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queerEntre doute intime et revendication queer, le "questioning" rebat les cases LGBT

Par Tom Umbdenstock le 05/05/2021
questioning

Qui suis-je ? Vieille comme la philo, la question peut s'avérer plus ardue encore au moment de poser un mot sur son identité ou orientation sexuelle. Nombreux sont celles et ceux qui se questionnent, doutent, se laissent le temps. Certains les appellent les "questioning". Rencontres.

Faut-il les nommer "questioning" et risquer ainsi de les glisser à nouveau dans une case alors que, justement, ils n’y tiennent pas ? Entre Lesbienne, Gay, Bisexuel, Trans, Queer, Intersexe, Asexuel, Pansexuel, le spectre des nuances de l'identité sexuelle rend parfois difficile à certain.e.s de trouver un mot pour se définir. Sans compter que l’incidence des réponses n’a pas la même implication pour chacun ou chacune.

David Friboulet, sexologue et psychothérapeute qui accompagne des personnes LGBTQI+, rappelle pour commencer comment distinguer les questions sur l’orientation sexuelle de celles sur l’identité de genre. Le premier cas répond à "quel est l’objet de mon désir, vers le même sexe, un sexe différent ou les deux ? De manière fluide ou chronologique ?". Dans le second cas, "l’identité de genre répond à : est-ce que je me vis homme ou femme, ou aucun des deux, ou au milieu ? Et dans ce genre de ressenti, quel est mon objet d’attirance ?

Binarité et fluidité sexuelle

"Parfois ce questionnement est perturbé et pollué par des questionnements sociétaux de normes, d'homophobie intériorisée, de peur du rejet et de l’image qu’on va renvoyer", rappelle encore David Friboulet. Il faut donc toujours tenir compte, dans ces hésitations, qu’on vit dans une "société hétéronormée ou tout est organisé de manière juridique, sociale et sanitaire autour de la binarité."

Le thérapeute constate malgré tout que parmi les personnes rencontrées dans son accompagnement, "il y a des gens qui ne veulent pas se définir selon l’orientation sexuelle. Il y en a qui préfèrent ne pas se rattacher à la sexualité pour avoir le choix d’une souplesse, d’une fluidité. De plus en plus de jeunes souhaitent essayer d’explorer cette fluidité sexuelle selon les désirs du moment, les coups de cœur".

"Mettre des mots normatifs serait une façon de me freiner"

Parmi les causes de ces doutes, on trouve la crainte de se fermer des portes en s’abritant derrière un mot unique et définitif. Avec le sentiment superstitieux d’hypothéquer l’avenir, de s'interdire la surprise. A 28 ans, Basile a eu récemment quelques premières expériences sensuelles et sexuelles avec des hommes. Plus chastement en soirée, plus intimement dans une rencontre avec un couple. De là, a vite procédé la question : doit-il déjà se coller le terme impropre d’hétéroflexible ? "Je n'ai sincèrement aucune idée de ce que ça veut dire pour plus tard. Mettre des mots normatifs serait une façon de me freiner", juge-t-il. Pour l’instant, "c’est le tout début, je veux pouvoir rencontrer n’importe qui demain et ne pas avoir d’interdit dans mon esprit parce que c'est un homme, un couple. C’est une forme d’ouverture qui correspond à mes valeurs presque plus qu’à mon appétit sexuel."

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Hétéro ou pas, exister au-delà des mots

"C’est une question de moments. Il y en a où je me sens très hétéro, d’autres beaucoup plus pansexuel, d’autres où j’ai zéro envie", décrit Ferdinand. "Mon attirance profonde et première va vers des femmes cis, mon spectre au quotidien va être orienté plutôt meufs. Pourtant, je me suis trouvé dans d’autres situations, la vie et les événements amènent d'autres choses… Est-ce ça en fait une orientation sexuelle ?, s'interroge le trentenaire. La majorité de ma vie est orientée vers quelque chose d’hétéro, même si en fond je vis des histoires avec des garçons et des personnes trans. Je suis toujours dans ce paradoxe où je n’ai pas envie de mettre des mots sur les choses et en même temps, ne pas mettre des mots, ça ne leur permet pas d’exister.”.

Après combien de rapports et d’expériences, selon quelle intensité relationnelle avec le même sexe, n’est-on plus hétéro ? Ferdinand a une relation très proche avec un ami qui habite en Angleterre et qu’il voit trois à quatre fois par an en temps normal. "Avec mon meilleur pote, on se voit, on baise ensemble. C’est proche du sentiment amoureux, c’est la personne à qui je tiens le plus. On ne se présente pas en tant que couple, mais les gens peuvent penser qu’on en est un."

Légitimité de l'étiquette

On trouve chez le garçon une réticence à "[s]'approprier des choses par rapport aux autres. Une peur de l’hétéro-passing." Il décrit en effet une "grande peur d’occuper un espace qui n’est pas censé être le [s]ien." C'est-à-dire s’approprier les luttes LGBTQI+ en s’hébergeant sous l’une de ces lettres. Emmanuel Beaubatie, sociologue spécialisé sur les questions de genre, observe : "Ce discours-là, je l’ai souvent entendu, celui de la légitimité. C’est quelque chose qui est valable très souvent en matière de sexualité, et parfois de genre. Je vois là-dedans une forme de réflexivité. La personne, quand elle dit ça, elle se dit 'je ne vais pas dire que j’appartiens à une minorité opprimée car je bénéficie des privilèges de l’homme hétéro. Je n’ose pas prendre cette étiquette car ça laisserait à penser que je suis opprimé de la même manière, alors que je ne le suis pas'." 

"Je vais dire bi pour faire plaisir à l’autre, ça rentre dans une case mentale plus facilement"

Les applications de rencontre et leurs niches infinies sont une autre occasion de forcer un positionnement. Marie-Alix, 28 ans, raconte : "Sur OkCupid, je ne savais pas trop quoi cocher. Pendant longtemps je mettais 'queer', qui à la base veut dire différente ou bizarre. Je ne me sens pas juste hétéro et dans les faits, je suis en relation amoureuse avec une femme." Polyamoureuse, elle fréquente en parallèle essentiellement des hommes. En attendant, "je vais dire bi pour faire plaisir à l’autre, dans le sens où il y a une meilleure compréhension, où ça rentre dans une case mentale plus facilement". Pas question pour elle de s’opposer à ceux qui opteraient pour le terme de pansexuel. Pour autant, ajoute-t-elle, "dans mon ressenti, je n'ai pas besoin de nom pour être à l’aise avec ce que je suis." 

Une réserve qui s’explique par son parcours amoureux, où l’inattendu a modifié ses rapports au fil du temps. "Ado, je ne me posais pas de question parce que j’étais plus hétérosexuelle." C’est seulement à l'âge de 20 ans qu’elle se sent pour la première fois attirée par une femme : "A Avignon dans un bar avec mon frère, une femme qui me fait de l’oeil. Elle est venue me voir pour me dire que c’était l’anniversaire de son mec et qu’ils m’avaient choisie." Puis plus tard, "j’étais allée voir un show de drag queens. Quand l’une d’entre elles est rentrée sur scène, j’avais la libido en feu. Elle avait quelque chose de très codé masculin et féminin à la fois. Je la trouvais tellement belle sur scène."

L'entourage pèse

Marie-Alix estime que cette liberté de laisser venir les choses, et de maintenir ces questions en suspens, "c'est un peu une attitude de privilégiée, aussi. J’ai grandi dans une famille où tout était accepté, j’ai un entourage amical assez exceptionnel. Je ne vis pas d'oppression directement liée à ça, même au travail." Et d'analyser : "Plus tu es oppressé, plus tu as un besoin de reconnaissance. J’ai le luxe d’être dans un cadre de vie hyper friendly." Basile insiste également sur son contexte "privilégié", dans une vie où l’ouverture de ses proches et de son entourage lui permettent de parler sereinement de ces questions. 

“Ces catégories ne posent pas que la question de l’identité, elles posent aussi des questions concrètes, matérielles, pratiques, qui sont liées à l'oppression”

Emmanuel Beaubatie ajoute que ce type de questionnement, “d’une certaine manière, est un luxe mais ça ne devrait pas l’être. Le problème, c’est qu’il y a d’autres personnes qui n’ont pas les ressources matérielles pour se permettre de l’avoir. Par exemple, quand elles ont un patron ou une famille pas forcément ouverts." De ce point de vue, savoir ou pouvoir s’identifier comme LGBT+ permet à ceux qui en ont besoin de reconnaître des personnes et des lieux propices à se reconnaître comme minorité. Le sociologue précise en effet que “ces catégories ne posent pas que la question de l’identité, elles posent aussi des questions concrètes, matérielles, pratiques, qui sont liées à l'oppression.

Le genre reste structurant

Les questionnements sur le genre sont justement porteurs de difficultés supplémentaires, dans l’injonction à se prononcer et, face à la transphobie, le doute est plus inconfortable. Le chercheur explique que “concernant la sexualité, on n’est pas obligé de la décliner quotidiennement. Alors que le genre est plus structurant au quotidien : avec son entourage, dans l'administration, au travail, on est obligés de se positionner”.

Le genre mène à une réflexion sur son prénom, son pronom, difficile à résoudre quand on se cherche encore. “Cette question du genre féminin/masculin est assez obscure pour moi en ce moment, explique Laurianne, 28 ans. Le terme de lesbienne me convient. Par contre tout à l’heure, j’étais au supermarché où une dame m’a appelée monsieur, avec mon masque et mon bonnet, et j’ai aimé. Ce n'est pas la première fois que quelqu’un me désigne au masculin et ça me plaît. Au contraire, quand on m’appelle madame, ça ne me correspond pas.” Suivent très vite les interrogations sur son corps, où les doutes se maintiennent. Elle avait un temps envisagé une transition, avant de mettre l’idée de côté.

"Si je pouvais changer de corps tous les jours…"

Elle raconte toutefois : “Il m’arrive de m’imaginer avec une barbe, des poils sur le torse, des épaules plus carrées. Mais j’aime bien aussi ce physique dit féminin.  changer de corps le matin, me demander si je mets une barbe aujourd’hui ou non…” Un entre-deux qui rend encore difficile un choix définitif. La jeune femme explique que “c’est amené à bouger, à évoluer, à grandir, à changer. Ce n’était pas le cas il y a une dizaine d’années, où j’aurais dit que je suis une femme. Aujourd’hui, c’est plus compliqué que ça."

Choisir ou ne pas choisir, il faut choisir (ou pas)

Ces questions se présentent souvent plus intensément à l’adolescence. “C’est aussi une question d’âge, confirme Emmanuel Beaubatie. Quand on est jeune, on n’est pas encore tout à fait entré dans les contraintes de la vie adulte, qui ne nous donnent plus forcément le choix.” A 18 ans, Ellyott se sent pour l’instant bien obligé de choisir, puisque ses interactions au quotidien le ramènent à son indécision. “On m’a assigné fille à la naissance. Je sais que ça ne me convient pas mais que les gens me voient comme un homme ne me va pas non plus, raconte l’étudiant. Je n’arrive pas à trouver un mot qui définit mon genre et du coup, je n’arrive pas à déterminer ma sexualité non plus. Est-ce que je suis binaire ou transgenre ? Je ne sais pas.

“On n'aurait pas besoin de me genrer, je n’y aurais pas réfléchi

Ellyott veut démarrer une transition, sans savoir encore précisément jusqu’où. En attendant, sa vie est faite de “beaucoup de recherches, beaucoup de questions sur moi-même. Le soir, je cherche sur des blogs où il y a énormément de définitions ; je réfléchis une ou deux semaines, puis je retourne sur le blog.” Précisant ne pas parvenir à se genrer au neutre, Ellyott se demande : “Comment l’expliquer aux gens quand, toi-même, tu ne sais pas te l'expliquer ?” Finalement, c’est bien parce qu’on lui demande qu’Ellyott s’interroge : “On n'aurait pas besoin de me genrer, je n’y aurais pas réfléchi.” A ceux qui lui posent la question, “il faudrait leur dire qu’il faut arrêter de se focaliser là- dessus. Juste, laisse-moi vivre.

A 16 ans, Coraline explique avoir “été assignée fille à la naissance”. Une foultitude de considérations traversent ses doutes sur son genre, qui mettent en avant les rapports de domination qui le sous-tendent :

Quand j'étais petit.e, on me faisait toujours des remarques parce que j'étais une ‘fille masculine’ et que ça ne plairait jamais aux garçons. Par exemple dans la cour de récré en maternelle, on jouait souvent à la famille et je voulais toujours être le père. Maintenant, je le conscientise comme si je voulais non pas être homme, mais plutôt avoir la place sociale de l'homme. En même temps, j'adore quand on se 'trompe' et qu'on me genre au masculin, j'ai l'impression que ça me rassure. Aussi quand j'étais petit.e, je me disais que de toute façon quand je serais grand.e, je ferais une transition médicale pour avoir un corps masculin. Actuellement, je suis en plein questionnement sur moi-même et je me demande si je voulais un corps masculin parce que je suis un homme, ou bien si c'est parce que j'ai associé le corps masculin à un genre qui, dans notre société, est dominant et que je ne voulais pas ‘ressembler à la faiblesse’”.

Est-ce que j’aime aussi les hommes ou est-ce que j’aimerais ressembler à un homme ?

A chacun.e d’explorer les mille facettes qui guident ses propres questions sur le genre. Lorette, 16 ans, “[se] questionne sur les deux : sexualité et genre. Je suis une fille, pour l’instant je me considère comme telle. Ma question, c’est : est-ce que je suis lesbienne, bisexuelle, pansexuelle ? Sur la question du genre, je pense me sentir femme mais j’aimerais aussi être un homme.” Une interrogation en amène une autre : “Est-ce que j’aime aussi les hommes ou est-ce que j’aimerais ressembler à un homme ?” Pas d’urgence pour elle : “J’ai envie de trouver une case et en même temps, je me dis que c’est pas pressé.

La non-binarité a le vent en poupe

C’est d’ailleurs la jeune génération qui porte le plus souvent cette remise en cause des cases. Emmanuel Beaubatie observe à ce titre que “les choses évoluent vite du point de vue du genre et de la sexualité. On a des revendications qui n’étaient pas vraiment visibles il y a dix ans. Le discours non-binaire, par exemple, est apparu et il est revendiqué principalement par les jeunes. La nouvelle génération nous dit : les catégories établies ne suffisent pas, ou en tout cas ne suffisent plus. C’est quelque chose qu’on retrouve souvent dans les parcours de transition de genre : certaines personnes s’établissent durablement dans la non-binarité et d’autres le voient comme un bon compromis en attendant de savoir où elles ont envie de s’établir, ou pas.

Après l’adolescence, les choses peuvent bien sûr évoluer encore, comme le décrit le sociologue : “La sexualité peut changer à n’importe quel âge de la vie. Personne n'est figé dans une sexualité, ni dans un genre.” Encore dans son jeune âge, D., 25 ans, explique être “né en tant qu’homme et vu dans la société comme tel, mais j’en suis pas un. Comme pronoms, j’utilise il et elle. Mais depuis quelque temps, “le 'elle' prend plus de place”. Cette hésitation n’entraîne pas de doute sur les éventuels changements qu’elle voudrait apporter à son corps : “Je me laisse aller au gré du vent sans me poser de questions afin d’évoluer dans ma féminité et ma masculinité ! La transition, c’est vraiment propre à chacun et je n’y pense pas encore”. Une situation qui rappelle que ce flottement n’est pas nécessairement douloureux. Un choix, au moins provisoire, de ne pas choisir. Sans rien revendiquer, simplement se laisser le temps. 

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Queer is the answer ?

Dans le cas où incertitudes et questionnements resteraient douloureux à porter, il existe de nombreuses associations prêtes à apporter de précieux conseils et accompagner les personnes en besoin de réponses. Comme par exemple l’association Contact. Antony Debard, porte-parole de son antenne francilienne, a l’impression que “à partir du moment où on se sent en questionnement, je dirais que dans la grande majorité des cas, c’est une transition pour petit à petit s’accepter.” Son association a pour objectif de favoriser le dialogue au sein de la famille, notamment lors du coming out qu’il soit homo, bi ou trans. Elle organise des groupes d’écoute et une ligne d’écoute (0805 69 64 64) pour faire part de ses doutes et hésitations.

Pour en savoir plus sur Internet, SOS Homophobie a créé le site C’est comme ça à destination des adolescents. “On leur donne des définitions, des images positives pour les aider à s’assumer. Des rôles de modèle. Avec des personnes LGBT connues, des romans, des films, toujours avec une fin positive”, détaille sa porte-parole Lucile Jomat. Pour David Friboulet, dans ce lot d’incertitudes, le terme de queer reste une réponse intéressante : “Le queer amène vers la revendication de la fluidité. Mon appréciation de ce terme est que c’est une revendication de continuer à se questionner.” Il retient dans tous les cas qu’il n’y a “jamais d’injonction à choisir. Les injonctions à choisir sont aussi fortement liées par la société, et les sociétés évoluent.

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