Abo

amourRomantiques et indépendants, ils disent "oui" au célibat

Par Gratien Antonin le 25/05/2021
célibat

Le couple devient le modèle dominant de la vie affective homo. Mais certains irréductibles résistent encore et toujours à l’idée d’une vie à deux, par rejet de l’hétéronormativité ou par amour de leur indépendance. Eh oui, on peut vivre le célibat sans le subir !

“Il y a une fausse évidence attachée au couple, pose tout de suite Thierry. Comme si chacun devait y trouver la recette du bien-être. Ça n’a pas fonctionné me concernant, et je m’en porte comme un charme.” Du haut de ses 59 ans, ce professionnel du tourisme ne coulera pas ses vieux jours en compagnie d’une âme sœur. En sa vaste maison normande, il vit seul. Et compte bien le rester.

La littérature, le cinéma et la publicité continuent d’ériger en principe qu’être heureux ne se conjugue qu’à deux, et l’injonction sociale à se mettre en couple devient de plus en plus pressante pour les personnes homosexuelles, notamment depuis 2013 et le vote du mariage pour tous. Dans une société où trouver sa moitié prend des allures de passage obligé, les célibataires comblés tels que Thierry font figure de résistants, d’irréductibles solitaires.

Sans amertume ni regret, cet homme aux avis tranchés se dit fier d’avoir scellé ses adieux avec le couple, non sans reconnaître qu’un long cheminement a été nécessaire avant de s’y résoudre. Car, au sortir de l’adolescence, notre interlocuteur aspire alors à une idylle, “un peu comme tout le monde”. Plus par mimétisme vis-à-vis de son entourage que par désir personnel, Thierry s’engage dans une première relation amoureuse, à 23 ans. Sans se douter que cette expérience lui coupera toute envie d’un quotidien partagé. D’abord hebdomadaires, les visites de son compagnon, au fil des semaines, deviennent plus fréquentes.

Ce qui s’annonçait comme un rêve vire alors au cauchemar : “Ça devenait systématique, il dormait à la maison chaque soir, mangeait avec ma famille… Je me sentais de plus en plus mal à l’aise.” Oppressé, Thierry a le sentiment de subir une invasion. Jusqu’au déclic : “Un après-midi, il a répondu au téléphone à ma place. C’était la goutte d’eau.” À cet instant, il saisit que partager son quotidien tient pour lui de l’invivable, et rompt.

LIRE AUSSI >> Bilan à l’heure de la réouverture : en amitié aussi, le Covid a laissé des traces…

Le besoin d’indépendance est important chez ceux qui embrassent le célibat. “Mon travail m’offrait tant de satisfactions que j’étais comblé, explique ainsi Richard, un réalisateur de 66 ans. Un partenaire n’avait rien à m’apporter sur le long terme, et beaucoup à me faire perdre.”

De son côté, Alexis, 25 ans, a compris tôt qu’il vivrait seul : “On me répète souvent qu’élire le célibat est une fantaisie de jeunesse, et que ça me passera. Mais ma décision n’est pas un caprice post-adolescent. Le couple n’a simplement jamais été une priorité à mes yeux, encore moins un objectif de vie. Je ne fantasme pas les deux paires de chaussons à la maison et je me concentre sur ce qui fait mon bonheur personnel : les amis et la carrière.”

Romantisme fugace

Pour sauvegarder la pureté de leurs sentiments, d’autres refusent l‘idée du couple traditionnel. C’est l’histoire de Jérôme. Romantique invétéré, ce journaliste de 35 ans a vécu plusieurs liaisons avant de réaliser qu’il ne voulait plus entendre parler d’une existence commune. “J’ai toujours considéré l’amour comme quelque chose de sacré”, confie le Parisien, un brin rêveur.

Mais cet idéalisme assumé s’accommode mal avec les contrariétés de tous les jours. “Les mois défilant, l’éclat de la vie partagée se ternit pour ne plus laisser place qu’aux soucis d’intendance”, explique-t-il. Qui fera les courses ce week-end, pourquoi l’autre a mal rangé le café… “La seule issue possible d’une vie commune, c’est l’ennui ankylosant ou la débauche débridée, assure-t-il. Pour donner une nouvelle dimension à la liaison, on fait des plans à trois, des partouzes, parfois du chemsex. On s’éloigne de l’autre, alors qu’on souhaitait nouer une nouvelle complicité. Finalement, vous avez le choix entre regarder Le Gendarme de Saint-Tropez sur le canapé ou vous lancer dans des orgies effrénées. En tous les cas, il y a quelque chose de laid qui ruine la majesté du sentiment amoureux.”

LIRE AUSSI >> Entre doute intime et revendication queer, le « questioning » rebat les cases LGBT

Désormais persuadé que le cumul des tracas “massacre la passion”, Jérôme ferme la porte au couple pour mieux laisser une fenêtre ouverte aux rencontres éphémères, qui permettent de vivre la flamme sans risquer de la voir dépérir.

Thierry a suivi, un temps, la même piste. Passé ce qu’il décrit comme son “amour de jeunesse”, il va alors de conquête en conquête. Ses liaisons durent de trois à six mois, pas plus, et il met un point d’honneur à ne jamais, ô grand jamais, faire logement commun. “Il s’agissait plus de papillonnage que de relations stables”, souligne-t-il. Le quinqua­génaire garde d’ailleurs un souvenir doux-amer de son dernier flirt, en 2016 : “C’était un garçon charmant, mais, assez vite, j’ai cherché à m’en débarrasser.”

Et pour cause : Thierry comprend, à ses côtés, que ce n’est plus simplement la vie commune qui lui pose problème, mais le principe même de l’engagement. Chaque rendez-vous est vécu comme un devoir. Lentement mais sûrement, il étouffe, sans toutefois oser quitter son partenaire “par peur de blesser”. Alors que le béguin s’étiole, une banale querelle provoque le séisme tant attendu. “Je ne l’ai pas rappelé, lui non plus, détaille-t-il. C’est l’une des meilleures choses qui me soit arrivée.” Depuis, Thierry, qui n’a jamais cherché de nouveau compagnon, se satisfait parfaitement de son célibat. Tant sur le plan affectif que sexuel.

Sans engagement

“Question tendresse, j’ai ma portée de chats”, affirme-t-il très sérieusement. Et, concernant la chambre à coucher, le Normand s’active. Un temps grand habitué de l’application Grindr, il jongle désormais entre plusieurs sites de rencontres pour trouver ses partenaires d’un soir. “Faire une croix sur les fièvres galantes n’implique pas de faire passer le sexe à la trappe”, souligne-t-il. Bien au contraire, le célibat ouvre, selon lui, des horizons sensuels insoupçonnés. Dans ce champ des possibles, Thierry se délecte, au gré des rencontres, de plaisirs insoupçonnés qu’un unique compagnon “n’aurait jamais pu lui prodiguer”.

Animaux de compagnie d’une part, ébats journaliers de l’autre. Notre épicurien assure avoir trouvé son “équilibre”, tout en reconnaissant que la crise du Covid-19 le frappe dure­ment : “Exerçant dans le tourisme, je suis au chômage depuis mars 2020, ce qui m’a privé d’un important cercle de sociabilité. Et côté sexe, plusieurs plans quittent le navire par peur de la contamination… Il y a quelque chose de sinistré concernant les interactions.”

La pandémie offre à certains un argument supplémentaire en faveur du célibat : “Je fais partie d’une génération confrontée à des lendemains alarmants du point de vue écologique, politique et sanitaire. Cet horizon ne laisse aucune place à l’idylle. Trop d’incertitudes, trop d’aléas, explique Alexis. Nous grandissons avec une épée de Damoclès au-­dessus de la tête, et ce n’est pas près de s’arrêter. Dans ce climat de fin du monde, prendre correctement soin de soi relève déjà du challenge. Pourquoi accentuer le défi en ajoutant à l’équation un amant dont se préoccuper ?”

LIRE AUSSI >> LGBT, gay, homo, pédé, queer… Ce que le lexique dit de nous

Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, Thierry mesure toutefois sa chance en cette période de délitement du lien social. “Certains souffrent bien plus que moi. J’ai toujours chéri la solitude, car elle est synonyme d’indépendance. J’aime m’endormir seul, me balader seul, regarder la télé seul”, détaille­-t-il. Et n’allez surtout pas lui proposer de réveillonner à votre table. Noël, c’est en tête-à-tête avec son homard qu’il préfère le passer.

Si ce “loup solitaire”, comme il se décrit, a trouvé dans cette retraite affective la formule du bonheur, elle paraît néanmoins bien incongrue aux autres, et davantage aux hétéros qu’aux homos. Ce qui se comprend aisément, affirme Jérôme Courduriès, anthropologue et auteur d’Être en couple (gay). “En Occident, le mode de vie conjugale, modèle plusieurs fois millénaire, est basé sur le principe que deux individus de sexe opposé doivent vivre sous le même toit en cultivant une relation exclusive et pérenne, explique le chercheur. Même si cette conception a pris du plomb dans l’aile, l’idée selon laquelle l’aboutissement de soi passe par la mise en ménage reste bien ancrée.” Surtout dans l’imaginaire des hétéros, puisque le seul modèle historique du couple a longtemps été le leur.

Hétéronormativité

Mais, depuis quelques années, les lignes ont bougé. Peut-être à la suite de l’autorisation du mariage pour tous ? “Les gays n’ont pas attendu 2013 pour s’approprier le couple et le réinterpréter en prenant notamment leur autonomie vis-à-vis de l’exigence d’exclusivité”, pointe l’anthropologue tout en remarquant que le débat public entourant le vote du mariage pour tous a peut-être donné une vision faussée du rapport qu’entretient la communauté LGBT+ avec la conjugalité.

“Il y a eu une invisibilisation de la parole des homos qui s’opposaient au projet. Cette mise en sourdine a pu laisser penser que l’ensemble des gays et des lesbiennes érigeaient le couple traditionnel en parangon, ce qui est faux, note Jérôme Courduriès. On ne peut pas exclure que cette réforme ait été interprétée comme une exigence de normalisation, au sens où elle permet à des marginalisés d’intégrer un mode conjugal institué : le mariage.”

LIRE AUSSI >> Trop commerciale ou indispensable, faut-il fêter la Saint-Valentin ?

Loin de Thierry le désir d’intégrer quoi que ce soit. Il se “fiche pas mal” du qu’en-dira-t-on et ne ressent guère de pression sociale. Pour l’instant, en tout cas. Car le couple est en passe de devenir le modèle hégémonique de la vie sentimentale homosexuelle. En 2019, une étude des parcours individuels et conjugaux (Épic) publiée par l’Institut national d’études démographiques (Ined) observait un bond du nombre de couples de même sexe entre 2006 et 2014 . Un tiers en plus pour les hommes, + 50% pour les femmes. Sans que l’on détecte d’impact significatif lié au vote du mariage pour tous.

À partir de l’enquête, Maks Banens, sociologue et démographe, émet l’hypothèse qu’environ “un gay sur deux entre 25 et 65 ans serait en couple. Les études sur la conjugalité entre personnes de même sexe attestent d’une forte croissance du nombre de couples depuis les années 1980.” Et la tendance n’est pas près de s’arrêter.

“La part des gays et des lesbiennes en couple a déjà probablement dépassé 50 %, estime-t-il. Si la croissance de la mise en couple continue à son rythme actuel, elle atteindra bientôt le pourcentage des couples hétéros, qui est de 80 %. Et cela dans cinq, dix, peut-être quinze ans. Personne ne peut le prédire avec exactitude, mais cela semble imminent.” Afin d’expliquer ce glissement, Maks Banens évoque une “aspiration à la vie de couple”, devenue de plus en plus socialement acceptable.

LIRE AUSSI >> Faut-il avoir peur du couple libre ?

Richard perçoit dans ce phénomène une “hétérosexualisation” des modes de vie gays. “De mon point de vue, de plus en plus d’homosexuels troquent une configuration affective alternative pour le modèle hétéro mainstream. D’abord par le couple, puis par l’emménagement en commun et enfin par le mariage, voire l’adoption. Il ne faudrait pas que cette dynamique conduise à une uniformisation de toutes les formes de vie affective, s’inquiète-t-il. Personnellement, l’idéal du couple hétéro n’a jamais été ma tasse de thé. Et je ne suis pas près de changer d’avis !”

Une résolution vivement partagée par Thierry, qui perçoit davantage ces changements de comportement comme une “mode” plutôt que comme un bouleversement sociétal. “Les mêmes qui critiquaient autrefois le style de vie hétéro se pressent maintenant d’y adhérer. Ça s’essoufflera probablement, espère-t-il. Mais que tous les copains se passent bientôt la bague au doigt ou non, je resterai célibataire et heureux. Point.”

Un vrai coeur d'artichaut

À l’écouter, on ne soupçonne pas Thierry fleur bleue, et pourtant : “Mon célibat n’exclut aucun zeste de romantisme, assure-t-il. Le dîner aux chandelles, la balade au clair de lune, le coucher de soleil avec un bonhomme dans les bras… Tout ça, je prends ! Mais d’une semaine à l’autre, il faut que ce soit auprès de types différents.”

Ce spécialiste des formules à l’emporte-pièce cultive l’art de savourer les instants sans se lier à la personne, au point de fuir l’amour lorsqu’il toque à la porte. “Il s’agit de garder la tête froide, pose Thierry, soudain grave. On n’est jamais à l’abri d’un béguin… Quand ça arrive, il ne reste qu’à prendre la poudre d’escampette. La moindre lueur sentimentale me fait l’effet d’une sonnette d’alarme.”

“Moi, je suis un vrai cœur d’artichaut ! ajoute Richard. Simplement mes sentiments ont toujours été d’un naturel fugace. Ils se nourrissent de découvertes, de périples, de frissons, et supportent mal la routine qu’implique toute vie partagée.” “Les solitaires aussi ont droit à l’osmose spirituelle. Laquelle se révèle souvent d’autant plus intense qu’on la sait transitoire”, précise Jérôme.

LIRE AUSSI >> « Maintenant, je peux vivre pour moi » : ils ont fait leur coming out après 40 ans

Aux yeux de Thierry, l’attachement ne représente désormais “plus aucun intérêt” : “Je n’ai pas besoin du regard attendri d’un amouraché pour me sentir bien dans ma peau. Mon célibat n’est pas un aveu d’échec, mais une autosuffisance réussie. Et puis se mettre en couple, c’est prendre une responsabilité vis-à-vis d’autrui, faire des concessions… Je n’ai plus l’âge pour ça.”

D’un autre point de vue, la soixantaine pourrait précisément être le moment ou jamais de se caser. Dans la perspective, peut-être, d’avoir une épaule sur laquelle s’appuyer en cas de coup dur. Car s’il est une phrase qui revient lorsque l’entourage de Thierry commente son célibat, c’est celle-ci : “Il te faudra bien quelqu’un pour s’occuper de toi un jour.” “Comme si l’on me conseillait d’embaucher une infirmière”, s’agace-t-il, sourcils froncés.

“Des amis m’avertissent que le célibat est plus facile à tenir à 20 ans qu’à 40. C’est un fait, pointe Alexis. Avec les années, mes amis se marieront et auront des enfants, par exemple. La rupture entre mon train de vie et le leur est inévitable. Je serai obligé de m’adapter – moins de sorties avinées, plus de boulot ? Possible. Une chose est sûre, je ne craquerai pas.”

Peu enclin à la demi-mesure, Thierry assumera son choix de vie jusqu’au bout. Et à n’importe quel prix. “La tendresse, je l’ai. La sexualité fleurie, je l’ai aussi. Tout ça pour de nombreuses années encore. Le seul souci en vieillissant sans partenaire, ce sont les pépins de santé. Personne ne sera là pour me secourir si je fais un arrêt cardiaque à domicile. Terminus. J’en ai conscience, j’y suis préparé, confie-t-il. On ne peut pas marteler qu’on est mieux seul qu’accompagné puis, les périls de l’âge pointant le bout de leur nez, changer de fusil d’épaule en se dégotant un mec pour appeler le 15 au besoin.” Cohérent dans ses extrêmes, Thierry entend pousser son dernier soupir comme il aura vécu : sans dépendre de quiconque. Et au diable ceux qui ne le comprendront pas.

Crédit photo : Shutterstock