Ali Feruz est journaliste pour le média d'opposition russe Novaïa Gazeta. Pendant que la Russie tente de l'expulser en Ouzbékistan, la Cour européenne des droits de l'homme essaye de gagner du temps.
Dans une salle exiguë aux néons blafards, Ali Feruz semble étrangement détendu. Derrière ses lunettes aux épaisses montures noires, le trentenaire arbore un regard malin, doucement provocateur. Pourtant, en ce mardi 8 août 2017, sa présence dans cette salle d'un tribunal moscovite n'a rien d'anodin. Il risque en effet d'être expulsé en Ouzbékistan. Un pays dans lequel il a grandi, dont il s'est enfui en 2008 et où il risquerait trois ans de prison pour homosexualité.
Khudberdi Nurmatov est journaliste, Ali Feruz est son nom de plume. Depuis plusieurs mois, il travaillait pour le journal d'opposition russe Novaïa Gazeta, le journal à l'origine des multiples révélations sur les exactions des autorités tchétchènes envers les homosexuels.
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Arrestation, centre de rétention et expulsion
En 2008, Ali Feruz a fui l'Ouzbékistan où il affirme avoir été kidnappé et torturé par les services de sécurité du pays. En 2011, il s'installe à Moscou, en Russie, le pays où il est né. Quelques mois plus tard, il se fait voler son passeport et se retrouve sans papiers. Se rendre à l'ambassade ouzbèke à Moscou, pour demander un nouveau passeport, n'est pas une option. Il est effrayé à l'idée de se faire expulser. Il se lance donc dans des démarches de demande d'asile. Ses démêles avec la justice russe commencent alors.
En mars dernier, il est arrêté une première fois. Sa demande d'asile n'a pas encore aboutie. Ses papiers ne sont pas en règle mais il est finalement relâché. Le 1er août 2017, il est arrêté une seconde fois par la police. Cette fois-ci, tout s'emballe. Il est accusé d'avoir violé les lois migratoires russes. Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, s'en mêle. Il qualifie le cas d'Ali Feruz de "très complexe" et déclare que les autorités ne peuvent "fermer les yeux sur une série de violations" des lois migratoires russes.
Quelques heures après son arrestation, le journaliste est transféré auprès d'un juge moscovite. Ce dernier ordonne son expulsion et son transfert dans un centre de rétention. Lors de l'audience, Ali Feruz tente de s'ouvrir les veines, avec un stylo, avant que des huissiers interviennent pour l'en empêcher. Selon une note administrative, publiée sur le site de Novaïa Gazeta, Ali Feruz a affirmé avoir été violenté durant son transfert au centre. Il évoque notamment des coups et des électrochocs.
"Ils vont me tuer, j'en suis certain"
Pour le journaliste, la temporalité de son arrestation n'a rien d'un hasard de calendrier. "Cela fait trois fois que je demande le statut de réfugié. Je n'avais jamais eu d'ennuis avec la police jusqu'ici. Mais quand je me suis mis à écrire sur l'Ouzbékistan, sur les élections notamment, mes ennuis ont commencé", signale-t-il à la BBC.
L'année dernière, l'ONG Amnesty International s'était intéressée à la coopération entre les autorités russes et ouzbèkes. Leur enquête concluait que les expulsions vers l'Ouzbékistan avaient entraîné des centaines de disparition.
Sur la BBC, Ali Feruz s'est alarmé de la situation :
Ils vont me tuer, j'en suis certain. Des rapports internationaux ont montré ce qu'il se passe en Ouzbékistan. Des gens sont torturés et tués. Je n'ai pas l'intention d'y retourner. Je préfère encore me suicider.
La Cour européenne des droits de l'homme monte au créneau
Au regard de l'urgence de la situation, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a émis, vendredi 4 août, une interdiction temporaire d'expulsion, le temps qu'elle examine son dossier. L'avocat du journaliste, Kirill Koroteev a salué cette décision sur Facebook en ces termes :
La Cour européenne des droits de l'homme a fait savoir au gouvernement de la Russie qu'il n'était pas possible d’expulser Feruz en Ouzbékistan tout au long de l'examen de sa demande d'asile. Gros boulot de beaucoup de gens en si peu de temps. Merci à tous.
Deux jours auparavant, le commissaire à la CEDH Nils Mviznieks écrivait sur sa page Facebook :
Les États ont le devoir d'assurer aux défenseurs des droits humains et aux journalistes un espace sûr et propice à leur travail. Ils doivent les protéger de toutes formes de représailles. Il faut rappeler que les lois internationales interdisent de renvoyer quelqu'un dans un pays où il existe des motifs sérieux qui laissent à penser que cette personne pourrait être soumise à la torture et à de mauvais traitements.
Mardi 8 août, lors de la nouvelle audience, le jury russe s'est conformé à l'interdiction de la CEDH. Cependant, il a ordonné que le journaliste soit maintenu en centre de rétention. Pour Ali Feruz, qui s'exprimait sur la BBC, "c'est déjà une sorte de victoire", même si ses avocats craignent que la CEDH mette plus d'un an à analyser son cas.
En Ouzbékistan, des exactions contre les LGBT
Si sa détention est vécu comme "une sorte de victoire" c'est que Feruz risque sa vie en cas d'expulsion. Amnesty International rappelle que le fait d’être gay et de défendre les droits humains est "une combinaison mortelle" en Ouzbékistan. "Il y a des preuves accablantes sur les risques de torture", poursuit l'ONG. 169ème sur 180 pays au classement 2017 de la liberté de la presse, réalisé par Reporters sans frontières, l'Ouzbékistan n'est pas non plus une terre bienveillante envers les journalistes.
Après le décès, en 2016, de l'autoritaire président Islam Karimov et ses 27 ans de règne, la situation des droits humains dans le pays ne s'est pas améliorée. La population ouzbèke est toujours sous le joug d'un pouvoir arbitraire. Human Rights Watch signale que la liberté d'association et d'expression est "sévèrement entravée"; que des milliers d'individus sont emprisonnés pour "motifs politiques"; que la torture est utilisée; que les autorités "harcèlent régulièrement" les militants des droits humains, les membres de l'opposition, les journalistes...
Les relations homosexuelles sont par ailleurs sanctionnées d'un maximum de trois ans d'emprisonnement. Des activistes ont aussi témoigné de "chantages, de menaces et d'exactions" à l'égard des LGBT.
"Un reporter extrêmement talentueux"
Chez Novaïa Gazeta, la situation d'Ali Feruz a ému toute la rédaction. L'un de ses confrères s'est entretenu à son sujet auprès de Buzzfeed US avec des termes particulièrement élogieux :
C'est un reporter extrêmement talentueux, il parle 8 ou 9 langues, il a une empathie envers les gens, il essaye toujours de comprendre tout le monde et de défendre ceux qui sont dans des positions de faiblesse. (...) Nous sommes tous choqués et en colère. Nous sommes prêts à nous battre jusqu'à la fin. Tout le monde l'aime. [À Novaïa Gazeta] tout le monde a signé la pétition, du rédacteur en chef aux gens qui travaillent à la cafétéria. Tout le monde.
Dans une vidéo, publiée sur le site du journal, le rédacteur en chef, Dmitry Muratov, salue lui aussi le travail précieux d'Ali Feruz. Il se souvient particulièrement d'une journée où ses qualités avaient été mises à contribution : en sortant des bureaux, les journalistes découvrent que des travaux sont en cours dans plusieurs bâtiments alentours. Dmitry Muratov explique que personne, en Russie, "ne sait quoi que ce soit des travailleurs immigrés qui travaillent pour Moscou et les Moscovites." Or, Ali Feruz "peut entrer en contact avec eux. Il parle leur langue". "Qui peut donc refuser l'aide d'un tel spécialiste ?" conclut-il.
Sur Twitter, un hashtag a été créé pour soutenir le journaliste. Il est principalement utilisé par plusieurs reporters russes qui dénoncent le traitement réservé à leur confrère. Une pétition a également été mise en ligne sur Change.org. Elle a déjà recueilli plus de 60.000 signatures.
Couverture : Ali Feruz/Facebook