Sur les applis de rencontre comme dans la vie réelle, de plus en plus d'hétéros cherchent à connaître une expérience gay ou lesbienne. Contacté-es par TÊTU, des "testeur-es" et des "testé-es" décrivent un phénomène qui semble davantage tenir du questionnement identitaire et de la remise en question de l'hétéronormativité que d'une simple histoire de curiosité sexuelle. Témoignages.
"Je souhaite une première expérience en passif, je suis un peu timide, donc n'hésite pas à venir me parler ?", suggère Qtiin, homme de 27 ans, dans la description de son profil sur Génération Bi. "Faire des petites rencontres mimis et coquines, je suis pas ici pour me prendre la tête, je suis en couple. Envie de nouvelles expériences. Bisous bisous", annonce Delsex, femme de 45 ans.
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En faisant de la "rencontre coquine pour les hétéros bisexuels" son commerce, le site de drague regorge de ce que l'on pourrait appeler des "testeurs" et "testeuses", ces hétérosexuel-les qui n'ont jamais eu de rapport sexuel avec quelqu'un du même genre, mais dont la curiosité est suffisamment piquée pour avoir envie d'essayer. Alors ils et elle se tournent vers Grindr, Tinder ou des sites moins connus comme le chat Coco, et osent même de plus en plus s'aventurer dans les lieux de sociabilité de la vie réelle.
En 2010, Caroline [prénom modifié], une autrice de 50 ans, pouvait être considérée comme "testeuse". Prenant conscience d'une attirance croissante pour les femmes, elle s'inscrit sur un site de rencontre avec cette volonté d'"essayer". "Ça n'a pas été concluant, confie-t-elle dans un sourire. J'ai assez peu de problèmes à séduire les hommes, mais là, qu'est-ce que j'ai pu ramer !". Les mois passent, les "râteaux" s'enchaînent. Puis, sans s'y attendre, en 2012 elle entame une liaison de quelques mois avec une lesbienne âgée de 19 ans de moins qu'elle, appartenant à l'association féministe qu'elle fréquente. "À partir de ce moment, j'ai eu beaucoup plus de succès : je pense que je devais me sentir plus légitime", envisage-t-elle. Aujourd'hui, elle se définit "plutôt" comme bisexuelle.
Liberté vs. sentiment d'être utilisé-e
Si elle s'est posé la question de sa légitimité, c'est parce que Caroline sentait une certaine "susceptibilité" chez les femmes dont elle croisait le chemin sur les applis. "Elles m'ont dit plus d'une fois qu'elles n'avaient pas envie de sortir avec une hétéro, de peur d'être manipulées en quelque sorte", se souvient-elle.
"Elles ne cherchent que leur plaisir et n'en donnent pas"
Une méfiance ressentie par Sokoune, 29 ans. Sur Tinder, elle a l'habitude de croiser ces "testeuses". À tel point qu'elle se dit lassée, agacée, et qu'elle a précisé sur son profil qu'elle n'était pas intéressée à l'idée d'être "une expérience", "un instrument" au service d'une aventure sexuelle hors des sentiers battus. "Malgré ce filtre, il arrive que des filles hétéros qui veulent pimenter leur vie sexuelle matchent avec moi", déplore-t-elle, citant plusieurs rencontres et échanges en ce sens, où elle n'apprenait qu'après coup que son interlocutrice était en couple avec un homme.
Sokoune déplore une façon de "se servir", qui pour elle rend presque systématiquement éphémère les relations souhaitées par les "testeuses". "Si elles étaient honnêtes, il n'y aurait pas de souci, développe la jeune femme. Mais comme elles ne veulent qu'une aventure, elles ne cherchent que leur plaisir et n'en donnent pas, ni émotionnellement, ni sexuellement".
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Raphaël [prénom modifié], ingénieur de 23 ans, a lui-même été le "test" de six hommes. "Ça ne me pose aucun problème, assure-t-il. En revanche, bien que 'se faire un hétéro' soit un fantasme, c'est toujours moins sympa sur le plan physique car ils sont moins à l'aise et ne se laissent pas totalement aller." Ainsi, quand on lui demande s'il a la sensation de s'être partiellement oublié pour satisfaire la curiosité de ces conquêtes hétéros, il acquiesce.
Gare à la biphobie/panphobie
En toile de fond, il est reproché par beaucoup de nos témoins aux "testeurs-ses" de tout vouloir : le beurre, l'argent du beurre et… le cul du crémier, ou de la crémière. "En recherchant une expérience légère, iels ont tendance à ne voir que la liberté, alors qu'être queer est aussi synonyme de violences", souligne Cha Prieur, psychopraticien et chercheur indépendant en géographie, spécialisé sur le rapport entre espaces et sexualités dissidentes. Cependant, il alerte sur le risque de céder à la biphobie ou à la panphobie, parfois intenses dans les milieux gay et lesbien. "En raison de déceptions amoureuses, certain-e-s jugent que les bisexuel-le-s ou les pansexuel-le-s ne sont pas fiables, regrette-t-il. Il faut vraiment éviter de tomber dans la généralisation".
"Il suffit d'être clair dès le départ, pour que tout le monde soit d'accord sur le contrat de base"
Alors, comment "tester" sans heurter la sensibilité des personnes en face ? "Pour moi, avoir uniquement envie d'une aventure sexuelle n'est pas insultant tant que l'on se fait du bien mutuellement, que l'on est honnête, et que la relation est respectueuse et égalitaire. Il suffit d'être clair dès le départ, pour que tout le monde soit d'accord sur le contrat de base", préconise Caroline.
Communiquer, poser les bases et accepter la réaction de l'autre : un processus par lequel est passé Sokoune. "Je me suis longtemps considérée comme bi, tout en étant en relation hétérosexuelle", raconte-t-elle. Devant une attirance devenue indéniable pour les femmes, elle rompt avec son copain à l'âge de 22 ans et fait son coming out. "Moi aussi j'ai dû expérimenter, donc je comprends, explique-t-elle. Même si moi, je le faisais car je me cherchais."
Une rencontre avec l'autre… et soi
Finalement, cette quête de soi ne serait-elle pas le cas de chaque "testeur-se" ? "Ne serait-ce que cocher les catégories hommes et femmes sur une application de rencontre peut être le début d'une démarche de questionnement, d'une quête d'où l'on se trouve", estime Cha Prieur, en évoquant nombre de ses patient-es qui s'interrogent sur leur rapport à leur genre ou à leur sexualité. Par exemple, Enzo [prénom modifié] s'est longtemps considéré comme "testeur". "La découverte de la sexualité s'est faite avec mon meilleur ami, se remémore le militaire de 32 ans. On avait 16 ans, on était hétéros, puceaux et curieux. C'est parti d'un délire entre potes, pour tester. On a commencé par la masturbation, puis, progressivement, on est allé jusqu'à l'acte".
"J'ai essayé de découvrir, mais je me mettais énormément de freins"
Devenu routinier, le "test" a duré deux ans avant que les deux adolescents décident d'y mettre un terme, de peur de "dévier". En cause : des stéréotypes de genre et d'orientation prégnants au sein de leurs familles respectives, très religieuses, musulmane chez Enzo et catholique chez son ami. "Il s'est mis en couple avec une fille et on n'en a jamais reparlé, reprend le trentenaire. De mon côté, j'ai arrêté quelques années, mais ça me trottait dans un coin de la tête". Un jour, il s'inscrit sur le chat Coco, assez connu comme Génération Bi, des garçons "curieux". Lui qui "s'assume" désormais depuis quatre ans se décrit alors comme bi "complètement refoulé" : "Je craignais vraiment le regard des autres : je ne pouvais pas m'épanouir, me lâcher. J'ai essayé de découvrir, mais je me mettais énormément de freins".
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Au départ, Enzo initie de "simples discussions" avec d'autres hommes, pour voir si un feeling s'instaure… Avant, finalement, d'"enchaîner" les rencontres. "Puis je me suis dit que ce que je faisais était mal, et j'ai arrêté net, les hommes comme les femmes, pendant deux ans. Je voulais me retrouver", poursuit-il. S'il ne compte plus le nombre de rencontres qu'il a faites via ce qu'il appelle la "révolution Grindr", au début des années 2010, il n'a été en couple qu'avec des femmes, toujours soumis à cette crainte du jugement. Cela ne fait que quatre ans qu'il considère être sorti du rôle de "testeur", quand il a commencé à reconnaître sa bisexualité au sein de son cercle amical.
L'hétéronormativité en question
"En arrêtant de me mentir à parler de 'découverte', je suis devenu bi++… En réalité, on pourrait dire gay car je ne vois plus de filles", confie aujourd'hui le garçon. Il décrit une évolution radicale dans ses rencontres : si elles n'étaient vouées qu'à l'éphémère et au sexe avant son coming out, elles tournent désormais davantage autour du partage. "Même si ce n'est pas non plus de la relation de couple, on boit des apéros, on regarde des films, on dort et on petit-déjeune ensemble… C'est passé d'un acte court à l'envie de passer un bon moment à deux", explique le trentenaire. Son témoignage illustre le fait que se considérer comme "testeur" est également une manière de garder un pied dans l'hétérosexualité, le temps éventuellement de se sentir à l'aise dans sa bisexualité, pansexualité ou homosexualité.
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"Plus qu'une orientation sexuelle, l'hétérosexualité est un véritable système politique et social", assure Cha Prieur. Caroline acquiesce, elle qui vit avec un homme tout en gardant des histoires "de cul" avec des femmes. "En termes de désir, les corps autant féminins que masculins m'attirent, mais j'ai l'impression d'être suffisamment bien conditionnée par la société pour tomber plus facilement amoureuse d'un homme, estime-t-elle. Je le ressens, il n'y a aucune raison intime : c'est juste plus facile idéologiquement". En somme, il s'agirait de ne pas vouloir faire de coming out afin de ne pas être confronté-e à tous les changements que cela implique, ni aux violences qui peuvent en découler.
"Je vois aussi beaucoup de personnes qui ont envie d'essayer d'avoir un rapport homosexuel mais qui n'osent pas et se censurent, reprend Cha Prieur. C'est dommage, je pense que c'est important de s'autoriser à le faire." Malgré le nombre – peut-être plus important qu'il n'y paraît – de ces "testeurs-ses" qui… ne "testent" pas, le psychopraticien remarque une envie de plus en plus présente de déconstruire les normes, tant au niveau de la sexualité que des rapports amoureux. "Le système de l'hétérosexualité est attaqué à plusieurs endroits, constate le chercheur. J'ai l'impression que ça percole déjà beaucoup dans les milieux culturels et artistiques parisiens, donc pourquoi cela ne viendrait-il pas dans le reste de la société, petit à petit ?"
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