Abo

interview"Environ la moitié des femmes trans renoncent provisoirement à la transition"

Par Pauline Thurier le 14/05/2021
femmes trans

Le sociologue Emmanuel Beaubatie publie Transfuge de sexe, une étude des parcours des personnes trans sous l'aspect de la mobilité sociale. Nous en avons discuté avec lui.

Les personnes trans intéressent bien plus les études médicales que sociologiques. Pourtant, pour le sociologue Emmanuel Beaubatie, docteur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), il semblait nécessaire de se poser des questions sur la transition et ses conditions d’accès. Les personnes trans ne sont en effet pas toutes égales devant un parcours de transition : les femmes trans sont plus précaires, les hommes trans ont plus de mal à intégrer le groupe des hommes… Toutes ces observations sont le fruit d’une thèse intitulée Transfuge de sexe (Editions La Découverte), récompensée en 2018 pour le Défenseur des droits et désormais publiée aux éditions La Découverte.

Pourquoi vous êtes-vous intéressé aux personnes trans d’un point de vue sociologique ?

Emmanuel Beaubatie : Je suis parti d'un constat : il existait déjà pas mal de littérature sur les trans, mais elle était souvent cantonnée au champ psy. Je voulais poser la question du comment. Comment vit-on un parcours de transition d'un point de vue social, matériel ? Il y a très peu de travaux qui étudient les parcours trans au prisme du genre, ce que le genre fait au parcours trans. C'est en comparant les expériences des hommes et des femmes qu'on peut le montrer.

Dans votre livre, vous ne dites jamais où vous vous situez dans le genre. Pensez-vous que cela n’a pas d’importance, de dire au lecteur comment on s’identifie pour parler de ce sujet ?

J'observe que ce sont toujours les mêmes qui se situent et qu'on encourage à se situer. Ce sont le plus souvent les minorités sexuelles et de genre qui font ce travail de se situer pour essayer de comprendre comment leur appartenance de genre ou de sexualité a pu orienter leur façon de penser. Ce que je regrette, c'est que beaucoup de personnes qui appartiennent aux groupes dominants ne font pas ce travail alors que leur point de vue est tout aussi situé que celui d'une personne qui appartient à une minorité.

"Le genre est aussi un rapport social, au même titre que la classe."

Qu’est-ce qu’un “transfuge de sexe”, le titre de votre livre ? Quel rapport y a-t-il avec les transfuges de classe ? 

Le terme de transfuge de classe désigne les personnes qui ont changé de classe sociale au cours de leur vie. Elles ont vécu soit une ascension sociale, soit un déclassement. J’ai  transposé ce terme dans le champ des mobilités sociales de sexe : les personnes qui changent de catégorie sociale de sexe au cours de leur vie. Je me suis rendu compte que le changement de sexe n'était jamais considéré comme une forme de mobilité sociale. Pourtant, le genre est aussi un rapport social, au même titre que la classe, c'est quelque chose de très structurant dans la société, qui hiérarchise et différencie les individus. Donc il n'y a pas de raison de ne pas le considérer comme une expérience de mobilité sociale. 

Vous dites que les hommes trans sont très étudiés dans les études queer mais délaissés par la science médicale, notamment pour leur transition. Pourquoi ? Quelle place avez-vous voulu donner aux hommes trans dans votre livre ?

Beaucoup de gens pensent que si les hommes trans sont peu présents dans les travaux et les représentations, c'est parce qu'il y en a moins. J'ai essayé de réfuter cette hypothèse et de plutôt analyser ce que j'ai appelé l'androcentrisme social et scientifique qui a conduit à leur invisibilité. 

Cela s'inscrit dans l'histoire de la médicalisation des corps des femmes. La médecine tend à considérer le corps de la femme comme un corps incomplet, imparfait, qu'elle viendrait en quelque sorte parachever, alors que les corps des hommes sont conçus comme naturellement fonctionnels et puissants. Ainsi, la médecine s’intéresse davantage aux femmes trans et cette invisibilisation scientifique amène une invisibilisation sociale.

Les transitions des personnes trans tournent finalement toutes autour du sexe masculin, "le quitter ou l’acquérir", écrivez-vous. D’où vient cette conception ? 

Les hommes cisgenres se sentent menacés par les trans. Les auteurs de violence envers les trans sont quasiment toujours des hommes. L'origine des violences envers les trans, l'origine de la marginalisation, de la stigmatisation, de la précarisation de certain·es, vient toujours d'une question de masculinité.

C'est quelque chose qu'on voyait déjà avec l'homosexualité. Le stigmate suprême pour un homme hétéro c'est d'être traité de "pédé". On retrouve cela chez les trans. Au début de leur transition, les femmes trans sont souvent stigmatisées en tant qu'hommes homosexuels et donc se font souvent insulter de "pédé". La menace de la masculinité réside dans le soupçon d'homosexualité. 

Il se retrouve aussi chez les hommes trans. Quand ils deviennent des hommes, ils peuvent garder certains comportements qui peuvent évoquer aux yeux des hommes une forme de féminité. La sanction sociale subie par les personnes trans vient du fait qu'ils et elles amènent dans la maison des hommes une forme de féminité, soit parce qu'ils ont été des femmes, soit parce qu'elles le sont devenues.

"Il y a toujours des hiérarchies très fortes qui sanctionnent les transgressions de genre."

Est-ce qu’il y a un moyen d'espérer que les violences transphobes cessent parce que les personnes trans sont de plus en plus représentées dans les médias et la culture ? 

Les choses changent parce que la visibilité des trans s'accroît énormément depuis quelques années et en même temps, la vie matérielle et concrète des personnes trans n'évolue pas vraiment. Il y a des personnes qui parlent de nos jours d'une révolution du genre, dont les trans et les non-binaires seraient à l'avant-garde, mais moi je ne crois pas que le genre soit derrière nous, qu'on se soit affranchis du genre avec tout ce qu'il recouvre de violences, de contraintes et de contrôles. 

Je pense que l'ordre du genre se transforme, que les frontières du genre sont moins hermétiques qu'autrefois. Les personnes disposent de nouvelles ressources auxquelles elles n'avaient pas accès auparavant. Pour autant, je pense qu’il y a toujours des hiérarchies très fortes qui sanctionnent les transgressions de genre.

Est-ce que les processus actuels pour la transition (administratifs ou médicaux) participent à la précarisation des personnes trans ? 

Aujourd'hui en France, les parcours trans sont toujours psychiatrisés et judiciarisés. Ces procédures sont contraignantes. Il faut fournir des preuves de longue date que l'on vit déjà dans son sexe de destination. Ce n'est pas possible pour tout le monde. Ça dépend de la situation sociale de la personne au moment où elle entame sa transition. Si elle a déjà un emploi stable, ou du soutien familial, elle peut fournir des attestations de ses proches, du milieu professionnel. Mais tout le monde n'a pas la chance d'avoir un emploi stable ou du soutien familial. Donc c'est quelque chose qui agit comme un amplificateur des inégalités sociales déjà présentes avant la transition.

Quand on n'a pas d'emploi en début de transition, on n'en obtient pas pendant le processus. Parce que quand on a des papiers d'identité qui ne correspondent pas à la catégorie de sexe que l’on vit, on ne peut pas trouver d'emploi. Beaucoup de personnes se trouvent donc de plus en plus précarisées et marginalisées au fil de la transition. Les protocoles médicaux et juridiques contribuent à produire cette précarité et ils en sont aussi à l'origine.

"Il y a une forme de tolérance asymétrique de la transgression de genre."

Pourquoi les femmes trans entament-elles leur transition plus tard que les hommes trans ?

C'est lié à une forme de tolérance asymétrique de la transgression de genre. Pendant la jeunesse, lorsque les futures femmes trans commencent à se féminiser, il y a une sanction sociale immédiate. Toute forme de féminité chez une personne assignée homme est perçue comme quelque chose de dégradant. 

Il y a donc des épisodes de violence de la part d'autres hommes et de parents, en particulier les pères. Cela amène beaucoup de femmes trans à renoncer provisoirement à la transition et à se dire "je vais trop y perdre, je vais me retrouver à la rue, me faire agresser constamment". Environ la moitié des femmes trans renoncent provisoirement à la transition et essayent de rentrer dans le rang : devenir des hommes comme les autres, se marier, avoir une femme et des enfants. Elles se résignent pour se protéger. Puis plus tard dans la vie, quand elles ont un emploi stable, un entourage, elles s'autorisent à transitionner. L'autre moitié des femmes trans, qui transitionnent plus jeunes, est le groupe le plus précarisé et isolé.

Les hommes trans transitionnent presque tous dans la jeunesse, autour de 25 ans, sans avoir connu de première vie au féminin. C'est lié au fait que lorsqu'ils commencent à se masculiniser, leur entourage ne s'inquiète pas trop parce que le fait d'être "garçon manqué" est acceptable. Aucune injonction, aucune violence n'est assez forte pour amener les hommes trans à se résigner à rester des femmes.

"Cela a l'air plus compliqué, d'un point de vue subjectif et émotionnel, de gagner des privilèges."

Est-ce que les hommes trans et les femmes trans vivent la transition de la même manière ?

Pas du tout. On pourrait se dire que les hommes trans ont plus à y gagner, puisqu'ils rejoignent le groupe dominant. Effectivement, ils bénéficient d'un certain dividende patriarcal, puisqu'ils sont désormais perçus comme des hommes, mais on observe qu'ils vivent moins bien leur transition. Cela a l'air plus compliqué, d'un point de vue subjectif et émotionnel, de gagner des privilèges. C'est quelque chose qu'on observe aussi chez les transfuges de classe. Contre toute attente, les déclassés vivent mieux leur déclassement que les personnes en ascension, qui sont condamnées à vivre avec la culpabilité d'avoir quitté leur groupe d'origine et d'appartenir désormais au groupe des oppresseurs de ce groupe d’origine.

Vous parlez également beaucoup des personnes non-binaires dans votre livre. Pouvez-vous désormais dresser un profil sociologique des non-binaires ? 

Les personnes non-binaires appartiennent aux jeunes générations. Elles ne sont pas socialisées en matière de genre de la même manière que leurs parents et grands-parents. Elles sont beaucoup moins attachées au modèle homme/femme.

Ce sont également majoritairement des personnes assignées au sexe féminin à la naissance. D'une certaine manière, les personnes socialisées au féminin ont plus à gagner à questionner ce modèle patriarcal qui hiérarchise les hommes et les femmes. Chez les femmes trans, il n'y a aucun mal à s'identifier comme femme. En revanche, les hommes trans vivent un grand malaise lié à leur ascension sociale, ils ont beaucoup de mal à s'identifier aux autres hommes. Cela peut aussi amener à investir des identifications alternatives, comme le fait de se dire non-binaire, queer ou gender-fluid

Enfin, j'ai pu observer que les personnes qui se disent non-binaire sont souvent des personnes particulièrement instruites et diplômées. C'est parce qu'elles ont des conditions de vie qui leur permettent d'avoir ces discours-là. Parce qu'elles ont des enjeux professionnels et matériels qui prennent moins de place dans leur vie et parce qu'elles ont plus de ressources. D'autres ne se sentent peut-être pas particulièrement homme ou femme mais quand vous êtes dans une situation plus précaire et plus vulnérable socialement, vous ne pouvez pas forcément le dire aussi explicitement. C'est l'aboutissement de ce travail de montrer qu'on peut repenser le genre au-delà de ce modèle homme/femme, et les jeunes générations nous y invitent fortement.

Crédit photo : Jojo Whilden/NetflixStars (star Laverne Cox)