[Chronique du sexe confiné 1/5] Alors que l'épidémie de coronavirus contraint les Français à rester chez eux, l'écrivain gay Julien Dufresne-Lamy s'est reconnecté sur le site de tchat par webcam de sa jeunesse. Vous vous souvenez, le fameux "plan cam" ?
A 21 heures tapantes, débutent les applaudissements. Barricadés à leurs fenêtres, les gens saluent ensemble le travail du personnel soignant. Alors que mes mains reconnaissantes en font de même, j’aperçois un homme derrière un rideau transparent. Mon voisin d’en face ou presque. Situé deux étages plus bas. En pleine activité de repassage. Un voisin dont je ne sais strictement rien si ce n’est que l’on partage cette grande cour herbeuse minée de merdes de chien.
Tous les soirs, tandis qu’on ovationne depuis nos clapiers éclairés par Netflix, j’entrevois désormais ce type, c’est mon rendez-vous et lentement et sans griserie, je scrute son caleçon en jersey, ses jambes fantomatiques, viriles, solides du reste devant sa table à repasser et je me demande combien de chemises blanches il s’oblige à défroisser pour bosser claquemuré. Dans ma tête, j’imagine la vie du gaillard que je baptise Buffalo Bill. Rien d’anodin à ça. BuffaloBill89, c’est moi, quinze ans en arrière. Je suis le chasseur de bisons qui me dompte parmi les hommes.
Apprentissage de la sexualité
A l’époque si jeune, je sors avec des filles, le clairon hétéro en toutes circonstances et pourtant dès qu’il le peut, le BuffaloBill89 que je suis s’en va errer sournois parmi les tumbleweeds et les attaques de diligence sur les sites de plan cam gay. J’apprends ma sexualité comme ça. Sur ces sites exhibitionnistes qu’on affrète comme un vaisseau spatial. J’y découvre les visages de ces hommes qui ne s’aiment pas, non, mais qui se branlent ensemble dans la rancœur ou bien la joie, et quoiqu’il se passe, ces mecs se bouffent des yeux et se matent avec rage. Mais là-bas, je découvre plus que des mi-molles et des troncs coupés en deux. Je découvre la virtualité comme un long si long tunnel peuplé de petits yeux. Un domaine codifié de « mâles chauds bouillants ». Comme si le désir n’était que ça, et peut-être qu’il l’est, une bonne gamelle sur le feu.
Avec une pensée émue, je veux me souvenir de ces années-là. Ces festivals de queues qui jouissent et se mollissent. Ces pseudos imbéciles et ces flatteries grotesques de toutes ces tronches de fouine prêtes à vendre père et mère pour me dévêtir. Moi, BuffaloBill89, je me rappelle de tout. Les mises en page tape-à-l’œil, les ambiances sonores et les rituels administratifs, ceux qui nous obligeaient à choisir un pseudo en un symbole et huit caractères ou à exécuter une capture d’écran sexy avant de nous engluer dans la ruche.
Foutre à poil l'univers
J’ai quinze piges quand sur ma selle imaginaire, je prends part à la colonie. Tout commence le jour où mon père m’achète enfin une webcam au grand Carrefour derrière la ville et dans les rayons, mon précieux pactole en main, je gigote et je frétille, sans montrer au paternel venu acheter ses écrous et ses vis mon envie irrésistible de foutre à poil l’univers et ses ténèbres.
Avec la webcam, je fais des tests solo sur MSN et l’image est âpre un peu grossière, je cadre tant bien que mal une clavicule, un poster des Distillers, la moitié d’un mollet, et je comprends que ceux que j’observe depuis longtemps sur ces sites sont des experts. Alors minutieusement, j’apprends. J’étudie la composition du cadre, les axes caméra, les valeurs de cadrage. Sur le portail du site, ma photo de profil s’immortalise enfin et ticket d’entrée en main, l’autre prête à l’emploi, je reconnais « avoir + 18 ans » et sur entrer, je clique.
Couloirs sans fin
Dans mes venelles impatientes, je me souviens de tout et je ne me souviens de rien. J’y ai vécu des matinées entières et des jours ouvrés, des vacances d’hiver et d’été, des réveils et des dîners, au point qu’un jour, des années plus tard, en pleine période de partiels de droit, alors que ma fiancée est rentrée chez ses parents, mon corps électrocuté à mille volts y passe sa semaine. Je me revois les yeux éclatés et le cul endolori sur ma chaise étudiante, la queue raide, tranquille mais à jamais inaccomplie, errant dans ces couloirs sans fin jusqu’à dimanche minuit, sans avoir lu une seule ligne de mon cours de criminologie.
D’une main experte, je longe à l’envi la liste des connectés. Je reconnais les habitués qu’on salue d’une main comme notre vieux boulanger, Alph8, Briiiiice, ChoNow69, Bitenfeu//, MaleDominant, PeterPierrePedro, Beardu44200 et parmi ces rombières, Arthur75, un nouvel utilisateur. Sa photo de profil me fait un tel effet que je décline l’invitation de JustFun1, un de mes voyeurs réguliers et invite le novice « à démarrer sa cam ».
Nuits blanches
Dans mon Eldorado de pacotille, j’y fais mes armes, mes cours d’éducation sexuelle, mes 35h et mes nuits blanches. Elles sont si blanches mes nuits que le moindre type avec lequel j’interagis devient dans une forme étonnante de proximité l’un de mes amants que je ne voudrais jamais oublier. Mille fois là-bas, j’ai joui rigolé, clashé, échangé, écouté, consolé en y faisant la connaissance intime du monde entier. Un participant de Pékin Express, un ébeniste, un médecin, un australien barbu, trois cents parisiens. Un chauffeur de taxi, un russe philatéliste, un pianiste célèbre, un coiffeur vivant à la Baule, mon prof de physique-chimie. Un animateur télé, deux animateurs télé, trois animateurs télé, mon meilleur ami d’école primaire et un candidat de Secret Story. Un jeune auteur, aujourd’hui camarade de salons littéraires. Des hommes sans histoire aussi bien dentiste qu’architecte. Des hommes anonymes dont je n’ai jamais su l’âge, le métier et l’identité mais que j’ai vu tant de fois gicler sur un coin de table, au fond d’une main, sur une feuille d’essuie-tout ou même dans le tuyau d’un Rowenta.
Et dans ce lot, un joli professeur de philosophie pour lequel après notre séance de cyber-onanisme, je tombe transi d’amour. Sur le forum, il se surnomme Pretextat Tach et alors qu’il me mentira des mois sur sa vie, je me sens si investi par ce héros nothombien que j’en oublie de me déconnecter du site et lorsqu’elles l’aperçoivent, clignotant de torses sur l’écran de mon ordinateur Dell 20 pouces, ma mère et ma sœur se mettent à douter de mon hétérosexualité. J’ai dix sept ans. Ma sœur m’en parle distraitement entre deux cuillères de céréales alors que ma petite-copine m’attend à l’abri de bus. Je suis saisi d’une honte accablante. Je refuse de finir comme ces hommes mariés qui s’en vont tête basse niquer et pleurer dans les bois.
Le retour de la roulette
Mon voisin confiné en tête, je veux retourner sur mes glorieux sites du passé. Je tiens à retrouver ce goût-là précieux du mystère qu’on ne résoudra pas, loin de la vie de couple hétéronormée qui m’en a éloigné, loin des applis et des rencontres faciles qui, dénuées de grâce et de candeur, vont finir par tous nous aliéner. En tapant plan cam, Google me propose des chats vidéos aléatoires comme Chatroulette et des sites où camgirls et camboys se font payer en tokens pour exhiber dans une pièce beige et carrée, meublée de fournitures IKEA premier prix, un petit morceau de cul fatigué. A défaut de thunes à claquer, je tente la roulette.
Le jour où Chatroulette est arrivé, j’ai su que tout allait changer. Quelque chose de plus volatile comme un immense canular, a pris place dans le jeu glissant des hommes. Peu importe, je viens de cliquer sur entrer. Aussitôt les mêmes images brouillées, les musiques à fond, les mecs chelous d’Azerbaïdjan ou du Nicaragua, les silhouettes planquées sous des couettes et les paires de couilles échouées sur un entrecuisse découragé. Les gros plans de bouche aussi et de yeux et de queues triturées, quand ce ne sont pas ces mecs hétéros soi-disant ici pour faire marrer leur bande de copains émoustillés.
Tendresse
A vingt piges, parce que je tiens encore à mon double Buffabill89, je ne m’aventure dans les dédales de Chatroulette que très rarement, parfois en fin de nuit, démuni, comme lorsqu’on se rend dans ce dernier bar qui ne baisse jamais sa moustiquaire. Et tout revoir aujourd’hui, enfermé chez moi, je réalise que ce que je trouvais navrant est devenu drôle. Avec Chatroulette, j’aimais bêtement toucher du doigt cet espoir insensé de tomber sur un mec tendre et massivement sexy quand je ne scrutais finalement que des mecs se rongeant les ongles, dormant raide mort sur leur canapé fleuri ou se bouffant des omelettes au-dessus d’un évier.
Mais à présent, je prends le temps de mater, de regarder, d’observer. J’appuie sur NEXT. Je suis patient mais. Mais plus aucun picotement dans ma chair confinée. Au contraire, la moindre queue zieutée à la sueur de mon front me fait l’effet d’une ampoule qui claque. Je veux autre chose pour me titiller. Je veux des forums mal construits et des pseudos imbéciles, je veux des quéquettes fiables et jamais triturées, des quéquettes qui m’envisagent et me parlent en français et en arrière-plan, je veux ces numéros de téléphone rose mal incrustés que j’appelais jeune et excité en feuilletant les slips des catalogues de prêt à porter.
Qu’on ne me parle plus de virus s’il vous plaît, je suis en pleine conversation avec mon passé. Je continue de faire défiler les petits écrans de Chatroulette. Les drapeaux, les pixels et les corps se suivent, avec ce même air déballonné et tout à coup, je sais enfin pourquoi je m’évertue ici. J’ai recouvré un souvenir. Cet américain originaire de San Francisco.
Une histoire d'amour
Sur Chatroulette, l’américain et moi avons fait un plan cam dans les règles de l’art et sans se départir du désir, nous avons discuté des heures en mettant Robyn, Tarantino et Arendt dans la bouche de l’autre et quelle bouche idéale, et quels yeux tristes, et ce sourire à commettre un braquage et ces épaules comme des blocs et je crois bien que ce fut une histoire d’amour comme un autre. Toutefois, pas un seul microsouvenir ne me revient sur sa queue. Pas un seul sur ses pecs, son orgasme ou sa nudité folle furieuse. Comme si tout ça finissait toujours par passer au troisième plan parce que cette nuit nous étions comme deux garçons heureux. Nous avions baisé virtuellement et bâti un endroit ensemble et rien qu’à nous.
Il n’y avait pas de Snap, d’Insta, de Twitter ou de Whatsapp pour garder contact. Seulement parfois un pseudo MSN ou Skype qu’on s’échangeait sous le manteau entre branleurs invétérés. Mais vide de cette précaution, nous avons conversé aveuglés et mon écran s’est figé. L’américain tout-sourire est devenu une image morte. En vain, j’ai relancé la roulette jusqu’au lever du jour pour le retrouver, on aurait dit une mamie addict aux machines à sous. Je suis même parti m’inscrire sur un site qui permettait de retrouver des anonymes du net. Cela s’appelait Missed Connection et j’ignore si j’ai davantage honte de m’en souvenir ou d’y avoir déposé cette nuit-là ma petite annonce éplorée. J’y ai décrit chaque détail. J’y ai parlé de son goût pour la pizza hawaïenne, d’Hannah Arendt et de son labrador Koala. Pendant des jours, j’ai regardé ma boîte mail, désespérément vide.
Seul connecté
Je n’ai jamais revu l’américain. Je n’ai pas non plus rencontré l’ébeniste et le médecin. Le candidat de Secret Story ou le coiffeur mélancolique. Sur ces sites de rencontres qui n’en étaient jamais, parce que là résidait toute leur beauté, j’ai arrêté de fricoter avec JustFun1, Arthur75 et mon prof de physique-chimie pourtant diablement monté. J’ai fait comme les autres. J’ai assumé mon homosexualité puis j’ai daté, swipé sur Tinder, envoyé des nudes sur Grindr en demandant lourdement : now ?
Mon voisin fume une cigarette à la fenêtre. Il ne repasse plus et je voudrais savoir s’il est pris du même vague à l’âme que moi. Il est probable que non. Il est probable aussi que sur Chatroulette, lui et moi, nous nous zappions sans l’aumône d’un regard.
Ce matin, j’ai voulu retourner sur mes sites d’avant-guerre. Mais la plupart était fermé, comme des clubs has-been qui mettent la clé sous la porte après le scellé de l’inspection sanitaire. J’ai tout de même retrouvé mes codes d’accès pour revisiter Livemec et BuffaloBill89 s’est ressuscité. Là-bas, rien n’a changé. Les quatre écrans sur la droite, l’image de la webcam en bannière, le coin soft et le coin hard, à une exception près. J’étais le seul connecté.
Nostalgie
Par texto, je demande à un bon copain s’il connaît les nouveaux sites de plan cam. Les trucs tendance qui font bander. Les coins virtuels de branlette révolutionnaire parce qu’au fond, j’aimerais retomber sur un américain doux comme un agneau capable de me parler de Pulp Fiction et de la banalité du mal. Mon pote rit grassement parce que confiné face à son mec hyperactif et violoniste, lui aussi y ferait bien un tour. Mais il n’en sait traître rien. D’ailleurs qui le sait ? On ne se branle plus qu’en réel.
On ne fantasme plus qu’en vrai, avec un voisin, un patron, un coloc, un touriste auprès de qui au débotté on partage le moindre penchant dépravé. Mon pote ne désespère pas, il veut mettre la main sur ces endroits. Il faut réhabiliter le mirage du virtuel dit-il et je suis d’accord avec lui. Il me dit qu’il va demander autour de lui. Il y tient, il va lancer des pistes. Il me répète d’une voix assoiffée, attends bouge pas, on va trouver un truc chanmé comme à l’époque 2010 et je lui réponds de mes doigts virtuels résignés, pas grave t’inquiète, pour me branler, il me reste ma toute petite nostalgie.
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Julien Dufresne-Lamy est écrivain et vit à Paris. Il a publié huit romans dont Les Indifférents ou Jolis Jolis monstres, son dernier en date, qui recouvre les trois dernières décennies du mouvement drag et voguing des années sida à nos jours. Il est également l'auteur de romans pour adolescents et jeunes adultes.
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