C’est l’histoire d’un bar gay pas tout à fait comme les autres. Quarante ans après son ouverture, plus de vingt ans après sa fermeture, celles et ceux qui fréquentaient le Piano Zinc, établissement emblématique du Marais dans les années 80 et 90, en parlent encore avec émotion.
Les plus jeunes d'entre vous ne connaissent probablement le Piano Zinc. Même de nom. Mais ceux et celles qui étaient à Paris dans les années 80 ont probablement franchi ses portes rouges au moins une fois. Et croisé le chemin de son fondateur et dirigeant, Jürgen Pletsch. Après s’être installé à Paris dans les années 70 grâce au Bureau pour la jeunesse franco-allemande, cet allemand, architecte de formation part découvrir l’Amérique. A Atlanta il fréquente régulièrement un piano-bar. Et lorsqu’il pousse la chansonnette pour la première fois en public, c’est la révélation. Dès lors, il n’a qu’une envie: ouvrir un établissement similaire à Paris.
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A son retour en France, il trouve un local au 49, rue des blancs manteaux, dans le Marais, à Paris. A l’époque, le quartier n’est pas encore le centre de la vie LGBT qu’il deviendra plus tard. Les établissements gays sont plutôt du côté des Halles et de la rue Saint-Anne, près d’Opéra. Jürgen connaît Joël Leroux qui a ouvert les bars Le Village, rue du Plâtre, Le Duplex, rue Michel Le Comte et Maurice McGrath, qui a créé l’Hôtel Central rue Vieille du Temple. “Le marais, c’était un quartier avec des petits restos et des petits troquets, mais hétéros. Nous sommes devenus sans le vouloir pionniers de l’homosexualisation du Marais.”, se souvient Jürgen.
Le premier bar gay du Marais
Au 49 rue des Blancs Manteaux, il y avait auparavant un "couscous un peu négligé”. Il faut donc tout rénover. Pas de quoi impressionner un architecte. Une fois les travaux terminés, le Piano Zinc accueille ses premiers clients le 25 juin 1981. L’établissement court sur trois niveaux, qui font chacun 30 mètres carrés, en étant généreux. C’est au premier sous-sol que se trouve la spécificité du lieu: un piano. Les clients sont invités à chanter ce qu’ils désirent, accompagnés par un pianiste rémunéré par l’établissement.
Chaque jour, le même rituel : “on ouvrait le rez-de-chaussée vers 17h. Vers 21h, les barmen du 1er et 2ème sous-sol arrivaient et mettaient en place leur bar”, raconte Jürgen, avant de poursuivre: “Vers 22h, le pianiste arrivait au premier sous-sol. Les clients qui voulaient chanter pouvaient voir les partitions avec le pianiste pendant une vingtaine de minutes, puis la personne qui était derrière le bar disait “Bonsoir, bienvenue au Piano Zinc, etc.” Les pianistes étaient des passionnés, d’autant qu’ils n’avaient pas forcément Pavarrotti pour les accompagner. Mais, c’était bien. J’encourageais les gens à se faire plaisir.”
"Le pire et le meilleur"
Frédéric Edelmann, journaliste et futur co-fondateur de Aides, en est un client assidu. Il décrit cet étage dans un article du Monde en 1983 “Ici, qui veut chanter chante, soutenu par un accompagnateur à la patience sans limite, par un micro qui amplifie sans faire de tri, et par un public d'excellente composition et de franche sérénité. Le pire et le meilleur, selon les jours et les humeurs. Ce sont des amateurs, comme on dit, sortis du public, ou de derrière le zinc, c'est-à-dire un peu plus professionnalisés que ne le laisse croire le jeu de l'établissement. C'est quelquefois très beau et très simple et quelquefois très drôle.“
Jean-Philippe Maran, qui s’est fait connaître par la suite avec son personnage de Charlène Duval, y débarque en 1987. Il reste client cinq ans avant de devenir barman à temps plein. Il décrit le public du lieu: “Les gens n’étant pas là pour baiser, c’était très large. De 18 à 80 ans. Des garçons en majorité mais pas que. C’était l’endroit où on pouvait amener ses amies féminines, sa mère, sa grand-mère, qui trouvaient ça très sympathique avec ces gens si bien élevés.”, dit-il avec ce ton pince sans-rire qui le caractérise.
"Un endroit magique"
Michel Ohayon, aujourd’hui directeur du Centre de santé sexuelle Le 190 se souvient encore de ses années Piano Zinc: “J'étais encore provincial quand je l'ai fréquenté, au début des années 90. J'ai même réussi à y faire chanter des amis débutants qui ont fait leur chemin depuis. Cet endroit était magique et incarnait à la fois la follitude, l'idée de communauté et c'était un lieu qui a accompagné les années noires du sida en offrant un espace festif sans déni, qui offrait de la joie pure quand tout était teinté de tragédie. “
On y croise des gens célèbres et de futures figures de la communauté. Marie-Paule Belle, Sylvie Joly, Patrice Chéreau, Virginie Lemoine, Christine Bravo, Yves Navarre, Vartoch, Denis d’Arcangelo, qui créera ensuite le personnage de Madame Raymonde. Une clientèle étrangère s’y presse aussi régulièrement. “Comme j’étais un fou de comédies musicales américaines, chaque fois qu’une troupe américaine venait faire un spectacle à Paris, ils venaient nous voir. Le Piano Zinc est devenu très connu à New York. Un jour on m’a présenté Patti Lupone, qui a créé le rôle d’Evita, et c’est devenu une amie. Un soir, elle était là, et Jean-Philippe lui a dit “Madame LuPon!” (au lieu de dire "LuPone", ndlr). Est-ce vous pourriez nous chanter cet air d’Evita [Don’t cry for me Argentina]. Méga-diva comme elle est, elle ne s’est pas faite prier et tout le monde était en pleurs.”
Un "safe space" pour les malades du sida
Peut-être plus qu’un autre, le Piano Zinc aura été ancré dans son époque. Lorsqu’il ouvre ses portes, François Mitterrand vient à peine d’être élu à la présidence de la République Française. L’arrivée de la gauche au pouvoir porte en elle l’espoir de nouveaux droits et d’une vie meilleure pour les gays et les lesbiennes. Hélas, au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, le Center for Disease Control (CDC) alerte sur une recrudescence de pneumonies particulières et d’un cancer peu fréquent, le Sarcôme de Kaposi à San Francisco, Los Angeles et New York. Le 3 juillet, le New York Times titre sur “un cancer rare vu chez 41 homosexuels”. Ce sont les débuts du sida, qui va bientôt décimer toute une génération de gays et ramener la lutte pour l’égalité au second plan.
Nombre de clients sont touchés. Jürgen et son équipe — qui n’est pas épargnée non plus — veillent à ce que le lieu soit ce qu’on appelle aujourd’hui un “safe space” pour les malades. “Il n’y a jamais eu de rejet de la part de la clientèle vis à vis des gens qui venaient et dont on voyait qu’ils étaient très très atteints, des gens très amaigris, changés par les traitements à l’AZT, indique Jean-Philippe Maran. Au contraire, les gens s’aidaient et cédaient spontanément leur tabouret, car il n’y en avait pas beaucoup de disponibles.”
Un QG militant
L’établissement accueille les premières réunions de Aides en 1984 et 1985. “Frédéric Edelmann [co-fondateur de l’association avec Daniel Defert et Jean-Florian Mettetal] m’a dit que nous étions le seul bar avec le Duplex à avoir accepté d'accueillir Aides.”, se souvient Jürgen.
Plus tard, le propriétaire du Piano Zinc s’engage à Act Up-Paris, fondée en 1989. Nicolas Roland, secrétaire général de l'association entre 1992 et 1996 se rappelle que le lieu était “une sorte de QG d’Act Up, même si évidemment tous les militants d’Act Up ne venaient pas au Piano.” “Venir au Piano nous permettait de décompresser, de relâcher des tensions liées au militantisme. Nous pouvions avoir des discussions informelles sur des actions à faire, sur des stratégies qui pouvaient déboucher ensuite sur des débats lors des réunions d’Act Up”, ajoute le militant aujourd’hui installé au Canada.
“Nous pouvions aussi et surtout être là comme « simples » clients pour boire, chanter, s’amuser, draguer. Il y avait quand même une force de vie chez les actupien-nes, malgré l’urgence face à la maladie et la mort. Le Piano Zinc était un lieu chaleureux et différent des autres bars. (...) On était comme en famille. On discutait ensemble. C’était le seul bar où nous nous sentions accueillis comme militants. Rares en effet étaient les bars gays qui soutenaient Act Up. “, poursuit-il.
Désamour
Mais, toutes les bonnes choses ont une fin, et l’aventure du Piano Zinc s’arrête en 1998, après dix-sept ans ans de bons et loyaux service. C’est forcément un souvenir triste pour Jürgen Pletsch: “Après un amour infini pour ce petit lieu, un jour on est devenu démodés, le désamour s’est installé. C’est très humain, mais cela a été très pénible. J’ai fini par admettre qu’il fallait arrêter. Le dernier jour, il y a eu un monde fou. C’était l’enterrement du Piano Zinc.“
Jean-Philippe Maran voit un lien avec la mise sur le marché des trithérapies deux ans auparavant et l’arrivée de nouveaux établissements dans le Marais: “Quand les gens ont commencé à ressortir, ils se sont installés dans le Marais des endroits très ouverts, comme l’Open, comme le Cox, avec des terrasses où on se montrait, alors que le Piano Zinc était underground. On n’a pas pu lutter contre ça. Il y avait aussi sans doute le fait qu’au bout de 17 ans, le système devait s’essouffler”
A l’ancienne adresse du Piano Zinc, on trouve désormais un sex-club, le Secteur X. Après quelques chroniques à la télévision, à la radio, quelques articles (notamment dans Têtu), Jürgen Pletsch est parti travailler en Ukraine pour la Croix Rouge. Retraité, il vit aujourd’hui avec son mari en Normandie et met la dernière main à un livre... Dans lequel il raconte, évidemment, l’histoire fabuleuse de son Piano Zinc.