui a proposé l'idée, Guillaume économisait déjà en vue d'une GPA à l'étranger. Il avait déjà pensé à la même chose, mais tenait à ce que la proposition vienne d'elle. "Je ne me voyais pas faire un enfant avec quelqu'un d'autre. Mais je n'aurais jamais osé lui suggérer car je ne voulais pas risquer de la priver d'une maternité plus conventionnelle", se souvient le trentenaire gay désormais papa d'une petite fille. Entre les deux, la même idée que le couple romantique n'est pas essentiel à leur épanouissement, et l'évidence réciproque de la force de leur lien : "Nous nous connaissions par cœur, nous avons affronté ensemble des épreuves, c'est mon âme sœur. Pour décrire notre lien, elle a coutume de parler d'« agapè » – l'amour inconditionnel."

La parentalité loin de la passion amoureuse, ça peut faire des vacances : demandez aux enfants de divorcés. Mais il n'y a pas d'amour magique, et un tel engagement sans conflit aucun reste une gageure. Il faut donc s'attendre à rencontrer quelques cailloux sur le chemin. "Une coparentalité non romantique peut parfois réveiller une forme d'insécurité", signale Kevin Hiridjee, psychologue clinicien et auteur de Qu'est-ce qu'un père ? Regards sur les paternités d'hier et d'aujourd'hui, paru en octobre chez Fayard.

"Si vous êtes plein de bonne volonté et vraiment bien dans vos baskets, la coparentalité peut marcher. Mais il faut être fort dans sa tête pour se lancer là-­dedans !" avertit Yannick. Lui partage la vie de Louis depuis une vingtaine d'années. Ils ont deux enfants, de 9 et 7 ans, conçus avec Isabelle et Catherine (les prénoms ont été changés). Pour réussir à les élever ensemble, les futurs papas pensaient s'appuyer sur le fait de très bien connaître les deux femmes. Un atout, mais qui ici n'a pas préservé l'équipe des turbulences. "Catherine, la maman biologique, nourrissait des peurs qu'elle a peu à peu transmises à Isabelle. Il nous fallait sans cesse les rassurer, développe Yannick. Au début, nous l'avons fait, mais, à force de prendre sur nous, nous sommes entrés en phase de révolte." Entre les deux couples, l'incompréhension s'installe et conduit à de fortes tensions pendant deux ans, jusqu'à ce que des séances de psy leur permettent de construire des bases plus saines. "Nous sommes passés de la méfiance à un système de lâcher-prise où chacun se force un peu à la confiance", conclut-il.

La communication !

Vovotte, elle, a eu un fils de 8 ans avec Alexa, sa compagne, et Rémy, un ami gay. Quand elle allaitait Hector, elle tirait son lait pour que les autres coparents puissent aussi lui donner le biberon. Cette volonté d'équité a vite permis une forte présence du père auprès de l'enfant. Après avoir accueilli Rémy chez elles pendant une ou deux nuits par semaine au début, les deux femmes ont laissé le bébé séjourner régulièrement chez son père dès ses 3 mois. "C'était plutôt rassurant pour Rémy parce qu'il arrive que la mère soit trop fusionnelle et ne laisse pas de place au père, analyse-t-elle. Il était important que le lien se fasse à trois, mais aussi que Rémy et Hector créent le leur."

Si Vovotte n'a pas trouvé facile d'accepter la séparation, elle a pu apprécier la possibilité de repos qu'offre une parentalité réellement partagée. "Et j'ai toujours à l'esprit l'intérêt d'Hector, ajoute-t-elle. Même s'il y a parfois un décalage ou un manque par rapport à d'autres mères que je peux croiser à l'école – par exemple, je ne fais pas tous les Noëls avec lui, et ces moments peuvent être un peu difficiles –, j'estime que son éducation doit être familiale et collective. Il faut, très tôt, réussir à se dire : je fais confiance au père de mon enfant. Et, à côté de cela, prévoir des moments tous ensemble, mais sans se forcer. Nous, on se croisait et on improvisait un apéro, un dîner…"

"Ce système ne peut pas fonctionner avec plein d'idées arrêtées."

Pour Mathieu, papa d'Antoine et Simon, 9 et 7 ans, "la coparentalité exige une flexibilité intellectuelle, émotionnelle et comportementale énorme". Outil numéro un, évidemment : la communication. "Plus encore que ce que l'on se dit, c'est la façon dont on se le dit qui est primordiale", souligne-t-il. C'est la qualité de ses échanges avec Marianne, hétéro, rencontrée via un site de rencontres pour coparents, qui l'a convaincu de leur compatibilité parentale. "Se demander si l'on parvient à s'écouter et à accepter les différences de l'autre me semble plus important que de savoir si l'on est d'accord sur l'allaitement jusqu'à 3 ans", conseille-t-il. Une bonne fluidité implique "un travail de tous les instants", et de la maturité : "Du pantalon manquant au « tu peux me les prendre lundi ? », ce système n'est fait que d'assouplissements et de concessions sur les petites choses de la vie : il ne peut pas fonctionner avec plein d'idées arrêtées."

Seize ans après la conception de sa fille, Élina, avec Aurélie, une amie lesbienne, Loïc, 38 ans, confirme que le dialogue est la clé de voûte de la coparentalité platonique et amicale : "Avant toute chose, nous avons énormément échangé, en se disant : « On se voit, on balance tout ce qui nous passe par la tête… » On s'est posé plein de questions qu'on n'est jamais amené à poser à un ami. Depuis le départ, on se dit tout." Cela n'a pas empêché quelques disputes, mais le bilan de Loïc est formel : "Tout va nickel."

Pour poser les sujets en amont de l'arrivée du nourrisson, les coparents peuvent choisir d'établir une charte. Ce document, qui ne relève d'aucune obligation légale et dont le degré de précision est soumis à l'appréciation des signataires, permet par exemple de s'accorder sur des modalités concrètes d'organisation : le planning de l'alternance de garde, l'organisation des moments de vie spéciaux, comme les fêtes de Noël, les anniversaires… D'autres sujets moins quotidiens peuvent aussi y être réfléchis, comme la mutation d'un parent, la survenue d'un handicap ou d'un décès, etc.

Galères administratives

Mathieu, lui, avait tenu à y consigner que son enfant mangerait des haricots toutes les semaines ! Il rit aujourd'hui de sa propre naïveté – "quand c'est une fois par mois, on est déjà bien contents" – mais il voit un triple intérêt à la charte : se poser des questions qu'on ne se poserait pas sans elle, être fixé sur les intentions de l'autre – s'il rechigne à la garde partagée avant les 6 ans de l'enfant, mieux vaut le savoir ! – et pouvoir, bien sûr, y revenir si survient un différend.

"Ces contrats de droit privé n'ont aucun caractère obligatoire ou contraignant, prévient toutefois l'avocate Caroline Mécary, spécialiste des questions familiales. En cas de conflit – autour de la remise en cause d'une garde partagée, par exemple –, ces documents auront auprès du juge une valeur d'indice sur la pratique qu'ont pu avoir les parents à l'égard de l'enfant. Mais vous avez beau y inscrire tout ce que vous voulez, le magistrat pourra parfaitement décider d'un changement s'il l'estime justifié par des éléments nouveaux." Côté administratif, il est par ailleurs possible de demander au juge une "délégation-partage de l'autorité parentale", afin que les mères et pères sociaux soient reconnus. "Dans tous les cas, martèle Mathieu, il faut réussir à s'entendre entre coparents. D'autant qu'avec Marianne, on ne se réconcilie pas le soir sur l'oreiller !"

Tous les parents le savent : quelle que soit la configuration, élever un gosse n'est pas un chemin pavé de roses, et c'est un engagement sur le long terme. Mathieu continue ainsi d'en apprendre tous les jours : "Étant donné que Marianne et moi passons souvent des vacances ensemble, j'observe dans son fonctionnement certaines choses qui me déplaisent, et vice-versa. Or la coparentalité implique d'accepter qu'il y ait deux maisons, avec des fonctionnements différents." Plus grosse ombre au tableau, à ses yeux, de la coparentalité entre célibataires, les "abîmes de solitude" ressentis à l'époque des nuits sans sommeil offertes par ses enfants bébés : "Même si nous sommes deux parents, nous avons tout vécu seuls, et j'ai souvent fantasmé sur le soutien que peut s'apporter un couple." Comme tant de femmes en couple hétéro…

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